CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Patricia Highsmith, L’inconnu du Nord-Express, Calmann-Lévy, 1951

1Dans le domaine de la littérature, le roman policier représente un genre où le concept de contrôle joue un rôle primordial. Toute situation d’affrontement entre un policier et un coupable, structure habituelle du roman policier, suppose une maîtrise de la situation. Pour l’enquêteur, c’est une prise en compte des éléments révélateurs, l’analyse des indices matériels, de la chronologie. Les progrès de la recherche scientifique – le fait que le décryptage du code génétique soit plus fiable, par exemple, que les empreintes digitales – donnent au policier des armes d’investigation redoutables. Quant au délinquant, brouiller les pistes, effacer les traces de meurtre demeurent pour lui une nécessité. La structure de base de tout roman policier, c’est ce jeu de traque et d’esquive entre chasseur et chassé. Mais il arrive dans certains ouvrages que le jeu soit plus complexe et qu’il ne se limite pas à un antagonisme pur et simple. Ainsi en est-il de L’inconnu du Nord-Express de Patricia Highsmith (dont Hitchcock fit un film). Aucune énigme à déchiffrer. Tout est clair dès le départ : on sait que toute l’intrigue consistera à évaluer comment chacun des deux meurtriers usera du pouvoir de contrôle dont il dispose face à l’autre pour gérer une situation d’une perversité logique. Deux jeunes hommes se rencontrent lors d’un voyage en train. Rien de prémédité : un pur hasard. Bruno est une sorte de golden-boy plutôt veule. Il hait son père et la perspective de son décès, qui lui assurera l’héritage, l’obsède. Guy, jeune architecte en pleine ascension sociale, est encombré d’une épouse qui fait traîner leur divorce en longueur. Au cours d’une conversation plutôt banale, Bruno fait soudain une suggestion. Suggestion démente, mais qu’il présente avec le plus parfait sang-froid : que chacun des deux tue pour le compte de l’autre. On aura ainsi deux meurtriers indétectables puisque dépourvus de toute motivation. Bruno, qui est un psychopathe privé de tout sens moral, étrangle froidement la femme de Guy. Mais c’est là que la machination achoppe. Guy renâcle à tuer le père de son complice. Bruno l’oblige à céder en mettant en œuvre une tactique de persécution déstabilisante. On a donc ainsi une situation d’intrigue en miroir. Chacun des meurtriers a un pouvoir de contrôle sur l’autre à cause du secret qu’il détient, mais il s’agit d’un secret périlleux dont on ne peut se servir qu’avec une grande circonspection : comment dénoncer l’autre sans risquer de se dénoncer soi-même ? L’efficacité du contrôle ne dépend pas seulement des éléments objectifs, mais de l’impact psychologique et de l’habileté tacticienne. Bruno se noie accidentellement, libérant Guy de toute menace de dénonciation. Et si ce dernier craque en fin de compte, ce n’est pas tant le policier qui a raison de lui, mais un effondrement intime et le poids insupportable de la culpabilité.

Paule Paillet
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2008
https://doi.org/10.3917/inso.126.0061
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