CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment la “parentalité”, terme qui a le vent en poupe, masque la différence des sexes en soulignant la responsabilité partagée ; comment l’idée que dorénavant l’enfant fonde la famille occulte les générations antérieures ; ou comment la famille “monoparentale” maintient dans l’innommé l’autre parent, les cousins, les grands-parents… Savoir, au regard de la psychanalyse, ce que parler veut dire.

2Se désirer, et désirer un bébé ensemble, est souvent vécu comme un temps d’assomption du couple, à la fois dans la différentiation et dans le partage. Désirer, concevoir, mettre au monde un enfant est présenté par beaucoup de futurs ou nouveaux parents comme une sorte d’acmé dans le sentiment d’être un homme ou d’être une femme. Or, si l’arrivée de l’enfant escamote le féminin et le masculin au profit de l’asexué du parental, le couple risque de se fragiliser, et l’enfant d’en souffrir.

Un homme, une femme et la parentalité

3Dans la situation classique d’un couple uni, avoir son premier enfant représente une étape de l’identité sexuée qui pourrait s’énoncer ainsi : “Je me sens plus homme à devenir père”, ou “Je me sens plus femme en devenant mère”. Paradoxalement, c’est dans ce même temps que les voici nommés parents, promus au statut de leurs parents, mais aussi renvoyés à leur enfance.

4Le concept de parentalité prend aujourd’hui une grande place dans les représentations des praticiens et le terme est passé dans la langue courante, avec tout l’intérêt et les limites de ce qu’il signifie. Parler de parentalité a le mérite de réunir hommes et femmes dans la similitude de leur position, à la fois dans les rapports de filiation à l’enfant et de place dans la génération. Ainsi ce concept est, de fait, porteur d’une représentation égalisante des places et des responsabilités. Ce terme présente dans le domaine éducatif et social l’avantage momentané de tenir à l’écart la délicate question de la différence des sexes à l’intérieur des liens familiaux.

5Mais est ainsi écartée l’articulation entre différence des sexes et différence des rôles paternels et maternels. Parler du “devenir parent” est d’évidence plus aisé que de s’aventurer du côté du “devenir mère” et de ce qu’il en est de la différence avec le “devenir père”. Et ce, notamment, pour qui cherche à se tenir à l’écart des stéréotypes de genres dans la description des rôles parentaux. Car comment parler de la différence homme-femme dans les temps du devenir père et mère sans verser dans les idéologismes pour définir le partage des responsabilités parentales et le différentiel nécessaire afin que l’enfant lui-même puisse se définir comme fille ou comme garçon. Si nous savons l’importance d’avoir deux parents, c’est justement en raison de l’intérêt, pour l’enfant, de se construire en appui sur des différences. Le débat reste ouvert sur ce qui constitue ce nécessaire différentiel entre ceux qui sont institués parents.

6L’intérêt, donc, du terme de parentalité dans les textes, dans les discours des professionnels, et de plus en plus dans celui des parents, est de signifier l’égale importance du père et de la mère dès le début de la vie. Mais le risque est qu’il soit récupéré au profit du déni de la différence des sexes et, ce faisant, de l’importance du rapport de couple face à l’avènement de la filiation. Être fille, femme, devenir mère d’une fille ou d’un garçon, être fils, homme, devenir père d’une fille ou d’un garçon… Le sexe même de l’enfant fait que le père et la mère ne sont pas égaux dans les bouleversements suscités par l’arrivée d’un enfant. À cette occasion, les remaniements de l’identité d’un homme autant que d’une femme et les repositionnements psychiques entre eux sont liés à plusieurs facteurs complexes : entre autres, au changement de statut par rapport à ses propres parents, aux réminiscences de sa propre histoire, à l’accueil de l’enfant par les familles d’origine, à l’entourage, à la qualité des liens avec les professionnels qui entourent la naissance, et aux conditions psychologiques, médicales et sociales de celle-ci. C’est ce qui fait dire que l’arrivée d’un enfant est un facteur de risque pour le couple. Vu le coût psychique et social d’une séparation, il est précieux d’entourer d’affection, de soutiens et de compétences ce qui demeure un heureux événement.

