CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Avant que la ville ne soit vécue par les familles comme un lieu inadapté voire dangereux, les communautés familiales ont été historiquement constitutives des espaces urbains. Mais qu’en est-il des interactions entre familles nucléaires et villes modernes ? En fait, les politiques publiques ont entrepris de remplacer – avec plus ou moins de succès – l’organisation communautaire pour permettre aux familles de vivre dans la ville.

2Les recherches conduites aussi bien par les archéologues, les historiens ou les ethnologues font apparaître qu’il y a un lien très fréquent entre communauté familiale et communauté villageoise, la seconde n’étant souvent que l’extension et l’institutionnalisation de la première. Dans ce contexte, la communauté familiale est définie comme une entité à la fois domestique et économique, c’est-à-dire un ensemble de familles parentes vivant dans une certaine proximité résidentielle et tirant leur subsistance de l’exploitation d’une propriété indivise.

La famille étendue à l’origine de la ville ?

3Les exemples de constitution de villages à partir de communautés familiales ne manquent pas. Les villages du Maghreb évoquent dans leur dénomination même la notion de parenté par la référence à une ascendance commune – par exemple douar Béni Youssef, le “village des fils de Joseph” en arabe dialectal. Les rapports de voisinage y sont souvent inspirés des rapports de parenté. Les plus proches voisins sont souvent les plus proches cousins.

4Le monde slave offre aussi des exemples du même type. En Russie, la rodovaja familija, “famille parente” constituée de ménages de collatéraux de plusieurs générations issues d’un même patrilignage, représentait souvent plusieurs dizaines de personnes exploitant un ensemble de propriétés indivises. Le mir, commune rurale instituée en 1861 par le tsar Alexandre II dans le cadre des réformes accompagnant l’abolition du servage, ne serait que la transformation en entité administrative de la communauté familiale. Que les familles villageoises soient ou non parentes au sens biologique importe peu, ce qui compte c’est que le type d’organisation qui est le leur au plan domestique va inspirer l’organisation du village au niveau spatial, économique et politique, voire religieux.

5Qu’en est-il de la ville, notion beaucoup plus complexe que le village et toujours beaucoup plus difficile à définir ? À l’origine, la cité représente-t-elle une réalité totalement inédite par rapport au village ? Certains archéologues sont à la recherche de la ville la plus ancienne du monde, alors qu’il est probable qu’il n’y a jamais eu de première cité mais une période longue au cours de laquelle sont apparues de façon progressive des formes matérielles nouvelles de vie communautaire, dont l’aboutissement vers 3000 avant notre ère est ce que l’on appelle la ville.

6Si des villages préalablement constitués de communautés villageoises ont abouti à la formation de villes, on peut faire l’hypothèse que celles-ci, au moins pendant les premières périodes de leur histoire, se composaient de quartiers identifiables à des communautés familiales.

7Quelques exemples de villes structurées à partir de références à une organisation de type familial ont pu être observés. Dans le sud de l’Algérie, l’oasis de Ouargla abrite une ville entourée de remparts qui se divise en trois quartiers regroupant chacun les descendants d’un ancêtre fondateur : le quartier des Beni Brahim, dont les habitants exercent le métier de boucher et ont un drapeau de couleur jaune ; celui des Beni Sissin, commerçants et forgerons qui ont un drapeau rouge ; et celui des Beni Waggin, cultivateurs et puisatiers qui ont un drapeau vert. Chacun de ces trois quartiers rayonne autour du sanctuaire du saint protecteur Sidi Ouargli, fondateur de la ville et père des fondateurs des trois quartiers. Un quatrième clan, celui des descendants de Sidi Ben Anou, joue un rôle d’arbitre. Il est composé de trois groupes d’habitants vivant chacun à la lisière des trois autres quartiers et porte un drapeau composé de leurs trois couleurs. Leur seule présence, accompagnée du drapeau, suffit à “lier” les querelles et à inciter les protagonistes à la réconciliation [1].

