1Pour Jean-Pierre Winter, dans le projet du couple, l’enfant est toujours présent. Une proposition simple ? C’est sans compter avec l’inconscient et avec la spécificité de tout être humain (à la différence des animaux), qui est de choisir et de pouvoir dire non. Mais dès sa conception, l’enfant vient bousculer les relations, les places, les sentiments, le désir.
2Informations sociales - À votre avis, chez un jeune couple, le désir d’enfant est-il d’emblée présent dans la rencontre amoureuse ?
3J.-P. W. - À l’horizon de la rencontre amoureuse se trouve toujours l’enfant à venir – si l’on se place au plan de l’inconscient. Mais deux positions sont possibles : on considérera ou bien que l’enfant est conséquence d’une rencontre amoureuse, ou bien que celle-ci porte en elle-même le projet inconscient de donner la vie.
4On peut accepter ou non ce qui vient de l’inconscient. C’est le propre de l’Homme. Le couple peut être d’accord sur le fait de refuser un temps – ou toujours – cet enfant qui existe potentiellement comme cause ou métaphore de son union. Ou encore, l’un des deux membres du couple renoncera à l’enfant par amour pour l’autre ; enfant dont il sait qu’il est au cœur du nouage de son couple.
5L’enfant, dans le projet du couple, est donc toujours présent : réellement, potentiellement, “fantasmatiquement”. En cela, l’expression “désir d’enfant” n’a pas vraiment de sens. Tout simplement, la vie est vouée à se reproduire, et l’être humain donne un habillage – l’amour – à cette vocation. Le désir entre l’homme et la femme en est la condition, mais il peut faiblir. Il pourrait d’ailleurs n’être plus nécessaire à la reproduction de la vie si les bébés-éprouvette et l’utérus artificiel se développaient.
6Nous sommes des passeurs de vie. Mais le psychisme est le lieu d’un conflit important souvent sous-estimé : conflit entre la dimension éternelle de l’Homme, ce qu’il ressent, et sa dimension finie, réelle. D’où certaines attitudes paradoxales ou contradictoires.
7L’être humain a la capacité de dire non au processus de reproduction de la vie, ce qui le différencie des animaux, dominés par leur instinct. Il est capable de s’opposer au projet de la nature ou de le modifier. Il dispose aussi d’une capacité à choisir – ce qui peut représenter une difficulté – son partenaire. L’homme ne peut pas désirer n’importe quelle femme ni la femme désirer n’importe quel homme, sauf à retirer sa subjectivité de cet acte (comme dans la prostitution). La rencontre est nécessaire, ce qui en limite grandement le champ.
8La capacité de dire non et la possibilité du choix (à double tranchant pour le sujet) caractérisent l’humain. C’est la raison pour laquelle, dans les textes fondateurs comme la Genèse, la question de la stérilité apparaît si tôt. L’humanisation passe par la stérilité, qu’elle soit fonctionnelle ou psychologique. Les trois familles fondatrices d’Israël, celles d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ont toutes les trois affaire à la stérilité. Il n’a pas été assez mis en évidence que la stérilité est un témoignage de refus de ce qui paraît être la norme acceptée par tous : l’humanisation se fait au prix de ce refus. De nos jours, les scientifiques, en cherchant à répondre aux problèmes posés par la stérilité, poursuivent cette quête avec davantage de moyens techniques qu’auparavant.
9Quel est l’impact de la grossesse sur la vie relationnelle du couple ?
10En passant du statut d’un être désirable et désiré à la femme devenant mère puis à la mère, la femme offre à son compagnon une image mentale qui se modifie en même temps que son physique. Et de ce fait, l’investissement de l’homme auprès d’elle change. Plusieurs raisons sont possibles et il faut se garder de généralisations abusives, chaque cas est particulier. À grands traits, on peut brosser trois cas de figures entre autres :
- parfois, dans l’inconscient de l’homme, la femme se substitue à la mère, laquelle est interdite en tant qu’objet du désir. Or l’inconscient glisse facilement d’une mère à la mère. Heureusement, beaucoup d’hommes ont renoncé à désirer leur mère et il n’y a pas de confusion des places entre celle-ci et leur femme ;
- il peut se produire un deuxième phénomène à travers le fantasme de la complétude : la femme enceinte a le sentiment qu’il ne lui manque rien, elle se sent “pleine” et ne ressent aucun besoin de l’autre. Le bébé (le fœtus) devient alors l’objet d’une formidable ambivalence pour les deux. Cet enfant qui est la “cause” du couple peut être aussi la cause de sa défaite. Et en ce sens, il va susciter des mouvements d’amour et de haine dont on ignore à l’avance lesquels l’emporteront. Un futur papa en consultation faisait ainsi état de l’angoisse d’être supplanté par le bébé auprès de sa femme.
