1Chiffres à l’appui, le soupçon de fraude ou d’abus porté par une partie de l’opinion publique, qui tend à peser sur les bénéficiaires de prestations sociales se révèle largement non fondé. Le nombre de rappels de prestations est même trois fois supérieur aux cas de trop perçus. La complexité des prestations et leur instabilité liée aux situations changeantes sont à la source de ces phénomènes. Une autre conception du ?contrôle s’est mise en place depuis plusieurs années, orientée vers la maîtrise du risque et vers une démarche de prévention.
2“La tentation du contrôle social des exclus, ou tout simplement des allocataires de l’État-providence dès lors que leurs allocations ne proviennent plus d’une contrepartie assurantielle, devient réelle”, remarque Pierre Rosanvallon. Le lien entre contrôle et assistance est très ancien. On a, semble-t-il, toujours considéré que les bénéficiaires de l’assistance sociale devaient faire l’objet de contrôle, pour éviter que certains ne bénéficient indûment d’aides. Le soupçon d’abus est assez corrélé, du moins dans l’opinion, à l’assistance.
3La politique de contrôle de la branche Famille de la Sécurité sociale se démarque, et de plus en plus clairement, de cette vision du contrôle, au sens policier du terme, des pauvres. L’institution développe en effet une politique de maîtrise des risques, et non plus de contrôle dans son acception première, depuis de nombreuses années. Les risques existent avant tout en raison de l’importance financière, de la complexité des prestations et de leur instabilité dans le temps, et non parce que leurs bénéficiaires sont par nature fragiles ou en situation souvent précaire.
4Les abus ou les fraudes existent certes. Mais il s’agit d’un phénomène relativement réduit et distinct des problèmes de déclarations erronées ou tardives des usagers, qu’il convient d’appréhender à sa juste valeur et qu’il est nécessaire de traiter spécifiquement.
Rien que les droits, tous les droits
5Dans les années 1995-1996, la branche Famille a développé une politique de contrôle qui présentait trois caractéristiques majeures. En premier lieu, il s’agissait d’organiser et de mesurer les actions de contrôle menées par les organismes qui les exerçaient déjà naturellement. En second lieu, les actions de contrôle étaient ciblées sur les comptes présentant des risques. Cette approche ciblée sur le risque et non plus aléatoire était de nature à renforcer l’efficacité des contrôles. Enfin, l’objectif vis-à-vis de l’usager pouvait se résumer en une phrase : “Rien que les droits, tous les droits”, accréditant l’idée que le contrôle devait, quand naturellement il était exercé, être global, porter sur l’ensemble de la situation des bénéficiaires de prestations.
6L’usager a été petit à petit replacé au cœur des préoccupations et des démarches. Les politiques sociales ne sont-elles pas instituées au profit des usagers pour accompagner – sinon induire – des choix de vie ou plus simplement la natalité qui actuellement en France se porte bien, ou pour garantir aux personnes les plus démunies un minimum de ressources ? N’y a-t-il pas contradiction, dès lors, à soupçonner les usagers sans discrimination d’abus divers et, par conséquent, à contrôler, y compris lors de l’instruction des droits, au moyen de diverses pièces justificatives ?
7Certes, à première vue, l’ampleur des régularisations des comptes ne plaide pas en ce sens. On compte, selon les années, de 3 à 4 millions d’indus (demandes de remboursement) en nombre, et de l’ordre de 1,3 à 1,7 milliard d’euros en masse financière. Les rappels (qui concernent les usagers qui n’ont pas touché ce qu’ils auraient dû recevoir) peuvent quant à eux être évalués à un ordre de grandeur trois fois supérieur. Ces indus représentent encore 2,7 % des prestations versées. Ils ont atteint certaines années 4 %.