8Dans cet exemple, il importe peu que ces divers groupes familiaux de même ascendance soient ou non à l’origine de la ville. Ce qui compte, c’est que l’organisation de cette cité soit pensée en termes d’organisation familiale avec à la fois un souci d’unité politique qui se traduit dans la révérence à un même ancêtre, un souci de complémentarité économique qui permet de répartir les différentes activités économiques entre les clans occupant les divers quartiers, et un souci d’arbitrage judiciaire en accordant symboliquement à un quatrième clan le pouvoir de réconcilier les trois autres, comme lorsqu’il s’agit de régler des différends au sein d’une fratrie.

9Tous les récits de fondation de ville n’expliquent pas l’existence et l’organisation de la cité par l’acte d’un ancêtre fondateur dont les diverses fractions de la descendance se partageraient l’espace urbain et les activités économiques. L’histoire a connu très tôt les “villes nouvelles”, créées par un conquérant parfois relié par une autorité religieuse. Alexandre le Grand aurait, au cours de son périple, fondé soixante-dix cités auxquelles il a donné son nom. Les historiens en identifient encore une trentaine aujourd’hui. Plus près de nous, grands seigneurs et industriels ont essayé d’immortaliser leur nom en le donnant à une cité dont ils ont assuré sinon la fondation, tout au moins le développement. Il s’agit là d’actes fondateurs n’impliquant pas l’imprégnation familiale dans l’organisation de la cité, mais la dimension familiale n’est pas absente pour autant, sinon sous l’angle réel, du moins sous l’angle symbolique. En particulier dans le cas des villes fondées par des industriels, on observe la mise en place d’une organisation paternaliste visant à témoigner aux ouvriers une sollicitude destinée à instaurer un lien symbolique de filiation les unissant, au fil des générations, à la dynastie issue de leur premier employeur.

10Dans ces divers cas, la référence à la famille pour expliquer la création de la ville et son développement renvoie plutôt à une vision très large de la notion de famille : un groupe constitué à la fois de parents et de dépendants partageant un même lieu de séjour et un même ensemble d’intérêts. Tout ceci fonctionne dans le cadre de sociétés holistes où l’individu n’a encore que peu de réalité. Qu’en est-il de la famille au sens restreint, au sens conjugal et nucléaire que lui donnent les sociétés modernes ? Quelle influence la vie urbaine a-t-elle eue sur son émergence et quelle influence peut-elle avoir à son tour sur l’évolution des villes ?

La ville à l’origine de la famille conjugale ?

11Jacques Legoff a avancé l’hypothèse selon laquelle la société bourgeoise qui se constitue dans les villes européennes à l’époque médiévale serait la première à prôner le modèle de “la femme au foyer”. Le milieu urbain et spécialement le milieu bourgeois sont essentiellement masculins. Les femmes sont tenues à l’écart de la vie publique des villes du Moyen Âge. Il note que ne se rencontrent pas, au cours de cette période, “de bourgeoises comparables, toutes proportions gardées, aux dames de la noblesse dont la haute figure émerge souvent au premier plan, ni aux moniales d’où se détache aussi fréquemment l’image d’une grande abbesse. La femme bourgeoise est écartée du conseil municipal alors qu’elle ne l’est pas toujours du conseil féodal et qu’elle gouverne des maisons religieuses” [2].

12Le fait que les femmes soient absentes de la vie publique ne signifie pas que l’on passe à un autre modèle d’organisation familiale. Dans beaucoup de sociétés urbaines organisées autour de la communauté familiale étendue, les femmes sont non seulement absentes de la vie publique mais aussi de l’espace public, et dans un certain nombre de cas recluses dans leur espace privé. Mais d’autres signes annoncent l’émergence d’un modèle de famille conjugale dans le milieu bourgeois tel qu’il se développe dans les villes du XIIIe siècle. L’épouse bourgeoise joue souvent un rôle économique actif et règne sur l’univers domestique. Les enjeux en termes d’éducation des enfants sont tels que les premières écoles publiques, fondées indépendamment de l’Église, apparaissent dans certaines villes du nord de la France dès cette époque-là. On a pu y identifier la présence de “maîtresses d’école”, ce qui témoigne que l’instruction n’était pas réservée aux hommes. Les couples se mettent parfois en scène sur la façade de leur demeure, en présentant dans deux niches de part et d’autre de la porte le buste du mari et celui de son épouse. Dans les églises, les prédicateurs donnent en exemple à leurs ouailles le modèle de la “sainte famille” constituée du couple et de leur enfant, sainte famille qui inspire les peintres de l’époque qui en diffusent très largement l’image.

