CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Retrouver dans la ville étrangère quelqu’un de la famille ou du “pays” permet d’échapper à l’angoisse de l’absence de repères. L’étude des vagues migratoires successives en montre la trace dans les paysages urbains. Mais la pauvreté, l’insécurité, les conflits, l’habitat provisoire détruisent peu à peu les sociabilités et font barrage à une intégration progressive des communautés migrantes.

2Aujourd’hui, la division entre espace urbain et espace rural apparaît de moins en moins pertinente, tout au moins pour ce qui est des pays développés. Toutefois, la confrontation entre familles rurales et familles citadines se renouvelle avec les flux migratoires qui, depuis les débuts de l’ère industrielle, n’ont cessé de venir grossir la population urbaine à partir de campagnes de plus en plus éloignées.

Du familial au familier

3Pour les migrants attirés par les lumières de la ville, la famille apparaît d’abord comme la première ressource pour survivre dans un monde inconnu où les codes comportementaux sont d’emblée incompréhensibles et les attitudes du voisinage déconcertantes. Il y a presque toujours un ou plusieurs parents qui sont déjà là et qui constituent un milieu d’accueil susceptible d’offrir un appui et un espace de transition. Grâce à cette ressource parentale déjà présente, déjà plus ou moins au fait des usages urbains, il est possible de se “familiariser” avec ce nouveau monde qu’est la ville. Il a bien fallu certes qu’un jour arrivent des pionniers, des gens totalement étrangers dans une ville qui leur était totalement étrangère en l’absence de tout proche à même de les accueillir, de les initier tant soit peu à l’étrangeté de ce nouveau monde. Ceux-là ont dû subir le choc direct avec l’inconnu sans recours possible à un intermédiaire évoquant une figure plus ou moins familière. Ils ont dû apprendre la ville tout seuls au risque de s’y perdre, de s’en faire rejeter ou de s’y marginaliser. Il est toutefois rare dans les récits de migrants que ne soit pas évoquée la rencontre avec un “pays”, un compatriote ou un presque compatriote, que cette rencontre soit le fruit d’une relation établie à l’avance qui a motivé la venue en ville ou qu’elle soit imputable à un heureux hasard. La présence de quelqu’un “de la famille”, même très éloigné sous l’angle du lien parental, constitue la première assurance d’échapper à l’angoisse que provoque la solitude, voire au désordre mental généré par le fait de vivre dans un univers indéchiffrable. La recherche du lien familial comme garantie du passage au familier est parfois assimilée au repli domestique ou communautaire et stigmatisé comme préjudiciable à l’insertion ultérieure des migrants. Cette recherche représente pourtant pour ces derniers un quasi-réflexe de survie.

4Moins il y a de milieu d’accueil constitué et plus les migrants fraîchement arrivés ont des chances de se retrouver dans des situations de marginalité. Tous les travaux menés sur les migrations ont fait ressortir la propension plus grande des derniers arrivés à troubler l’ordre public et à se retrouver stigmatisés comme “inassimilables” voire dangereux. Les migrants bretons dans la région parisienne au XIXe siècle étudiés par Jean-Paul Brunet [1] présentaient un profil marqué par la sur-délinquance, tout comme les paysans polonais débarquant à Chicago dans les années vingt étudiés par Thomas et Znaniecki [2].

5Le lien privilégié avec les semblables que la grande majorité des migrants s’efforce de tisser à son arrivée en ville apparaît autant comme une recherche de protection face à un environnement déstabilisant que comme la mise en place d’une sociabilité inspirée du modèle existant dans la société de départ. Ce modèle étant souvent de nature villageoise, les migrants cherchent à “s’agréger”, à se rassembler dans un espace où ils puissent vivre une sociabilité de voisinage correspondant aux normes qu’ils ont intériorisées dans leur société d’origine. De ce fait, toute ville voit se constituer des quartiers d’immigrés avec des vagues d’occupation qui se succèdent parfois les unes aux autres ou qui demeurent avec une certaine permanence dans le même lieu, se renouvelant à un rythme faible à partir des mêmes points de départ. Ainsi à Grenoble, la rive droite de l’Isère occupée autrefois par les migrants venus des montagnes voisines a vu, à partir du début du XXe siècle, l’installation de familles italiennes originaires des mêmes villages des Pouilles. Les vieux quartiers situés sur la rive gauche ont été progressivement occupés par la même population. À partir des années soixante, les Italiens ont commencé à céder leur place à des Algériens originaires du Constantinois, venus seuls au départ, puis avec leurs familles. Aujourd’hui, la rive droite demeure marquée par la présence de familles italiennes, il est vrai vieillissantes, tandis que les quartiers situés de l’autre côté du fleuve ont vu s’enraciner les familles algériennes, sans que toute référence à la présence italienne disparaisse pour autant. Au fil du temps, des signes d’appropriation culturelle se sont inscrits dans le paysage par la présence de commerces, de marchés en plein air, de décorations en façades, de modes de déambulation et de stationnement qui dessinent en fin de compte un espace familier, c’est-à-dire sécurisant, sans surprise, et ce non seulement pour les habitants du quartier eux-mêmes, mais aussi pour l’ensemble des citadins qui voient dans cet univers pittoresque et coloré tout une déclinaison de références au monde des villages méditerranéens. Une telle appropriation aurait-elle été possible sans un tissu de familles parentes susceptibles de s’entraider pour acquérir des immeubles, les restaurer, ouvrir des commerces en pas-de-porte souvent alimentés par des produits provenant des pays d’origine [3] ?