8Une comparaison avec les autres branches de la Sécurité sociale donne un certain éclairage du phénomène. Le taux d’indus dans la branche Maladie atteint 0,7 %, et ils représentent 0,07 % des avantages de vieillesse dans cette branche. Mais comparaison n’est pas raison. Ces écarts importants trouvent sans doute des explications dans la nature des prestations servies par les différentes branches, et non dans un comportement abusif ou “fraudogène” des usagers qui, si c’était le cas, aurait des incidences sur l’ensemble des branches de la Sécurité sociale. L’analyse des indus (d’après une enquête réalisée en 2000 et 2001 sur plus de 10 000 indus) montre que trois quarts d’entre eux environ ont pour origine une déclaration tardive ou une non-déclaration, ou encore une déclaration inexacte de la part des usagers, sans connotation frauduleuse.
Les prestations génèrent le risque
9En réalité, ce sont les prestations sociales elles-mêmes qui génèrent le risque. Ces prestations, en particulier les aides au logement, sont en effet, et ceci est d’autant plus vrai pour les prestations liées à la précarité (RMI, API - allocation de parents isolés), très tributaires de la situation familiale, financière et professionnelle des bénéficiaires. Elles sont, à la fois dans leurs conditions d’attribution et dans leurs montants, liées à de nombreux éléments de la situation de l’usager très variables dans le temps, et donc très instables.
10Les conséquences sont là et sans appel : ce sont ces prestations API, RMI et aides au logement qui causent le plus d’indus. Ce taux est de 5,38 % en RMI, de 4,39 % en allocation de logement à caractère social, de 3,46 % en aide personnalisée au logement, et de 4 % en API (il s’agit du rapport entre le montant des indus et les masses financières de prestations versées au cours de l’année 2004), alors qu’il est bien inférieur en matière de prestations familiales : 1,87 %.
11Il est bien difficile pour l’usager de savoir quand et quoi déclarer. C’est ce qui explique que dans trois quarts des cas, l’indu est lié à une non-déclaration, à une déclaration tardive ou à une déclaration erronée, sans qu’il y ait intention frauduleuse avérée.
12Les opérations de contrôle sont à l’origine de la mise au jour d’un quart des indus. Bien que l’on puisse être tenté d’assimiler ces derniers à de la fraude, il est en réalité difficile de repérer une intention frauduleuse qui pourrait permettre de qualifier ces cas comme tels. Et que recouvre exactement la notion d’abus ? De plus, bon nombre d’opérations de contrôle par échanges de données, notamment avec les ASSEDIC, parce que désormais elles se déroulent mensuellement, permettent de connaître des changements de situation rapidement, avant même que l’usager n’ait pu les déclarer. Pour autant, il ne s’agit pas là de fraudes ou de pratiques abusives.
13Les contrôles produisent d’ailleurs indistinctement des indus ou des rappels. 55 % des redressements sont des indus et 45 % sont des rappels, le pourcentage des régularisations positives, c’est-à-dire des rappels, étant en augmentation (35 % en 2000). Les contrôles ont généré en chiffres arrondis, en 2003 : 788 000 indus pour 382 millions d’euros et 647 000 rappels pour 298 millions d’euros, soit un solde négatif de 84 millions d’euros.
14Bref, on peut se convaincre sans difficulté que le contrôle est intrinsèque à toute activité, en particulier au service de prestations sociales. Le volume de l’activité de contrôle est naturellement très lié à la complexité et à la réactivité des prestations. Ainsi des minima sociaux ou des aides au logement qui présentent plus de risques que d’autres allocations. Mais il est impropre de dire que l’Institution contrôle les pauvres, affirmation à connotation péjorative et discriminatoire.
Maîtrise des risques et principes de l’assurance raisonnable
15La nouvelle politique de contrôle se veut une politique globale de maîtrise des risques et de non-qualité, visant à prévenir les régularisations – aussi bien les rappels que les indus – et ciblée sur les comptes, les situations et les prestations présentant le plus de risques. Il s’agit de contrôler là où sont les risques les plus importants, selon le principe de l’assurance raisonnable, en adaptant les moyens de contrôle à l’importance de ces risques. Maîtriser les risques ne signifie certainement pas les couvrir à 100 %. Aucune administration, aucun service, public ou privé, aucun secteur d’activité n’y parvient et n’a cette prétention.