13Même si la domination masculine demeure entière dans les faits et dans le droit, l’affirmation du couple, l’institution de l’épouse en responsable domestique mais aussi en principale éducatrice des enfants sont des éléments qui annoncent la formation d’un modèle familial différent de la grande communauté et de plus en plus autonome par rapport à celle-ci. En construisant et en finançant des écoles qui seront essentiellement fréquentées par les enfants des familles bourgeoises, les municipalités médiévales accordent une reconnaissance à ce fait.

14Malgré l’émergence d’une forme de famille centrée sur le couple et préoccupée par l’éducation des enfants, la sociabilité familiale se vit essentiellement dans le cadre communautaire. Celui-ci se constitue par la rencontre dans le même espace d’une population ayant des origines communes et exerçant une activité semblable. La cohésion communautaire du quartier est renforcée par des manifestations publiques de dévotion envers un saint patron particulier. Les enjeux en matière de transmission à la fois du patrimoine économique et des compétences amènent souvent les mariages à se négocier dans le seul milieu professionnel, que l’on soit maître artisan ou simple compagnon. La ville produit ainsi des dynasties de tisserands, de boulangers, d’hommes de loi ou de médecins, réduisant la marge de choix du conjoint et limitant l’autonomie de la famille nucléaire par rapport à la communauté de quartier ou de métier qui se confond en partie avec la parentèle.

15Ce maintien de communautés familiales dans un monde urbain qui voit en même temps se constituer le modèle de la famille conjugale ne concerne pas que la ville européenne à l’époque médiévale. On a pu observer, en d’autres temps et d’autres lieux, le maintien d’un lien de parenté à un niveau assez large qui génère des stratégies de rapprochement résidentiel et d’entraide quotidienne. La parenté semble même représenter pour les nouveaux venus dans la ville une ressource importante en termes de sociabilité.

La famille ouvrière à Téhéran

16Des recherches menées dans les années soixante en Iran par Paul Vieille [3] ont fait ressortir que si la famille ouvrière citadine, à Téhéran, par exemple, était en grosse majorité d’apparence individualisée, une proportion notable de cette catégorie de familles n’était pas strictement de type nucléaire. Les ouvriers de Téhéran, à cette époque, étaient pour la quasi-totalité d’entre eux d’origine paysanne et restaient liés à la famille étendue de leur village ou de leur petite ville d’origine. Ils se regroupaient dans les mêmes quartiers en fonction de leur origine commune. L’auteur observait que ces regroupements de parents dans les quartiers de la ville non seulement ne disparaissent pas au fur et à mesure de l’extension urbaine, mais bien au contraire tendaient à croître, dans une concentration accrue, avec le temps. Ils apparaissent ainsi non pas comme un simple souvenir de la vie à la campagne, mais bien plus comme une sorte de nécessité. Le groupe originel servait encore de structure d’accueil, et donc se reformait à la ville car il devait aussi recueillir tous ceux que les solidarités diverses amenaient vers lui. L’auteur en concluait que le ménage individualisé “doit se situer par rapport à une union de familles [et qu’il] ne peut que faire partie de l’une d’elles”. Cet exemple, valable pour de nombreuses villes du Tiers-Monde, témoigne d’une forme d’extension de la famille dans un cadre citadin au sein même d’unions de familles qui, au diamètre du quartier, reconstitueraient une nouvelle sorte de clans.

17Cette recréation en ville de nouvelles formes de famille étendue pour assurer l’exercice de la solidarité entre proches n’est pas toujours liée à la reprise d’un modèle villageois. Martine Ségalen cite dans ce numéro l’étude de Willmott et Young menée dans l’est de Londres auprès des familles ouvrières du quartier de Bethnal Green. Les stratégies de rapprochement résidentiel entre ménages sont ici le fait de gens qui n’ont aucune origine paysanne proche et qui n’ont connu aucune forme de communauté rurale. Le réseau de sociabilité s’articule sur le réseau de parenté simplement parce que l’on a affaire à des ménages encore faiblement individualisés et maintenus dans une relative obligation de solidarité en raison de la faiblesse de leurs ressources.