7C’est aussi dans le regard du conjoint que le parent s’assure. Les articulations entre la relation de couple et ce qu’on appelle aujourd’hui la “parentalisation” sont profondes, car c’est aussi dans le rapport de couple que se valide une bonne image de soi en tant que mère ou père, à travers ce qu’on lit dans le regard de l’autre. Un peu comme si pour se voir bonne mère et bon père dans ce miroir, le regard du conjoint devait refléter une image de féminité ou de virilité dans laquelle on peut se reconnaître. Pas seulement sur le mode “ma compagne est une bonne mère” et réciproquement, mais “la façon dont mon épouse est mère me la fait redécouvrir en tant que femme” et réciproquement.

8Entre le père et la mère imaginaires d’avant l’enfant, et le père et la mère réels avec l’enfant, il y a des écarts. Entre les deux parents, certes, mais aussi entre le parent qu’on pensait être et celui qu’on se voit être. Écarts enfin, entre la façon dont on a pu fantasmer l’autre en tant que parent, et la façon dont on le voit en situation de découverte plus ou moins aisée.

9La façon de s’impliquer avec le bébé pourra au mieux être reprise dans les fils de la séduction et dans un désir qui va intégrer la composante parent dans l’évolution du rapport amoureux. Encore faut-il qu’en chemin, les parents intériorisés dans l’enfance et l’histoire infantile réactivée ne viennent pas brouiller le regard. Car alors l’homme ne trouvant plus sa femme dans la mère advenue, la femme ne reconnaissant plus son homme dans ce père aussi bien soit-il, chacun se demande ce qu’il fait là. Ce processus progressif et complexe accompagne les premières années de la vie de l’enfant. Et c’est pour cela que faire un enfant n’est pas très efficace pour former ou faire tenir un rapport amoureux. Au mieux, cela peut forger ce qu’on appelle un “couple parental”.

10Mais les nouveaux parents vont aussi devoir s’ajuster l’un à l’autre avec cette nouvelle donnée entre eux qui s’appelle “le bébé”. Or un enfant ce n’est pas que relationnel et psychologique, c’est aussi une réalité corporelle et matérielle. Et cela occupe de l’espace à tous les sens du terme. La nuit comme le jour. Dure épreuve pour le couple qui ressemble à certains moments à une équipe de travail qui assure en alternance les trois-huit. C’est dire l’importance de la qualité de l’environnement, des relais et des réassurances.

11Face à tout ce qu’il y a à vivre et à faire, à comprendre et à apprendre, le couple rencontre autrement la question du partage. Se posera de façon plus ou moins explicite, conflictuelle ou consensuelle le problème de ce que chacun va pouvoir assumer, et comment il conçoit son rôle et le rôle de l’autre. Vont resurgir alors les références à l’éducation reçue, et les conceptions latentes du maternel et du paternel.

L’arrivée de l’enfant et la question du corps

12Ainsi, à partir des frottements du quotidien, autour du simple “qui fait quoi ?” et du “pourquoi moi ?” sont interrogées les catégories du féminin-maternel et du masculin-paternel. De plus, du fait de la fécondation, de la grossesse, de l’accouchement et de ses suites, puis de l’importance des soins et de la santé du bébé, le corps et le biologique prennent une place inhabituelle.

13Le devenir parent interroge le biologique : au-delà du vieil adage “Maman sûre, papa peut-être”, se niche une question plus complexe. À savoir, pour la femme tout autant que pour l’homme : suis-je bien la mère/le père de l’enfant que j’ai engendré ? Qu’on ait conçu l’enfant biologiquement n’évite pas que devenir parent procède d’un processus psychique de conscience et de symbolisation, et d’une adoption. De la même façon que savoir qu’on a un pénis ou un vagin ne suffit pas à faire de soi un homme ou une femme et à réguler la question de ses rapports avec l’autre genre.