16L’approche globale donne une meilleure vision de l’ensemble des actions visant à améliorer la qualité de service aux usagers, qu’il s’agisse de s’assurer de la justesse des informations déterminant le droit aux prestations, par contrôle auprès de l’allocataire ou auprès d’organismes tiers (ASSEDIC, fisc, CNASEA [1]), par vérification interne de la cohérence et de la complétude des dossiers (traditionnelle vérification comptable) ; ou qu’il s’agisse de vérifier le bon fonctionnement des procédures de traitement des prestations ou de recouvrement des indus dont l’importance structurelle justifie une attention particulière. Cette approche doit, à terme, permettre une meilleure cohérence ainsi qu’une meilleure répartition de ces contrôles et des moyens qui y sont affectés, par rapport à l’importance des risques. L’ensemble des risques doit être maîtrisé, qu’il s’agisse des indus aussi bien que des rappels, qui en sont l’expression.
17La question des rappels de prestations est largement aussi importante que celle des indus, notamment lorsqu’elle touche des bénéficiaires de minima sociaux. Les indus constituent certes un phénomène d’importance tant pour les CAF en termes financiers et de gestion que pour l’usager, pour qui il n’est jamais agréable de se voir notifier de la part d’un organisme à vocation redistributive de fonds publics une demande de remboursement souvent difficile à assumer. Ceci dit, pour l’usager, le remboursement peut s’effectuer souplement, en respectant ses capacités financières grâce au barème de recouvrement personnalisé institué par la loi du 25 juillet 1994. Par ailleurs, en cas de précarité de la situation financière de l’allocataire ou d’erreur de l’organisme payeur, des remises de dettes peuvent être consenties.
18Les rappels ne posent ni les mêmes problèmes financiers ni ne soulèvent les mêmes difficultés de gestion. Toutefois, pour l’usager qui se trouve en situation de précarité et qui est bénéficiaire de minima sociaux, un rappel signifie qu’il n’a pas bénéficié pendant une certaine période de tous ses droits, c’est-à-dire du minimum vital. Aussi doit-on s’efforcer de prévenir au maximum ces rappels. Pour ce faire, la façon la plus simple et la plus immédiate consiste à traiter très rapidement toute information ayant une incidence sur les droits d’un bénéficiaire de minima sociaux. La convention d’objectifs et de gestion conclue entre la branche Famille et l’État fixe d’ailleurs un délai de traitement de l’ordre de dix jours, au lieu de vingt pour les autres prestations.
19Le principe de l’assurance raisonnable conduit à faire porter les efforts et les moyens de contrôle, qui sont mesurés, sur les risques les plus importants. Cette importance a notamment pu être évaluée au moyen d’enquêtes réalisées au cours des années 2000 et 2001, qui ont porté tant sur les indus que sur les rappels, et qui ont permis de dresser la hiérarchie des risques suivante, exprimée en valeur financière : situation professionnelle, 28% ; ressources, 18 % ; logement et adresse, 17 % ; situation des enfants, 15 % ; situation familiale, 8 %. Par ailleurs, les minima sociaux que sont le RMI et l’allocation adulte handicapé (AAH) présentent, en tant que tels, des risques intrinsèques estimés à respectivement environ 5 % et 6 %. Les 3 % restant représentent des risques divers, par essence très variés.
Vers une politique de prévention
20La prévention des risques reste l’objectif majeur. À cette fin, tout ce qui peut contribuer à prévenir l’apparition d’indus ou de rappels mérite d’être étudié. La connaissance en temps utile des informations relatives aux changements de situation des usagers, qui viennent modifier leurs droits, est naturellement l’axe privilégié d’amélioration. De ce point de vue, le développement d’échanges d’informations en temps réel avec d’autres administrations, services publics ou institutions constitue une voie royale à développer. En outre, si ces échanges interviennent immédiatement, dès la survenance de l’événement, ils dispensent l’usager de déclarations multiples à divers organismes concernés, et simplifient donc ses démarches. C’est dans ce sens que les échanges existants, notamment avec l’ASSEDIC ou avec le fisc, doivent se développer. Les travaux en cours y concourent. D’autres échanges pourront voir le jour, avec, par exemple, les caisses primaires d’assurance maladie ou les caisses régionales d’assurance vieillesse.