18Le maintien de larges réseaux de parenté en ville est-il le fait des seules couches populaires ? La recherche déjà citée à propos de l’Iran constatait que dans la bourgeoisie de Téhéran, on rencontrait encore des familles conjugales parentes vivant ensemble sous le même toit. Ces ménages cohabitant témoignaient, par leur participation financière, de leur souci du maintien symbolique de l’unité économique de la communauté familiale. Dans les pays occidentaux, les dynasties bourgeoises qui se sont constituées dans les villes n’ont somme toute pas fait autre chose que constituer une communauté familiale de type moderne en créant des sociétés anonymes où tous les actionnaires étaient parents. Dans certaines villes de province comme Lyon ou Bordeaux, on a pu constater le rapprochement résidentiel de plusieurs ménages bourgeois appartenant à la même parentèle. Ceci a amené sinon à la constitution de quartiers, tout au moins à la construction de plusieurs immeubles voisins, propriétés du même groupe familial [4].

19Les regroupements familiaux apparaissent comme un moyen de protection quand il s’agit de pauvres et comme un moyen d’affirmation de puissance quand il s’agit de riches.

Les familles dans la jungle des villes

20Si pendant longtemps plusieurs formes de structures familiales ont coexisté dans la ville avec différentes formes de sociabilité qui ont contribué à donner aux divers espaces urbains des physionomies sociales originales, à partir d’une certaine époque, la ville apparaît comme un lieu inadapté, voire hostile à la vie familiale. Les ménages individualisés sont fragilisés du fait des transformations accélérées d’un espace urbain qui attire une population nouvelle ne trouvant plus forcément en ville un milieu d’accueil susceptible de l’intégrer. Marcel Roncayolo date cette modification de la fin du XVIIIe siècle [5]. Il observe que la critique de la ville, lieu du luxe, de l’artifice, de l’inégalité, est au cœur de la philosophie des Lumières et que ce thème va demeurer pour longtemps récurrent aussi bien dans la littérature de fiction que dans la littérature d’analyse, en particulier dans celle qui se développera dans la première moitié du XIXe siècle. Les raisons de ce changement des représentations sont complexes et avant tout liées au fait que la ville n’apparaît plus, à partir d’un certain stade de développement, comme un lieu défini, disposant de frontières à l’intérieur desquelles a pu se développer un certain ordre urbain et une culture de l’“urbanité”. La vie familiale est touchée par ces transformations. Les enfants abandonnés, les enfants des rues deviennent la figure emblématique de cette déstructuration des familles urbaines pauvres. Ils sont constamment présents dans la littérature du XIXe siècle, chez Dickens et chez Hugo en particulier. Le thème de la ville destructrice du lien familial devient pour longtemps une source d’inspiration littéraire, un thème qui reste fécond dans les écrits du XXe siècle et qui s’illustre en particulier dans la pièce de Berthold Brecht, Dans la jungle des villes, qui met en scène la destruction progressive de la famille d’un immigrant installé à Chicago.

21Les représentations négatives de la ville qui culminent dans la littérature ne sont pas non plus absentes des textes de caractère objectif. Louis Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris, dresse un bilan désastreux de la croissance récente de la capitale : perversion des mœurs, éclatement de la communauté, développement de l’inégalité, du luxe insolent et de la domination. La critique morale s’achève en critique sociale.

