J.-C. Kaufmann, Casseroles, amour et crises : ce que cuisiner veut dire, Paris, Armand Colin, 2005.
1Le fait alimentaire et les actes culinaires sont d’une grande densité anthropologique. Pour qui n’en serait pas convaincu, J.-C. Kaufmann retrace à la fois la genèse de l’ordre culinaire et les dynamiques voire les dérives comportementales des convives contemporains. Depuis toujours, autant que l’ordre sexuel, l’ordre alimentaire a structuré les sociétés avec son lot de tabous et de références aux sacrifices divins. Cet ordre ancestral a été combattu par le rationalisme dont les discours, empreints de scientificité, ont peu à peu offert de nouvelles perspectives sur ce qu’il était convenable et sain ou non de manger.
2Cependant, le grand tournant historique qui intéresse l’auteur se situe au XIXe siècle : à ce moment, le repas devient la situation structurante d’un ordre familial qui s’appuie essentiellement sur la famille comme espace moral et disciplinaire. Cette émergence met en valeur le petit théâtre familial du repas dont la cuisine devient alors la coulisse. Jusqu’aux années 1950, l’ordre des repas impose des rôles, des hiérarchies et des réparties où figurent en bonne place le silence hautain du père, le silence obéissant des enfants et la tentative de lien affectif de la mère. L’espace de la table est strictement attribué, que ce soit pour les places des convives ou pour celles des objets. Tout le monde a en tête des injonctions comme ”finir son assiette”, ”mettre les couteaux à droite”, ”ne pas prendre la parole sans y être invité” ; bref un ensemble de civilités d’abord en vogue dans la bourgeoisie, puis transmises, les décennies suivantes, par les classes populaires.
3Dans ce climat parfois pesant, on aurait pu s’attendre à une transmission obligée des savoir-faire culinaires entre générations, au moins entre les mères et leurs filles. L’auteur nous apprend qu’il n’en est rien. Différentes raisons expliquent cette absence : du côté des filles, l’envie d’échapper à un statut dévalorisé et, du côté des mères, la crainte de ne plus être intéressantes après avoir livré leurs ”petits secrets”. Plus profondément, c’est au processus d’autonomisation des membres de toute la famille qu’il faut attribuer le développement de pratiques d’expérimentation culinaire. Ainsi, chacun réinvente des savoir-faire, des tours de main, des compétences de chef autour d’un plat cuisiné le plus souvent en mélangeant une base de produits surgelés (escalopes de volaille et légumes poêlés) à des sauces et épices toutes prêtes. L’expérimentation touche aussi l’espace du repas qui se reconstruit autour de quatre tables : la petite table de la cuisine, la table prestigieuse de la salle à manger, la table basse équipée de fauteuils pour le salon, et l’estivale table de jardin pour les barbecues.
4Bien entendu, la reconfiguration des repas s’opère dans un contexte marqué par de nouvelles exigences diététiques (régimes crétois et autres), d’autres normes relationnelles (la mise en valeur du discours des enfants) et l’entrée sur la scène culinaire des hommes qui vont tenter de s’y faire une place comme ”chef”.