1Qu’il s’agisse d’un choix rationnel, d’un culte ou d’un mode de vie, force est de constater que le marché de la vidéosurveillance et de la télésurveillance explose. Les élus, les entreprises et les particuliers y succombent. Pourtant, les résultats concernant la délinquance sont mitigés. Quant à la protection de la vie privée, elle échappe à toute règle collective.
2Sur le marché florissant des technologies de sécurité, les systèmes de surveillance à distance occupent une place de choix. Les industriels de la télésurveillance ont réalisé un chiffre d’affaires qui a plus que doublé en une décennie, passant de 182,9 millions d’euros en 1993 à 427,5 millions d’euros en 2003 (+133 %) [1]. La croissance est plus spectaculaire encore dans le domaine particulier de la télésurveillance résidentielle (versus télésurveillance professionnelle), dont la courbe a triplé entre 1993 (36,4 millions d’euros) et 2003 (113,6 millions d’euros), avec un pic en 2001, où la progression par rapport à l’année précédente a été de 23 %.
3Le marché de la vidéosurveillance a connu une expansion tout aussi importante, avec un chiffre d’affaires qui est passé de 224,4 millions d’euros en 1993 à 490,3 millions en 2003 (+ 118 %). Ce secteur a connu ses plus fortes progressions au début des années 1990 : + 9,5 % en 1993, + 10,8 % en 1994, et + 12,4 % en 1995. Alors que des créneaux plus traditionnels étaient marqués par un net ralentissement durant cette même période : serrurerie (- 4,8 %, - 3,3 %, et - 2,1 %), équipements blindés (- 7,1 %, - 5,6 %, et - 13,1 %), gardiennage et surveillance humaine (- 1,7 %, - 5,3 %, et - 3,9 %).
4Toutes sortes d’équipements et de services sont désormais disponibles : caméra fixe, pivotante, numérique, analogique, miniaturisée, munie d’un zoom ou d’un intensificateur de lumière, etc. Les configurations techniques peuvent prendre les formes les plus diverses : de la caméra unique reliée à un moniteur et à un magnétoscope au PC vidéo capable de visualiser les images de plusieurs dizaines de caméras différentes, voire même, pour les habitants de résidences dites sécurisées, les ressources de la domotique pour relier des caméras aux téléviseurs domestiques – la fameuse “coveillance” [2]. Dans les résidences les plus cossues, s’y ajouteront encore un mur d’enceinte, un gardien à l’entrée le jour et un maître-chien pour les rondes de nuit.
5À l’échelle d’une collectivité, les investissements consentis sont considérables : 2 millions d’euros à Strasbourg pour équiper les bus et les tramways de l’agglomération ; 2,75 millions d’euros à Lyon pour installer soixante caméras dans le centre-ville (première tranche de travaux), sans compter les coûts de fonctionnement (plus d’un demi-million par an pour les personnels et la maintenance) ; 5,5 millions d’euros pour équiper les collèges du département des Hauts-de-Seine ; 24 millions d’euros pour l’installation de caméras dans les transports en commun de la région Île-de-France (subventions accordées par la collectivité de 1998 à 2002) [3].
6Hormis l’action de quelques minorités militantes (associations de défense des libertés), la mise en place de ces systèmes de vidéosurveillance n’a pas suscité de réactions hostiles de la part des populations. Les collectivités locales semblent avoir répondu à l’attente (réelle ou supposée) de leurs administrés : renforcer la protection des biens et des personnes. Et force est de constater aujourd’hui que les caméras de surveillance font partie du paysage urbain au même titre que les cabines téléphoniques ou que les lampadaires…
7Faut-il s’en satisfaire ? On pourrait déjà s’en étonner, dans la mesure où tous les programmes d’évaluation menés en Grande-Bretagne par des chercheurs professionnels ont conclu à des résultats très mitigés quant à l’efficacité de la vidéosurveillance vis-à-vis du recul de la délinquance [4]. Et l’enquête menée l’an dernier par l’IAURIF dans les transports en commun franciliens – la seule conduite en France à ce jour – n’a fait que confirmer les observations formulées par les chercheurs britanniques [5]. En regard des investissements engagés pour financer et exploiter les systèmes, il faut bien l’admettre, l’aide apportée par les caméras à la lutte contre l’insécurité est négligeable. Pour autant, la course à l’équipement continue, comme en témoigne par exemple l’annonce faite par la région Île-de-France de poursuivre son programme de soutien à l’installation de caméras dans les transports franciliens dans les années à venir [6].
Pourquoi s’équipent-ils ?
On peut distinguer trois types de motivation :
- le culte : un investissement affectif qui repose sur un univers de croyances (foi dans la technique, idéal de transparence, apologie de l’image, etc.). La mise en œuvre du dispositif technique se traduit par un déploiement tous azimuts des caméras, sans définition préalable des lieux et des personnes à surveiller. La vidéosurveillance est une machine à tout faire. Les qualités intrinsèques de la technologie (connectique, performance, etc.) constituent l’élément central de l’argumentaire sécuritaire ;
- le mode de vie : un investissement affectif qui repose sur le sentiment d’appartenir à une communauté humaine dont l’existence est menacée par un environnement hostile. Les lieux et les personnes visées par les caméras sont définis à l’avance. La mise en œuvre du dispositif technique se traduit par un repli sur soi (vidéosurveillance domestique, “coveillance”) ou par un repli communautaire (résidences sécurisées ou gated communities aux États-Unis). Les modalités d’usage de la technologie (simplicité, accessibilité, etc.) constituent l’élément central de l’argumentaire sécuritaire ;
- le choix pragmatique : un investissement rationnel qui repose sur un calcul coût/bénéfice lié à un objectif précis. La mise en œuvre du dispositif technique est guidée par une philosophie dite de la “prévention situationnelle”, qui vise à agir sur l’environnement physique ou social (et non pas sur des personnes désignées) de façon à réduire les possibilités de délinquance. Les technologies ne constituent pas l’élément central de l’argumentaire sécuritaire ; elles sont mobilisées dans un dispositif qui englobe d’autres préoccupations, notamment d’ordre socioéconomique (rendre un centre urbain attractif, rénover un quartier, etc.).