22Par ailleurs, les débuts de l’hygiène publique vont renforcer les représentations de la ville comme milieu malsain. Préoccupés par l’idée de contagion, les médecins reportent leur attention sur l’action des facteurs physiques sur le corps humain. La médecine cherche à saisir la relation entre la maladie, la mort et l’environnement. Dans cet esprit, la Société royale de médecine lance, dès sa fondation en France, en 1776, un vaste projet de topographies médicales, dont l’opposition ville/campagne devient la clé. La ville est un lieu dangereux pour la santé. Les enfants, considérés comme les êtres les plus exposés aux risques de contagion, sont souvent confiés à des nourrices vivant dans les campagnes voisines des grandes agglomérations. Une telle pratique n’est pas le seul fait des familles bourgeoises. Des ménages plus modestes sacrifient une part de leurs ressources pour faire bénéficier leurs jeunes enfants du “bon air” de la campagne, comme la Fantine des Misérables qui verse une lourde pension aux Ténardier, propriétaires d’une auberge à la campagne auxquels elle a confié sa petite fille. Lieu malsain du point de vue sanitaire, la ville l’est aussi du point de vue social. La peur du vagabond, du délinquant ou tout simplement de l’ouvrier que la misère a rendus violents et imprévisibles hante les imaginaires sociaux des citadins confrontés à la croissance désordonnée de leur univers quotidien, comme Louis Chevalier l’a amplement démontré dans son classique ouvrage Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXe siècle. Les familles ouvrières, souvent minées par la misère, se disloquent, et le nombre d’enfants abandonnés, facteur de délinquance et de désordre, devient une réalité préoccupante, que ce soit à Londres ou à Paris. Là aussi, la ville apparaît comme un lieu inapproprié pour “guérir” cette maladie sociale qu’est la délinquance juvénile. Les premières initiatives relevant de ce que l’on n’oserait appeler aujourd’hui l’éducation spécialisée amènent à promouvoir l’exportation à la campagne des enfants et des adolescents délinquants. Les lieux de “redressement” que sont les bagnes d’enfants, puis, plus tard, les colonies pénitentiaires qui survivront jusqu’au milieu du XXe siècle sont tous situés loin des villes afin d’éloigner leurs pensionnaires de leur influence malsaine.

23Les mêmes phénomènes se reproduisent depuis la fin du XXe siècle dans d’autres contextes. Les réponses apportées dans les grandes villes d’Afrique subsaharienne ou d’Amérique latine sont essentiellement d’ordre répressif. L’une d’entre elles, appelée en Afrique le “déguerpissement”, consiste à chasser de la ville les familles les plus pauvres par la destruction de leur habitat et à préserver, de façon en fait bien illusoire, les familles déjà intégrées de l’insécurité que provoque le voisinage avec les plus pauvres et les ruraux déracinés.

De la communauté familiale aux communautés de familles

24En Europe, la prise de conscience des désordres urbains créés par une croissance non maîtrisée a aussi généré des politiques visant à rendre de nouveau le séjour en ville sain et sécurisant pour l’ensemble des populations citadines. Associés parfois au patronat, les pouvoirs public sont entrepris de se substituer à l’organisation communautaire défaillante, en fournissant les services que les familles ne semblaient plus capables de se rendre les unes aux autres. On assiste, depuis plus d’un siècle et de façon accélérée depuis les années quatre-vingt, à une multiplication des équipements assurant la prise en charge de la plupart des besoins familiaux. Au fil du temps, cette substitution à l’initiative communautaire est allée très loin, depuis la création des crèches et garderies jusqu’à la professionnalisation de l’éducation “spécialisée” – qu’elle se fasse en milieu ouvert ou en centre fermé –, et plus récemment aux initiatives de médiation familiale ou d’appui à la parentalité, qui représentent des interventions institutionnelles dans l’espace intime de la vie familiale. Une telle dynamique apparaît à la fois comme une cause et comme une conséquence du processus d’individualisation des ménages que produit la vie urbaine aujourd’hui.

25En même temps, certaines initiatives ont voulu sinon recréer la communauté familiale, tout au moins favoriser la construction de nouvelles communautés de familles non plus à partir d’un lien parental, mais à partir de la conscience d’une responsabilité commune dans le domaine résidentiel en particulier.

26Le logement social a été le lieu privilégié de semblables expériences. Influencé par les idées de Fourier sur la mise en œuvre de cette communauté humaine idéale qu’était le phalanstère, l’industriel Jean-Baptiste Godin fit construire, à partir de 1859, à Guise, dans l’Aisne, le “familistère”, ensemble d’immeubles destiné à héberger les ouvriers de son usine et leurs familles. Ils trouvaient là non seulement un logement mais aussi un ensemble de services, et leurs enfants y étaient pris en charge de la naissance à l’entrée dans la vie professionnelle.