Le poids de la misère sur la perte d’urbanité

6Toutes les vagues migratoires n’ont pas eu accès aux quartiers centraux, soit parce que ceux-ci étaient saturés par des groupes plus anciennement arrivés, soit parce qu’ils avaient déjà connu des réhabilitations qui en avaient considérablement amélioré le cadre et augmenté la valeur. La périphérie urbaine a été le lieu d’une installation par défaut pour des familles ne pouvant aller ailleurs. Mais là aussi, les processus de cooptation en fonction des liens de parenté ont abouti à des concentrations de ménages de même origine susceptibles de développer des sociabilités de type villageois, marquées par l’intensité des échanges et par la persistance de formes de pouvoir traditionnel exercées par quelques “anciens” qui pouvaient ainsi assurer une certaine paix sociale dans de tels quartiers. Appelés “gadouvilles” quand ils se situaient sur l’emplacement des fortifications entourant Paris, puis bidonvilles dans les années cinquante quand ils se sont répandus à la périphérie de plusieurs agglomérations françaises, ces quartiers ont été le théâtre d’une transformation en profondeur du fonctionnement familial, sans que l’on passe toujours dans l’harmonie d’un type d’organisation rural de famille étendue à un type de ménage individualisé censé être plus apte à la vie urbaine. Certains bidonvilles offraient l’image d’une micro-société fonctionnant remarquablement bien. Celui que j’ai étudié dans le quartier de L’Estaque à Marseille, au début des années quatre-vingt, avait été aménagé par les familles algériennes qui l’habitaient sur le modèle des villages de la montagne kabyle, avec de petites ruelles autour desquelles se regroupaient les ménages de frères et de cousins et une grande rue centrale où jouaient les enfants sous le regard des hommes âgés [4]. Unis par des liens de parenté plus ou moins étroits, ces ménages formaient une sorte de communauté familiale contrôlant l’ensemble de l’espace où ils vivaient. Quelques années plus tard, ce quartier offrait un tout autre visage. La solidarité n’avait pas résisté à l’accumulation de la pauvreté. Le bâti déjà précaire s’était considérablement dégradé, les services que les gens exerçaient collectivement, comme l’évacuation des ordures ménagères, n’étaient plus assurés par personne. Minés par des conflits internes, les ménages ne pouvaient plus recourir à l’arbitrage des anciens qui ou bien avaient disparu, ou bien ne parvenaient plus à exercer la moindre influence sur des jeunes qui tendaient à s’affranchir de toute autorité, qu’elle soit communautaire ou publique.

7Le lien entre les familles, qui avait représenté au départ une ressource permettant d’instaurer des échanges solidaires et un mode de régulation efficace, n’était plus désormais qu’un handicap. Ce lien, même conflictuel, restait important pour des familles n’ayant jamais connu un autre voisinage et les amenait à refuser tout relogement qui aurait abouti à leur dispersion. Ceci ne rendait pas facile la mise en place de solutions d’aval pour les faire sortir de leur quartier insalubre.