14Pour l’humain, la filiation comme l’identité sexuée se structurent aux trois niveaux du réel, de l’imaginaire et du symbolique, ce qui signifie qu’elles se construisent au travers de la parole, dans l’articulation du corps et des représentations, et au travers du social et de la culture. C’est en cela que le devenir parent vient re-questionner l’identité masculine et l’identité féminine qui ne peuvent pas non plus se définir seulement à partir de la différence biologique et corporelle. C’est en devenant parent que se peaufine l’identité : elle peut s’y consolider autant que s’y fissurer, notamment à cause des processus inconscients de régression et de réactivation du vécu refoulé des premières années de la vie. En plus des premiers attachements, des premières séparations et différenciations, la petite enfance est la période où furent posées les fondations de la conscience d’être un garçon ou une fille.

15Autrement dit, il arrive que l’un des conjoints attende que l’autre, transformé en père ou en mère imaginaire, répète ou guérisse ce qui s’est passé avec le père ou la mère d’origine. Par exemple, l’homme peut adresser à la mère de son enfant une demande inconsciente qu’on pourrait ainsi formuler : “Sois ma mère qui me signifie que je suis son garçon préféré ; en même temps, sois la femme qui m’assure que je ne vais pas redevenir un petit garçon.” C’est ainsi qu’à l’arrivée de l’enfant se cherchent à l’intérieur du couple de nouvelles règles du jeu des rôles, et s’active l’incontournable mise en tension des registres qui tissent la chaîne fille-femme-mère-amante-posture féminine, torsadée à une autre, fils-garçon-homme-père-amant-posture masculine.

16C’est autour de la naissance d’un enfant que la question du corps est également posée en termes de transformation du sentiment d’intimité, et d’évolution de l’érotisme dans le couple. Celui-ci s’accommodant plus ou moins bien du passage dans le corps de la femme de la grossesse et de l’accouchement. Image de soi ou image de l’autre dont la beauté va se jouer sur une gamme jusqu’alors inconnue. Et comme si ce n’était pas assez compliqué comme cela, l’administratif et le médical viennent s’imposer avec leurs temporalités, leurs exigences et leurs normes. Car le médical a sa propre image du corps. Mesures, ponctions, pénétrations technologiques du corps de la mère qui, seul, semble digne d’intérêt, tandis que celui du père lance quelques signaux vite rangés dans le dossier couvade. Le suivi médical de la grossesse est parfois vécu comme le corps étranger dans la fusion souhaitée du couple. Et puis le corps médical parle, et ses mots prennent corps dans les représentations de l’enfant, dans l’image du parent, plus ou moins valorisé suivant que cela se passe bien ou mal. La technicisation de la naissance pour produire plus de sécurité risque aussi de provoquer plus d’angoisse.

Non, ce n’est pas l’enfant qui fonde la famille

17On assiste actuellement à une inversion de paradigme. Dans les discours professionnels et dans les relations parents-enfants, on se comporte comme si l’enfant fondait la famille, laissant oublier que c’est le couple qui fait l’enfant, et que la notion de famille sous-entend des collatéraux et des générations. Ce qui a son importance, car quand les enfants sont élevés et quittent la maison, le couple et la famille demeurent.

18On observe ainsi une curiosité de la statistique et des études démographiques qui consiste à placer dans la catégorie “famille” tout foyer dans lequel il y a au moins un enfant. Ce qui revient à signifier qu’un enfant, à lui tout seul, fonde une famille. Lorsque les enfants vivent avec un seul parent, on parle, à tort, de “famille monoparentale” au lieu de “foyer monoparental”. Les mots font ainsi disparaître aussi bien le couple qui a engendré l’enfant que le père ou la mère qui ne vit pas au foyer, laissant dans l’innommé aussi bien le fait qu’il faut être deux pour faire un enfant que le fait que le parent qui habite ailleurs reste tenu dans sa fonction paternelle ou maternelle par-delà la séparation. Le monoparental maintient également dans l’innommé les grands-parents, les oncles, les tantes et les cousins que la séparation des parents n’est pourtant pas censée faire disparaître de la vie des enfants.