Un énorme malentendu s’installe alors entre les hommes et les femmes, lié à la temporalité des uns et des autres qui est différente. Devant la solitude de l’expérience de la grossesse, la femme en appelle à son conjoint. Mais que peut celui-ci ? Survient dès lors la déception : “Il me laisse seule avec ma grossesse.” De son côté, l’homme est déjà père potentiellement, mais sans représentation. L’échographie permet de visualiser ce qui se passe dans le corps de la femme, mais pas de se représenter le lien du père avec l’enfant. L’homme est livré à un temps hors représentation, ce qui est extrêmement angoissant, et qui le met en cause de différentes façons. Dans certaines sociétés, des rituels de paternité existent où l’homme s’approche de cet état de grossesse ou bien prend sur lui la douleur supposée de l’accouchement : c’est la couvade. Même disparus de nos sociétés, ces rituels se manifestent encore de façon inconsciente chez les hommes qui se sentent à ce moment-là très féminisés ; - enfin, quand, dans son langage, la femme enceinte demande à son compagnon : “Sois comme moi, sois mon double”, l’homme se sent en danger devant cette demande de féminisation. D’où des comportements impulsifs qui le conduisent à rechercher la preuve de sa virilité éventuellement auprès d’autres femmes. Désirer la femme enceinte peut également susciter chez lui une angoisse homosexuelle. Comme si symboliquement la future mère était porteuse d’un enfant phallique, ce qui peut le renvoyer à une homosexualité mal refoulée. Reconnaître la différence permet d’échapper à une position revendicatrice à l’égard de l’autre.
11Une mère résume à elle toute seule (même si elle ne le sait pas) toutes les maternités des générations précédentes. Elle est la mère qui condense toutes les mères antérieures. Autrefois, les femmes pouvaient communiquer entre elles au sujet de cette expérience. Mais la modernité, la médicalisation de la grossesse et de l’accouchement ont rendu tout cela très difficile.
12Quand l’homme deviendra-t-il père de son enfant ? Là aussi, le temps de gestation n’est pas le même pour le père et pour la mère. Le moment de la rencontre entre le père et son enfant est imprévisible et “accidentel” : pendant la grossesse ou l’accouchement, au moment de la naissance, trois mois, trois ans après… ou jamais ? Tel homme deviendra le père de son enfant le jour où ce dernier lui sourira ou lui dira “papa” pour la première fois, ou encore lui prendra la main. Ou tel autre le jour où sa femme lui dira : “Je te présente ton enfant.” Les modalités varient, mais la différence de temporalité est systématique.
13Une mère peut se sentir mère immédiatement. Pour beaucoup de femmes, le corps anticipe la nouvelle, il “sait” avant elles. L’accès au sentiment maternel, parfois, précède la naissance. Ce n’est pas le cas pour les hommes. D’où un décalage que l’un et l’autre ont du mal à accepter. Échapper à ce problème suppose d’acquérir la maturité nécessaire à la reconnaissance du fait qu’hommes et femmes ne fonctionnent pas de la même manière. Cela est rare, d’autant plus que tout pousse dans notre société à vouloir gommer les différences au lieu de les reconnaître et de les accepter.
14La présence de l’enfant transforme-t-elle le couple au plan de la sexualité ?
15Nous avons évoqué le processus classique (et névrotique) où le père de l’enfant voit sa femme comme sa mère alors qu’elle n’est qu’une mère. Inversement, la femme peut voir dans son conjoint son père alors qu’il n’est qu’un père.
