CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment les revues professionnelles abordent-elles le rôle des parents et notamment des ”nouveaux pères” ? Observe-t-on un changement dans l’analyse des rapports père-mère et homme-femme ? L’étude de contenu de quatre revues montre la résistance des modèles traditionnels. Les mères restent assignées, de manière dite ”naturelle”, aux premiers soins, aux responsabilités domestiques et éducatives ; alors que le père est appelé à faire lien avec l’extérieur. L’égalité parentale n’est pas encore un thème mobilisateur.

2Quel contenu donne-t-on aujourd’hui à la paternité et à la maternité (quelles valeurs, quelles qualités, quelles fonctions attribue-t-on à chacun des sexes) ? Quelle légitimité accorde-t-on dans ce champ à chaque sexe ? Peut-on observer une hiérarchie des fonctions parentales suivant le sexe et, dans ce cas, suivant quel mode ces rapports de genre s’organisent-ils ? Être père ou être mère ne va jamais de soi et prend un sens spécifique dans chaque organisation sociale. La définition du masculin et du féminin est quant à elle arbitraire et plastique. Cependant, comme l’analyse Michèle Ferrand, “les représentations les plus traditionnelles de la différence des sexes se fondent sur la place occupée dans la procréation : le mâle féconde la femelle qui porte et accouche” (Ferrand, 2004). Le lien entre le sexe biologique et le genre (c’est-à-dire le construit social) est toujours problématique, en particulier quand on s’intéresse à la fonction parentale, et plus encore dans une société en voie d’individualisation rapide (en référence au processus “qui garantit l’émancipation des statuts personnels de chaque conjoint au sein du couple”) (Blöss, 2001).

3L’analyse de deux années de publication – 2003 et 2004 – de quatre revues spécialisées – Les métiers de la petite enfance (éditions Elsevier), Les professionnels de l’enfance (éditions Masson), Éducation enfantine (éditions Nathan) et Top famille (Fleurus presse) – offre des repères pertinents. La fonction parentale soulève polémiques et débats : les “nouveaux pères”, le rôle de la mère, l’allaitement de l’enfant, par exemple, se sont aujourd’hui constitués en questions sociales.

Une implication différentielle du père et de la mère

4Les auteurs de ces revues revendiquent et ambitionnent des représentations plus égalitaires en visant la parité homme-femme dans le domaine domestique et professionnel. Cela se traduit par la revalorisation des deux parents, notamment du père dans le domaine domestique et familial. Dans ce contexte, une dichotomie hiérarchisée des catégories féminines et masculines est-elle toujours à l’œuvre dans la presse spécialisée ? Que peut-on affirmer aujourd’hui ? Pour l’ensemble de ces articles, l’approche majoritairement choisie est celle de l’“implication différentielle” des deux parents.

5Dans cette perspective, il faudrait que les “nouveaux pères” adoptent l’attitude qui consiste à garder les attributs traditionnels fondés sur la différenciation des sexes biologique/anatomique. Il s’agit pour eux d’endosser à la fois la fonction symbolique de séparation entre l’enfant et la mère, la fonction de “sexuation”, la fonction d’ouverture au monde (par exemple, par une stimulation plus affirmée et ludique que les mères), et enfin, la fonction d’autorité, par la représentation de la loi. Le changement qu’induit la notion de “nouveaux pères” s’opérerait à travers une implication supplémentaire dans l’ensemble des activités de l’enfant, dès son plus jeune âge. Leur place, leur rôle et leur comportement sont fortement questionnés : on s’intéresse à l’implication du père dans les soins au nouveau-né, aux interactions père-enfant grâce aux jeux précoces, etc. Cette présence initiale auprès du duo mère-enfant faciliterait, par exemple, la sécurisation affective de l’enfant.

6Malgré cette apparente redéfinition des rôles, nous constatons (toujours à la lecture des revues) que les pères ne sont sollicités que dans certains domaines tels que le jeu, la musique, et surtout dans le champ symbolique de l’ouverture au monde, de l’autorité ou de la “sexuation”. Ils conservent le privilège traditionnel d’une définition sociale de leur statut. Ainsi : “Si être mère consiste à donner la vie, être père consiste à donner le sens” (Les professionnels de l’enfance, n° 28, p. 52). “Pour le sujet, le père représente la loi, il sépare la mère de l’enfant, l’introduit dans le langage et le social” (Id., p. 50). “L’absence du père livre la fille et le garçon à la mère et les menace dans la construction de leur identité sexuée” (Ibid.). “Le tiers (le père), c’est cet ailleurs qui fait rêver, penser ou agir […]. C’est un élément indispensable au bon développement psychique, qui procure un espace de pensée dans la relation mère-bébé” (Les professionnels de l’enfance, n° 22, p. 51).