19Or ces liens ont plus d’importance qu’il n’y paraît, puisqu’ils signifient à l’enfant son appartenance à deux lignées. C’est d’ailleurs pourquoi l’un des temps forts du devenir parent tient dans l’annonce de la grossesse aux deux familles. Les réactions de l’entourage vont comme s’“engrammer” dans l’album des bons ou des mauvais souvenirs symboliques. La place de l’enfant se voit ainsi plus ou moins joyeusement inaugurée dans la lignée. Moment à haute valence affective aussi pour le conjoint qui, en fonction de l’accueil de la “grande nouvelle”, se sentira plus ou moins légitimé à jouer un rôle dans la descendance de l’autre famille. C’est souvent ce qui est derrière les fameux conflits avec “la belle-mère” qui constituent l’un des basiques du répertoire comique populaire.

20Est-ce du fait de la raréfaction des enfants ? Est-ce du fait du resserrement sur la famille nucléaire ? Est-ce du fait de la perte d’espoir en un futur meilleur ? Toujours est-il que de plus en plus nombreux sont les parents qui placent l’enfant au centre de toutes les sphères de leur vie. L’enfant devient la priorité, et leur narcissisme va se nourrir de lui. “Il est beau, il est intelligent, il va bien, donc je réussis ma vie.” Soumis à l’injonction d’excellence du social, les parents sont sous pression et doivent faire preuve de leur performance parentale à travers l’excellence de leur enfant.

21Ces attitudes constituent une autre version de ce paradigme inversé, de l’idée que l’enfant fait la famille. Puisque ce ne sont plus les parents qui donnent du sens à la vie pour leur enfant, mais l’inverse. Comme si on éduquait aujourd’hui des enfants mais en oubliant l’essentiel : les élever. Les éduquer est du côté de : “On leur donne tout ce qu’il faut et on leur apprend le plus de choses possible pour qu’ils soient parfaits.” Tandis qu’élever des enfants consiste à les inviter à grandir, rejoindre les grands, désirer prendre leur place dans le monde, parce que cela a du sens et que cela vaut la peine.

22Les enfants pâtissent de ces inversions du sens et des positions du désir de vie. Trop au centre de tout, ils portent le poids d’une place qui n’est pas la leur. Or cette tendance, à composante régressive, à être trop centré sur et par l’enfant se trouve de fait exacerbée avec un bébé. Sa dépendance, la force des émotions en mouvement, la fatigue liée aux soins et aux affects sollicités font que les nouveaux parents oscillent entre le besoin de se retrouver entre eux et celui d’être entourés et soutenus. Ces oscillations rendent la mission des institutions multidimensionnelle et le travail des professionnels délicat : comment être présent sans provoquer l’immense dérangement de l’intime nécessaire ? Comment se tenir à distance sans renforcer le sentiment de solitude qu’expriment tant de jeunes parents ? ?

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Résumé

L’auteur souligne l’importance de l’articulation entre différence des sexes et différence des rôles paternel ou maternel ; ce que des termes comme “parentalité” et ses dérivés occultent. Les remaniements d’identité à la nouvelle de la grossesse, puis à la naissance, viennent bousculer l’homme et la femme. L’intimité du couple est mise à l’épreuve à l’arrivée du bébé. L’idée que “l’enfant fait la famille”, ce renversement du modèle, est ici discutée, l’enfant portant alors un poids qui ne lui revient pas.

Sylviane Giampino
Psychanalyste, elle exerce depuis plus de vingt ans dans des services de la petite enfance et auprès des familles. Elle a enseigné la psychologie, mené des recherches et fondé l’Association nationale des psychologues pour la petite enfance (ANAPSY.pe), qui fête en novembre ses 20 ans. Elle a publié une centaine d’articles sur l’enfance et la famille, sur les modes d’accueil et la prévention psychologique. Coordonnatrice de plusieurs ouvrages collectifs, elle est l’auteur du livre Les mères qui travaillent sont-elles coupables ?, paru chez Albin Michel, 2000.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2008
https://doi.org/10.3917/inso.132.0006
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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