16Mais il est un aspect moins exploré. On oublie souvent le rôle de l’enfant. Or celui qui vient de naître occupe à l’égard des parents, dans certaines configurations, une position surmoïque (c’est-à-dire jugeante). Le bébé est ressenti comme une instance jugeant ses parents, surtout tant qu’il ne parle pas, car il est le support des projections de ces derniers – d’où l’expression que Freud empruntait à un poète anglais : “L’enfant est le père de l’homme.” C’est une phrase que l’on peut comprendre de différentes manières mais notamment dans ce sens : l’enfant (surtout le premier) vient à la place du père, au sens symbolique, il regarde et juge le couple. Mais que juge-t-il dans le couple ? Le désir. Il condamne le désir au nom de l’œdipe. Il y a là un mouvement d’inversion temporelle de l’œdipe. Le père redevient l’enfant qui condamnait le désir de ses parents au nom de l’œdipe. À travers son enfant, il retrouve celui qu’il a lui-même été condamnant ce désir et, par conséquent, il condamne son propre désir d’homme.
17Ainsi, en même temps qu’il devient père, il est l’enfant qu’il a été, cet enfant qui condamnait le désir de ses propres parents. Il retrouve sa condamnation œdipienne, il se condamne lui pour avoir eu ce fantasme et lui donne une prolongation. Il ne peut plus désirer.
18L’homme se cherche alors des raisons pour lesquelles son désir s’est évanoui. Il s’adresse à la femme, lui reproche d’être trop maternelle, de trop s’occuper de l’enfant, etc. S’il est empreint de religion, il sanctifiera la femme comme mère en même temps qu’il la dévalorisera en ne la désirant plus.
19En fait, le père ne supporte pas le regard de son enfant “comme père de l’homme”. Nous en recueillons des traces analytiques dans ce rêve que font beaucoup de parents avant la naissance de leur enfant et que Ferenczi avait appelé “le rêve du nourrisson savant”. On y voit l’enfant qui vient de naître, comme dans les Évangiles, donnant des leçons aux docteurs de la loi. On met en scène le bébé savant. Le Christ incarne cette représentation dans les images pieuses où, d’ailleurs, on ne le trouve que bébé ou homme. Notons qu’il n’y a pas de représentations de lui petit garçon ou adolescent et que, dans cette religion, le Père et le Fils sont une seule personne.
20Comment le couple peut-il sortir de cette impasse ?
21J’aimerais bien pouvoir vous le dire. Cela me ferait plaisir. Sans doute faudrait-il que l’homme et la femme avancent ensemble sur ce chemin sans attendre trop longtemps, afin de maintenir cet espace où s’inscrit le désir dans le couple. Comment ? Cela implique de préserver un peu de temps à deux : se séparer de l’enfant un moment, s’accorder au moins une soirée par semaine, solliciter les grands-parents pour garder l’enfant…
22L’actuelle tendance à la “psychologisation” des rapports entre parents et enfants n’aide pas aux séparations brèves. Sous prétexte de ne pas se séparer trop tôt de l’enfant pour ne pas le traumatiser, on ne le quitte plus. Comme si, là encore, il allait juger les parents. Comme si les parents étaient devenus les enfants des enfants. Il est évident toutefois qu’on ne laisse pas un petit enfant dans n’importe quel environnement. Il y a des conditions de parole, de temps, de durée, de transition qui permettent une séparation moins culpabilisante pour les parents et moins angoissante pour l’enfant. Ce n’est pas la séparation qui est traumatique mais ce qui en est dit ou tu.
23Mais allons plus loin. Si la “cause” d’un couple est de mettre au monde des enfants, cette mission étant remplie, pourquoi le désir se perpétuerait-il ? Dans les couples, il n’y a pas si longtemps, survenait le moment où, comme disait Freud, le courant du désir se transformait en courant de tendresse. On acceptait de vivre ensemble par amour au sens large, alors qu’aujourd’hui, rares sont les couples qui acceptent de vivre sans désir sexuel. C’est une nouvelle norme. Beaucoup de couples cherchent des causes à la rupture de l’union, comme l’humain qui n’accepte pas que la mort fasse partie de la vie. Un couple meurt, on aurait besoin d’un coupable.
24Certains couples échappent à cette destinée, ils ont des enfants et réussissent à maintenir du désir entre eux. Pourquoi ? Comment ? La psychanalyse arrive à rendre compte de ce qui ne marche pas mais rarement de ce qui marche. Il reste une part d’inexpliqué très importante. ?