7Certes, les auteurs questionnent le rôle des pères, encouragent leur implication auprès du jeune enfant et dans les tâches éducatives et logistiques traditionnellement assignées aux mères. Les hommes coopèrent au “dedans”, mais leur participation est moindre que celle des mères : dans la majeure partie des articles abordant les fonctions de maternage (premiers soins, figure d’attachement), le père est complètement absent ou très exceptionnellement cité au second plan. Il s’agit plus d’une “aide” que d’un véritable partage des tâches. Mais parler de l’aide du père aux tâches ménagères ou éducatives plutôt que d’un partage des tâches signale un fait important : on quitte le principe de l’égalité (alors que le contexte encourage une égalité des sexes) pour s’introduire dans le principe de l’équité, “qui connote une juste inégalité” (Delphy, 2001).

La mère, toujours la mère !

8Dans les articles, la mère représente la figure d’attachement principal, celle qui répond aux besoins “primaires” de l’enfant, dont le lien avec lui est “naturalisé” par le cordon ombilical, la grossesse ou encore l’allaitement. Cette situation fonde ses fonctions d’éducation ou de soins, et l’accomplissement de tâches matérielles et domestiques relatives à l’intérieur. Et la dissymétrie perdure : on en demande toujours plus aux mères, même si les jeunes pères peuvent aussi s’occuper des jeunes enfants. Ainsi : “Au moment de la naissance, la mère est dans un état que Winnicott appelle «la préoccupation maternelle primaire». La mère «suffisamment bonne» saura reconnaître l’expression des différents besoins du nourrisson et apporter la réponse la plus ajustée possible” (Les professionnels de l’enfance, n° 31, p. 62). “La relation mère-enfant passe avant tout par les sens” (Id., p. 34).

9Cette tendance s’alourdit d’autant plus que la “psychologisation” fait de l’investissement du parent – et généralement de la mère, leitmotiv de ces revues – la condition sine qua non de la réussite de ses enfants. La psychologie naturalise ainsi des liens établis de fait. C’est-à-dire que l’avenir du nouveau-né, ses relations sociales, son bien-être, son assiduité, voire sa carrière professionnelle, dépendent alors des relations établies dans la prime enfance et des attentions, des soins et des précautions dont auront été capables les parents, mais surtout la mère, puisque c’est bien à elle que revient l’accomplissement des premiers soins, vitaux pour l’enfant : “Avec ce «lait d’amour», ils [les bébés] construisent leur sécurité première, celle qui forgera leur confiance dans la vie et leur capacité de relation” (Les professionnels de l’enfance, n° 22, p. 45). “Compte tenu de l’immaturité de son Moi, il a besoin de l’environnement, «la mère-environnement» dont parle Winnicott” (Id., n° 101, p. 12). “On a montré que la qualité des interactions de la mère avec son nourrisson à 2 mois […] est fortement prédictive de la performance cognitive à 9 mois et à 18 mois de son enfant” (Id., n° 87, p. 13).

10Finalement, les mères restent lourdement assignées à certaines fonctions du “dedans”, monde intime et privé (la sécurité affective ; la figure d’attachement principal ; le lien avec l’enfant naturalisé ; les besoins primaires). Leurs attributs traditionnels sont d’autant plus résistants qu’ils se justifient de manière “naturelle”, sans remise en question. Il est sans cesse répété que le lien mère-enfant, naturel, primaire, est essentiel, alors que l’homme aurait au moins le choix du type d’implication qu’il veut adopter. L’enjeu ne serait pas le même : “La maternité relève de l’évidence sensible (grossesse, allaitement), la paternité, du discours, de la responsabilité” (Les professionnels de l’enfance, n° 28, p. 59). “Lorsqu’ils les changent, le discours des pères, même pour les bébés de 6 mois, n’est pas le même que celui des mères. Elles parlent du corps et elles ramènent le bébé vers le passé. Les pères évoquent déjà le monde extérieur” (Éducation enfantine, n° 1059, p. 17).

11La femme devenue mère n’a plus l’autorisation d’un choix, d’une prise en main ou non de ses responsabilités, car ses attributs lui imposent “naturellement” ses fonctions et le type de responsabilité qui lui incombe. Le père, lui, peut “voyager” du monde extérieur vers le dedans beaucoup plus facilement. Ainsi, dans cette construction sociale des représentations du masculin et du féminin, les rôles de père et de mère sont considérés comme appartenant à des niveaux de réalité différents : conception “biologisante” de la catégorie féminine et conception sociale de la catégorie masculine.