27On observe dans l’histoire plus récente du logement social d’autres récurrences d’utopies urbaines qui associent implicitement la transformation de l’ordre spatial et celle des relations sociales. Pour Ebenezer Howard, créateur en Angleterre de la “cité-jardin” en 1902, cette formule doit englober une forme d’habitat, un principe d’organisation économique et le rétablissement de la communauté. La “Cité radieuse”, construite en 1935 à Marseille par Le Corbusier, suppose un style de vie collective, dans la lignée du phalanstère. Avec ses rues intérieures et son école située sur le toit, elle entend favoriser le lien entre les ménages qui vont y habiter. Ses formes architecturales appellent une organisation collective des familles occupantes qui ne peuvent y vivre en situation d’individualisation totale.

28De telles réalisations qui traduisaient l’espérance des grands urbanistes de contribuer à la mise en place d’un nouveau type de collectif humain dans les villes sont restées rarissimes, comme toute utopie qui se respecte. Elles ont cependant inspiré, d’un point de vue purement technique, les pires réalisations architecturales des dernières décennies, comme les grands ensembles et les cités-dortoirs. Privé de toute dimension sociale et imaginaire, l’urbanisme se réduit à des recettes, et produit dans les grandes agglomérations un zoning rigoureux justifiant en fin de compte les mécanismes ségrégatifs qui s’établissent spontanément dans les formes de croissance urbaine.

29Repoussant les familles populaires à la limite des villes et les installant dans un univers qui ne favorise pas le maintien d’un lien collectif, les politiques urbaines entraînent le développement de politiques sociales visant à un encadrement institutionnel des ménages qui sera à la fois de plus en plus poussé et de moins en moins efficace. Si un lien communautaire s’établit entre ces familles, il n’est plus fondé sur le sentiment spontané d’un devoir de solidarité entre parents ni sur la conscience d’intérêts communs entre voisins, mais sur des références idéologiques que certains s’efforcent de faire partager aux autres en instaurant des pressions plus ou moins violentes sur les ménages, réduisant ainsi leur part de liberté individuelle. ?

NOTES

  • [1]
    Jean Servier, “L’Afrique blanche”, in J. Poirier (dir.), Ethnologie régionale, tome I, Encyclopédie de La Pléiade, 1972, Gallimard, p. 222.
  • [2]
    J. Legoff, in G.Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, tome II, La ville médiévale, 1980, Le Seuil, p. 356.
  • [3]
    P. Vieille et M. Kotobi, “Familles et unions de familles en Iran”, in Cahiers internationaux de sociologie, n° 41, 1966.
  • [4]
    Voir à ce sujet Y. Grafmeyer, Habiter Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1991.
  • [5]
    M. Roncayolo et T. Paquot (dir.), Villes et civilisation urbaine, XVIIIe-XXe siècle, Larousse, Paris, 1992.
Français

Résumé

La ville se développe souvent à partir de quartiers qui fonctionnent sur le modèle de communautés familiales importées de l’univers villageois. En même temps, en tant que lieu de montée en puissance de la bourgeoisie, elle a favorisé l’émergence de la famille conjugale, plus autonome par rapport au groupe mais aussi plus vulnérable aux bouleversements induits par une croissance urbaine mal maîtrisée. Face à cela, les politiques publiques hésitent entre une logique d’intervention multiple en direction des familles et la production de conditions susceptibles de favoriser l’émergence d’une nouvelle forme de communauté de familles. Cette dernière tendance n’a cependant produit que quelques rares réalisations de caractère utopique.

Jacques Barou
Anthropologue, chercheur au CNRS (UMR Pacte, Grenoble), il a récemment publié Europe, terre d’immigration, Presses Universitaires de Grenoble, 2002 ; Le logement des immigrés et de leurs familles, La Documentation française, 2003 ; La ville, ses cultures, ses frontières, L’Harmattan, 2004.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.130.0006
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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