8Le même phénomène a pu être observé auparavant lors des opérations de résorption de bidonvilles. Dans l’agglomération parisienne, leur nombre était si élevé et leur peuplement si important que des formules transitoires avaient dû être mises en place pour assurer le relogement des familles. Ces “cités de transit” avaient aussi pour fonction de permettre la mise en place d’une action socio-éducative destinée à favoriser le passage des familles d’un fonctionnement communautaire à un fonctionnement individualisé. Certaines familles qui avaient déjà passé plusieurs années dans les bidonvilles durent encore demeurer longtemps dans ces cités construites en périphérie, prises en charge par des équipes de travailleurs sociaux qui, malgré leur professionnalisme et leur bonne volonté, ne purent que substituer l’appui institutionnel à un appui communautaire de plus en plus défaillant. Au lieu de parvenir à une autonomie individuelle, ces ménages devinrent de plus en plus inaptes à se gérer tout seuls et de plus en plus demandeurs d’assistance [5]. Leur entrée finale dans l’habitat HLM a souvent accentué leur marginalisation et les a parfois transformés, au fil des générations, en “cas sociaux” que les bailleurs et les travailleurs sociaux ont tendance à se transférer les uns aux autres, sans jamais pouvoir apporter de solution efficace à leurs problèmes ni à ceux qu’ils posent à leur voisinage. Il est difficile d’évaluer le coût social que représente cet échec du passage d’une sociabilité rurale maintenue quelques années aux abords de la ville à une sociabilité urbaine qui aurait permis à ces ménages de vivre en harmonie avec un environnement plus composite. Les difficultés se poursuivent sur plusieurs générations. Le manque de civilité et d’urbanité qui caractérise certaines familles à la trajectoire heurtée continue de rendre la vie difficile à ceux qui sont placés dans leur environnement immédiat, y compris et surtout à ceux qui partagent avec eux une origine commune et qui sont atteints par l’image négative et globalisante assez largement diffusée à leur propos.

Une marginalité à caractère permanent

9Sans entrer dans les débats toujours plus partisans et confus que clairs et objectifs qui occupent une partie des sociologues et des acteurs des politiques urbaines autour de la notion de mixité sociale, nous pouvons constater que l’accentuation des processus de ségrégation dans l’habitat social produit chez beaucoup de ménages issus des vagues migratoires passées un sentiment d’exclusion qui se cristallise sur les jeunes générations. Les familles originaires du Maghreb qui ont eu accès au parc social, au début des années quatre-vingt, après avoir connu l’habitat insalubre ont vécu cet accès comme une promotion. Même si elles ont souvent tendance à exagérer l’importance des familles françaises et européennes qui vivaient auparavant dans leur voisinage et surtout à embellir les relations qu’elles avaient avec elles, elles n’en situent pas moins le début de leurs problèmes aux vagues de départ des voisins européens. Sans créer immédiatement des désordres sociaux, ces départs ont altéré l’image des quartiers HLM désormais identifiés à des territoires destinés presque exclusivement à l’accueil des immigrés, et cela a préparé la dégradation de la vie quotidienne qui a suivi quelque temps après. Qu’elle qu’ait pu être sa réalité, la présence antérieure de familles françaises dans certains quartiers HLM apparaît a posteriori comme une protection en termes d’image. Cette présence disparue ou fortement réduite, l’image du quartier devient tellement mauvaise, aux dires des habitants, que les bailleurs s’autorisent à y attribuer des logements à des ménages de “cas sociaux” ou à des familles immigrées d’arrivée récente.

10La première catégorie est perçue comme un facteur de nuisance, voire d’insécurité. On redoute tout particulièrement les enfants des ménages en situation difficile qui sont incontrôlables et susceptibles d’influencer en mal ses propres enfants. Le manque d’autorité des parents qui laissent leurs enfants traîner dehors et semer le désordre dans les halls d’immeubles est stigmatisé dans le discours de familles qui ne savent pas toujours ce que font leurs propres enfants mais qui tiennent encore à donner d’elles l’image de gens qui assument leurs responsabilités éducatives. Certains développent des tactiques d’évitement pour ne pas avoir à subir les effets négatifs d’un tel voisinage. On tente de se coopter dans les mêmes immeubles entre ménages proches. Ce qui reste de la famille étendue devient à ce moment-là une ressource volontiers mobilisée. Les ménages parents s’efforcent de se rapprocher. Les grands-parents jouent un rôle appréciable en allant chercher les enfants à l’école et en les gardant chez eux le temps que les parents puissent les récupérer. Certains ménages parviennent même à inscrire leurs enfants dans des établissements privés accessibles pour leur éviter de devoir fréquenter l’école de la cité. Sans pouvoir totalement éviter de subir les inconvénients générés par des voisins asociaux, on peut établir un peu de distance par rapport à eux en profitant de la taille de certains grands ensembles qui permet toujours d’identifier un sous-quartier à peu près tranquille où l’on se retrouvera avec des voisins plus acceptables [6].