Inégalité de traitement : quelle justification ?

12Ainsi sont réactivées, tout au long du processus de “parentalisation” (devenir parent), les modalités de la division sexuelle des tâches liées aux soins des enfants. Cependant, l’analyse met en évidence l’importance des résistances à une égalité de traitement des sexes. Le masculin l’emporte toujours sur le féminin dans les divisions symbolique/maternage et dehors/dedans. Et dans la mesure où notre société valorise davantage le côté symbolique, l’extérieur que le pratique, l’intérieur, le domestique, on peut dire que le masculin l’emporte sur le féminin dans les dichotomies symbolique/maternage et dehors/dedans, ou encore responsabilités sociales/responsabilités maternelles.

13La perte de repères pour les pères (argument souvent formulé par ces revues) du fait de l’écroulement d’une société patriarcale et la crainte d’une perte des valeurs attachées au sexe masculin permettent ainsi de justifier la conservation de certains acquis traditionnels comme les fonctions symboliques (de l’autorité, par exemple). Le souci principal est de ne pas les déqualifier dans leurs responsabilités paternelles (on les valorise quand ils investissent un peu plus de temps et d’espace dans une crèche ou encore dans le partage des responsabilités éducatives, par exemple). Au détriment d’un autre objectif : l’égalité de traitement entre les sexes.

14Les rapports sociaux entre les sexes et leurs inégalités ne constituent, en fin de compte, ni une préoccupation ni un sujet de réflexion pour ces revues. Cette dimension est quasiment passée sous silence. Toutefois, cela ne signifie pas que l’affirmation des stéréotypes de genre soit étrangère à cet espace, comme nous l’avons vu.

15Ainsi le discours de ces revues maintient une différenciation des comportements masculins et féminins stéréotypée. On détermine certaines qualités maternelles et paternelles incontestablement assignées à chaque sexe : la mère et le père et, au-delà, le féminin et le masculin. Sous cette vision “naturalisée” des places de chacun dans la division des sexes (à partir d’un événement naturel), on réserve une analyse “biologisante” au statut de la mère parce qu’elle donne naissance, négligeant de la sorte, comme le remarque N.-C. Mathieu (1991), “dans l’interdiction, ou l’autorisation, ou la prescription de «mettre au monde un enfant» […], la marque de la socialité et du symbolique”. L’auteur souligne encore la tendance du discours scientifique et commun à occulter la “maternité sociale” comme la “paternité biologique”. Ainsi, par la mise en évidence de l’arbitraire dans les constructions sociales et culturelles du masculin et du féminin, on se rend compte que “cette dichotomie n’est pas scientifique mais idéologique et renvoie à ce que Françoise Héritier appelle «la valence différentielle des sexes»” (Cresson, 2004). ?

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Résumé

Les fonctions et les rôles que l’on attribue au père et à la mère ne sont pas dénués d’enjeux en termes d’égalité des sexes. Il s’agit dans cet article d’analyser la presse spécialisée de la petite enfance pour comprendre quelles valeurs et quelles normes véhiculent aujourd’hui certaines théories en ce qui concerne les comportements masculins et féminins.

Bibliographie

  • T. Blöss, ”L’égalité parentale au cœur des contradictions de la vie privée et des politiques publiques”, in T. Blöss (dir.), La dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, PUF, 2001, p. 45-70.
  • G. Cresson, ”De l’idéal égalitaire aux pratiques égalitaires, quelles «réorganisations»?”, in G. Neyrand et Y. Knibiehler (dir.), Maternité et parentalité, Rennes, ENSP, 2004, p. 117-125.
  • C. Delphy, L’ennemi principal, tome 2, Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.
  • M. Ferrand, Féminin masculin, Paris, La Découverte, 2004.
  • F. Héritier, Masculin/féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996.
  • N.-C. Mathieu, L’anatomie politique, catégorisation et idéologie du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991.
Sandie Delforge
Chargée de recherche en sociologie. Sociologue, elle est auteur d’un mémoire de DEA de sociologie du changement social intitulé La formation “éducateur de jeunes enfants” sous l’angle du genre (Lille-I, 2005). Dans le cadre du rapport effectué pour la CNAF et le PRS santé des jeunes, contrat ”L’égalité entre hommes et femmes dans la petite enfance”, elle a publié (chap. 5) : ”Les représentations du père et de la mère dans la littérature des professionnel(le)s de la petite enfance” (Rapports sociaux de sexe et petite enfance, 2005).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2008
https://doi.org/10.3917/inso.132.0100
Pour citer cet article
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