8Cet engouement pour la vidéosurveillance déborde largement – et depuis plus d’une décennie – le cadre des collectivités publiques : les dispositifs techniques sont exploités dans leur immense majorité par des agences ou par des propriétaires privés pour surveiller et/ou défendre des espaces privés. Quelques chiffres pour s’en convaincre. Selon les professionnels du secteur, au milieu des années 1990, 120 000 systèmes de vidéosurveillance étaient installés en France, et le rythme de croissance du marché était évalué à 10 % par an. On peut donc estimer que près de 300 000 systèmes de vidéosurveillance sont aujourd’hui installés en France, c’est-à-dire plusieurs millions de caméras. Or, selon le ministère de l’Intérieur qui a dressé un bilan statistique des systèmes autorisés par les commissions départementales depuis l’entrée en vigueur de la loi du 21 janvier 1995 [7], près de 60 000 dispositifs de vidéosurveillance ont été déclarés en préfecture, dont un peu plus de 3 % seulement par des collectivités publiques. Dans la mesure où cette législation ne concerne que les systèmes installés sur la voie publique ou dans des “lieux privés ouverts au public” (commerces, banques, parkings, etc.) [8], cela signifie clairement qu’une très grande majorité des exploitants utilisent ces équipements dans des espaces privés stricto sensu… et échappent à tout contrôle administratif.
9Ainsi, au fantasme d’un Big Brother tout-puissant, symbole d’un pouvoir central traquant sans relâche des individus malveillants, voire même de simples citoyens, s’oppose une réalité plus prosaïque. L’expansion du secteur privé de la sécurité a favorisé l’émergence d’une multitude de Little Brothers, petits et grands propriétaires qui disposent de pouvoirs considérables sans avoir à se soumettre aux règles les plus élémentaires destinées à assurer la protection de la vie privée. Cette réorganisation de la gestion de l’ordre n’est pas sans effet sur la nature même de son exercice dans les espaces urbains. De fait, elle n’a plus grand-chose à voir avec un “ordre public” car les gestionnaires des systèmes travaillent avant tout au service des clients qui les emploient… quand ils ne travaillent pas tout simplement à défendre leurs propres intérêts. C’est dire que la sécurité a imperceptiblement changé de nature : d’un droit reconnu à tous et garanti par l’État, elle est devenue un bien de valeur marchande, un bien que les mieux lotis risquent fort d’être les seuls à pouvoir s’offrir. À moins que l’État se décide enfin à veiller à ce que le marché de la techno-sécurité s’accorde avec une certaine idée de l’intérêt commun…
Notes
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[1]
Ces données sont extraites de la revue En toute sécurité, qui présente chaque année, depuis le début des années 1990, les chiffres d’affaires des entreprises et des services de sécurité ventilés en vingt-cinq créneaux spécialisés. Voir Atlas 2005 - En toute sécurité, Technopresse, 2005.
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[2]
Philippe Dard et Frédéric Ocqueteau, “Contrôler ou communiquer ? Débat sur la coveillance et ses usages”, Les Cahiers de la sécurité intérieure, 2001, n° 43, p. 31-48.
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[3]
Selon les chiffres publiés dans la presse locale et dans La gazette des communes (cf. la rubrique “Archives” du site www.lagazettedescommunes.com).
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[4]
Éric Heilmann et Marie-Noëlle Mornet, “L’impact de la vidéosurveillance sur les désordres urbains, le cas de la Grande-Bretagne”, Les cahiers de la sécurité intérieure. Revue de sciences sociales, 2001, n° 46, p. 197-211.
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[5]
Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France, Évaluation de l’impact de la vidéosurveillance sur la sécurisation des transports en commun en Île-de-France, mars 2004.
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[6]
De 1998 à 2002, cette région a investi dans la vidéosurveillance près de 30 % du budget consacré à la sécurisation des transports en commun ; de 2003 à 2007, elle y consacrera plus de 70 % (voir Libération, 14 septembre 2004).
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[7]
La loi n° 95-13 du 21 janvier 1995 relative à la sécurité, Journal officiel, 24 janvier 1995, complétée par le décret n° 96-926 du 17 octobre 1996 relatif à la vidéosurveillance, Journal officiel, 7 décembre 1996. Pour une analyse de cette réglementation, voir Frédéric Ocqueteau et Éric Heilmann, “Droit et usages des nouvelles technologies : les enjeux d’une réglementation de la vidéosurveillance”, Droit et société, 1997, nos 36/37, p. 331-344.En ligne
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[8]
Selon la doctrine du ministère, il s’agit de lieux “où tout un chacun est susceptible de se rendre pour exercer une activité autre que professionnelle”. A contrario, si les caméras installées visent uniquement l’intérieur des bâtiments concernés, les lieux d’habitation individuelle ou collective (HLM), les établissements scolaires et les lieux de travail (uniquement accessibles aux employés) n’entrent pas dans le champ d’application de la loi de janvier 1995 (Voir Les cahiers juridiques de l’Intérieur, nos 5/6, janvier-avril 2000).