21Les nouvelles technologies contribuent à améliorer la qualité des informations permettant d’allouer les prestations, et à simplifier la vie administrative des usagers. C’est ainsi que s’ouvrira prochainement un site public : adele.service-public, permettant aux usagers de déclarer en une seule démarche leur changement d’adresse à diverses administrations ou services publics (CAF, ASSEDIC, CPAM et Service national). Cette expérimentation à l’initiative de l’Agence pour le développement de l’administration électronique (ADAE) préfigure, sous réserve du bilan qui en sera tiré, une généralisation et une extension à d’autres informations tant sur la situation professionnelle que sur la situation familiale ou financière.
22En attendant, la prévention repose aussi, faute de système possible d’échanges d’informations avec d’autres services publics, ou de déclaration unique d’information par l’usager, sur une bonne politique d’information de ce dernier. Une bonne information de l’usager sur ses obligations de déclaration de tel ou tel changement de situation peut certainement contribuer, mieux qu’une information générale à un moment inopportun, à favoriser le réflexe de déclaration, à condition qu’elle tombe au bon moment, au moment où risque de survenir son changement de situation. Or le retour à l’emploi, le départ d’un enfant, voire un changement d’adresse, etc. sont des événements qui tous, en moyenne, se produisent au terme d’une période de chômage variable selon la région, à un certain âge, à une certaine période de l’année, etc.
23Ces progrès que représentent aussi bien le développement et l’amélioration des échanges d’informations, que la politique ciblée d’information ou les déclarations uniques des usagers restent à faire. Ils sont possibles, si l’on part du principe vérifié que les usagers sont de bonne foi. Ils vont dans le sens d’une meilleure prise en compte de ces derniers, de leur capacité à être pleinement acteurs de leurs droits. Ces évolutions signifient, à terme, une réduction naturelle des contrôles et des vérifications qu’elles remplaceront avantageusement. Ces contrôles et ces vérifications pourront néanmoins demeurer sur des échantillons limités de bénéficiaires, en tant qu’indicateurs utiles d’efficacité des politiques d’échanges d’informations, d’administration électronique et d’information des usagers.
Qu’en est-il de la fraude ?
24Ces propos ne sauraient faire oublier l’existence d’un phénomène bien particulier mais marginal : les abus ou la fraude. On ne peut nier ni minimiser l’existence de fraudes, au risque de discréditer des pans entiers de politiques sociales. Cependant, il s’agit d’un phénomène relativement réduit et distinct des déclarations erronées ou tardives des usagers, qu’il s’agit d’appréhender à sa juste valeur et de traiter spécifiquement.
25La fraude telle qu’elle est recensée ne représente guère que 3 000 cas environ par an, et encore convient-il de préciser que ces cas sont loin d’être tous comparables, allant de simples fausses déclarations répétées, pour des raisons financières que l’ont peut comprendre sinon excuser, jusqu’à de véritables escroqueries, à la fabrication et à l’usage de faux documents, et enfin à la fraude organisée dite “en réseau” (de multiples faux dossiers constitués auprès de divers organismes).
26Naturellement, la confiance en l’usager n’est ici plus de mise. Les techniques de fraude évoluent sans cesse, s’adaptant aux procédures de contrôle, tirant partie de la simplification des démarches administratives, et notamment de l’administration électronique. Des solutions de prévention dressées à partir d’une étude scrupuleuse et exhaustive des typologies de fraude et d’une analyse comportementale des acteurs peuvent être développées. Mais la fraude, qui reste l’exception, ne peut justifier une remise en cause au détriment du plus grand nombre du développement d’une administration plus simple et plus humaine.
Note
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[1]
Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles