1Parce qu’il s’agit d’une discipline assez nouvelle et que les pratiques auxquelles elle donne lieu sont souvent soutenues par des techniques de pointe, il pourrait sembler que la prospective est une invention moderne. La chose l’est sans doute, mais le mot qui la désigne se perd presque dans l’histoire de la langue française. Certains toutefois ont commis l’imprudence d’en attribuer la paternité au philosophe et industriel Gaston Berger (1896-1960), lequel, s’il a réellement posé les principes de la méthode, s’était contenté d’utiliser pour la nommer un vocable existant déjà depuis des lustres.
2Au terme d’une consultation de l’Institut national de la langue française, Bernard Cazes, à qui l’on doit, en 1986, chez Seghers, une très érudite Histoire des futurs, soutient que ce qui est parfois considéré comme un néologisme issu d’une traduction aventureuse de l’américain est en réalité la résurgence d’un vieux mot de la langue française [1].
3C’est en 1456 que le terme fait son apparition sous la plume de François Villon (Le lais ou Petit testament), pour désigner ce qui passe par l’esprit quand celui-ci est libéré des freins – dans le contexte, l’auteur fait davantage allusion à la folie qu’à l’ivresse – qui limitent le champ de la conscience : “L’estimative par quoi prospective nous vient.”
4C’est presque un siècle plus tard qu’un autre poète, Maurice Scève (1501-1564), réutilisa le terme dans le sens de “perspective”. Les années 1600 n’offrirent guère plus d’occasion au mot de se répandre, puisque seules deux occurrences sont relevées, du fait d’abord d’un député du clergé aux États généraux de 1614, puis d’un conseiller au parlement d’Aix, le sens du terme étant à chaque fois proche de “point de vue”. Rien à signaler au XVIIIe siècle, mais au XIXe, le mot réapparaît dans le cadre d’une polémique entre Gustave Planche et Théophile Gautier sous sa forme adjective et féminine pour caractériser une forme critique littéraire.
5Plus près de nous, le linguiste Ferdinand de Saussure en fit l’antonyme de rétrospectif, et Jean Rostand, une caractéristique de l’évolution dans le développement biologique (la disposition à être d’un sexe ou de l’autre), ce dernier emploi n’étant pas très éloigné du sens que l’adjectif “prospective” possède en anglais. Les philosophes humanistes l’utilisèrent comme on emploie “virtuel”, de nos jours, pour désigner une réalité appelée à se réaliser mais pas encore effective, alors que les phénoménologues le réservèrent à l’expression de ce qui est tourné vers l’avenir.
6Enfin, Gaston Berger vint ! Et si le terme avait, jusque-là, pris un grand nombre de significations différentes, il n’est pas contestable qu’il en fixa l’usage pour longtemps, en définissant l’attitude que devait adopter un administrateur moderne par l’expression “attitude prospective”, presque aussitôt changée en substantif : “la prospective”, dont le succès n’a cessé de grandir depuis lors.
Notes
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[1]
“Sur les origines du mot « prospective »”, Futuribles, déc. 1997, n° 226, p. 41-44.