11Les confrontations ont surtout lieu avec les familles de primo-arrivants auxquelles on reproche justement de maintenir des sociabilités de type villageois semblables à celles que l’on a pratiquées soi-même auparavant. Les familles originaires du Maghreb qui sont locataires dans certains quartiers depuis deux ou trois générations s’en prennent particulièrement aux familles provenant d’Afrique subsaharienne auxquelles elles reprochent d’être trop nombreuses, trop bruyantes et de pratiquer un mode de vie communautaire générateur d’incivilités et de nuisances pour le voisinage. Pour ces dernières, ce mode de vie, au lieu d’être une ressource en termes de solidarité, apparaît au contraire comme un handicap dans un contexte où les espaces péri-urbains permettant une éventuelle installation spontanée sont rares et contrôlés et où les espaces centraux composés de logements anciens dégradés sont résiduels et difficilement accessibles. L’habitat social serait le seul exutoire, mais il existe un consensus implicite entre bailleurs et locataires de toutes origines pour considérer qu’il est inadapté au mode de vie de ménages encore marqués par les références à la grande famille rurale et pratiquant une large hospitalité facilement génératrice de sur-occupation et de dégradation.

12Chaque époque a connu ses familles migrantes s’adaptant difficilement et lentement au mode de vie citadin. Mais la situation urbaine a longtemps permis à ces familles de s’installer dans des espaces de transition, et d’y maintenir sans trop de gêne pour l’entourage des pratiques de sociabilité qui leur permettaient de conserver un certain équilibre. La situation n’a jamais été aussi difficile que ce qu’elle est aujourd’hui pour des familles de ce type, ballottées d’un habitat provisoire à un autre et ne pouvant ni s’établir de façon autonome dans un espace qu’elles pourraient temporairement adapter à leur mode de vie ni accéder à un habitat décent où elles devraient accepter des contraintes que beaucoup ne sont pas encore à même de s’imposer, et ceci sans parler du rejet qu’elles y subiraient de la part d’une bonne partie du voisinage. Les incendies terriblement mortifères de l’été dernier illustrent dramatiquement cette situation inédite. ?

NOTES

  • [1]
    J.-P. Brunet, Saint-Denis, la ville rouge, Hachette, 1980.
  • [2]
    W. I. Thomas et F. Znaniecki, The Polish Peasant in Europe and America ; Monograph of an Immigrant Group, 1920, réimpr. Univ. of Illinois Press, 1984.
  • [3]
    A.-M. Bianchi, V. Costarella, Les Italiens de Grenoble, PUG, 1993.
  • [4]
    J. Barou, “Genèse et évolution d’un village urbain, le cas d’un groupe d’immigrés algériens installés dans un ensemble d’îlots du 16e arrondissement de Marseille”, Ethnologie française, tome 6, n° 1, janvier-mars 1986, Paris, p. 59-75.
  • [5]
    J. Barou, “La fin des bidonvilles”, L’histoire, n° 148, octobre 1991, p. 94-96.
  • [6]
    L’ensemble de ces considérations est inspiré d’enquêtes menées en 2004 et 2005 sur la mobilité des familles immigrées dans le parc HLM, recherche non publiée.
Français

Résumé

La distinction entre espace rural et espace urbain n’a plus guère de pertinence aujourd’hui du point de vue sociologique. Mais des flux de familles rurales issus de migrations de plus en plus lointaines continuent d’arriver dans les grandes agglomérations. Ces familles n’y trouvent plus guère aujourd’hui d’espaces où elles pourraient s’installer spontanément et maintenir temporairement un mode de vie communautaire leur permettant une adaptation transitoire au monde urbain. L’habitat social devient leur seul exutoire et elles sont alors confrontées à la cohabitation avec des familles issues d’immigrations plus anciennes qui ont développé des modes de vie différents.

Jacques Barou
Anthropologue, chercheur au CNRS (UMR Pacte, Grenoble), il a récemment publié Europe, terre d’immigration, Presses Universitaires de Grenoble, 2002 ; Le logement des immigrés et de leurs familles, La Documentation française, 2003 ; La ville, ses cultures, ses frontières, L’Harmattan, 2004.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.130.0090
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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