CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La “mixité sociale” est une notion à succès dans les politiques urbaines. Mais pour faire quoi ? Favoriser le brassage social, re-créer du lien social ? L’analyse soulève d’autres questions plus silencieuses : s’agit-il d’un problème social ou ethnique ? S’agit-il de politique urbaine ou de lutte contre les discriminations ? Et aussi, quelles modalités concrètes permettraient une cohabitation paisible ?

2Le terme “mixité”, qu’il s’agisse d’un état de fait ou d’un horizon espéré, évoque une situation de l’ordre de “l’émulsion”. Ce processus physique masque, par agitation, les caractéristiques propres de ses composants au profit d’une substance d’apparence homogène. En cela, la mixité est probablement un terme adapté à la conception républicaine de l’universalité du citoyen à qui l’on ne reconnaît aucun attribut spécifique, qu’il soit culturel, religieux ou ethnique. Mais pour cela aussi il est, hors de nos frontières, un terme incompréhensible ou intraduisible. On pourrait lui préférer le terme de “diversité” qui, lui, a l’avantage de reconnaître l’existence de différences.

3Autre singularité de ce terme, il n’est jamais défini : que faut-il réunir pour dire d’une situation qu’elle est mixte ? La mixité n’a pas de contenu précis, elle est seulement parfois qualifiée par l’adjonction d’un adjectif, fonctionnel ou social, l’une (“la mixité fonctionnelle”) étant censée participer à la production de l’autre (“la mixité sociale”).

4Dans ce flou conceptuel, de quel point de vue apprécier une situation sociale pour pouvoir la qualifier de “mixte” : celui des structures par âge, ou par profession, ou par revenu, ou encore par nationalité, celui des types de ménage, ou encore celui de l’origine ? S’il est théoriquement possible de contribuer à produire de la mixité de chacun de ces points de vue, reste à savoir quel est celui que privilégient les politiques publiques dans leur invocation de la mixité. Car, si son contenu est plastique, sa mobilisation est constante, voire de plus en plus impérieuse dans le champ des politiques urbaines.

Une injonction constante des politiques urbaines

5La politique de rénovation urbaine instaurée par la loi dite Borloo entend bien, dans ses attendus, favoriser la “mixité sociale” dans les quartiers “dont on parle”. Cependant, elle n’innove pas en cela et renoue avec un principe déjà affirmé par la loi d’orientation sur la ville (LOV) comme par la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU). Si l’on se réfère à une temporalité plus longue, elle s’inscrit également dans la continuité de la circulaire Guichard de 1973 qui avait mis fin à la construction des grands ensembles d’habitations à loyer modéré (HLM) dont l’évolution était déjà censée mettre en péril la “cohésion sociale”. Ces textes ont en commun d’avoir opposé à un même constat, celui d’une ségrégation devenue trop visible et insupportable, un même recours à la mixité sociale comme remède. Si l’injonction à la mixité est constamment repérable durant ces trente dernières années à l’égard des quartiers d’habitat social que la politique de la ville a labellisés, néanmoins, avec la LOV comme avec la loi SRU, la mixité sociale a été, plus largement, invoquée comme un véritable principe devant désormais organiser l’ensemble de l’urbanisation en veillant à une certaine diversité de l’offre d’habitat par une répartition plus équilibrée des logements sociaux.

6Face au risque d’une fracture sociale mise en scène par le politique et à celui, moins médiatisé, d’une fragmentation de la société induite pour partie par l’accentuation des polarisations sociales dans les espaces urbanisés, la mixité est censée favoriser, par la proximité, le mélange ou le brassage social. Elle contribuerait ainsi à “retisser un lien social” que l’évolution des villes et des sociétés contemporaines distendrait et fragiliserait. Sans discuter ici du bien-fondé de ce présupposé, nous proposons plus simplement de sérier les divers modes et registres de son instrumentalisation actuelle.

Hors des cités HLM, elle connaît un certain succès

7Le principe de mixité sociale semble connaître un certain succès, quand il rencontre le souci des maires de diversifier leur parc de logements pour répondre à des enjeux locaux : développer une offre locative là où le parc de logements est surtout un parc de propriétaires ou d’accédants à la propriété, accueillir de jeunes ménages dans des communes qui vieillissent, jouer de la mixité “par le haut” là où l’histoire et les stratégies municipales avaient sédimenté un nombre conséquent de logements HLM. Nul doute que l’objectif visé est bien, in fine, d’obtenir davantage de diversité appréciée par chacun à l’aune d’un contexte spécifique. Si la diversité qu’autorisent ces stratégies contribue à satisfaire des besoins locaux, elle connaît néanmoins des limites dans sa déclinaison : elle paraît ne pas inclure les populations pauvres et/ou “immigrées” dont le voisinage ne semble ni désiré ni recherché. Pour preuve, le refus exprimé en de nombreux lieux de voir se construire “à côté de chez soi” des logements HLM.

Et dans les cités ?

8À regarder de plus près la manière dont l’injonction à la mixité s’est déclinée à propos des cités HLM sur lesquelles elle s’est d’abord focalisée, on discerne, derrière son invocation, divers enjeux qui se sont successivement, voire parallèlement exprimés.

> Du “seuil de tolérance” à la “mixité”

9Une première acception de la mixité sociale s’est traduite par la volonté que le peuplement des cités HLM respecte “un seuil de tolérance”, ce qui signifiait qu’il fallait y limiter la “part” des immigrés. Or, la société française a entretenu avec ces cités un rapport pour le moins paradoxal : elle leur a assigné de fait une fonction d’accueil, ou – dit plus cyniquement – de “stockage”, dans les agglomérations urbaines, des familles pauvres et/ou issues de l’immigration au fur et à mesure de leur regroupement dans le cadre des politiques qui ont fait suite à l’arrêt de l’immigration de travail. C’est en effet dans ces cités qu’elles ont trouvé de grands logements à bon marché. Dans le même temps, la société française a cherché à “défaire” ce qu’elle avait fabriqué, en luttant contre une “ghettoïsation” devenue problématique. Cette volonté de “déspécialiser” les cités HLM a cependant été sans cesse contrariée par la nécessité d’assurer le droit au logement, plaçant nombre d’organismes HLM dans une contradiction d’autant plus difficile à dénouer que le déficit de logements sociaux s’est accentué.

10Mais la vacuité des discussions cherchant à fixer le niveau du seuil de tolérance a conduit à adopter un discours “ethniquement plus neutre”. S’est ajoutée à cela la brutalité d’une formulation “politiquement incorrecte” et par ailleurs simplificatrice : elle désignait en effet nommément une population comme responsable par sa seule présence du malaise des cités.

> Sous la mixité, la question toujours névralgique de l’ethnicisation des quartiers

11À la recherche improbable d’un bon dosage “ethnique” a succédé la volonté de retrouver dans les cités une plus grande mixité sociale. Il n’est pas sûr, pour autant que l’on ait changé de terme, que l’enjeu ait, lui, changé de nature. Sous couvert de mixité, ne poursuit-on pas le même objectif : travailler à la “désethnicisation” des cités ?

12Il faut alors s’interroger sur la validité de ce constat : on peut en effet penser que la question posée par ce qu’on appelle “le malaise” des cités est d’abord une question sociale avant d’être une question ethnique. Ce qui unifie la condition des habitants des cités est moins leur supposée commune appartenance ethnique (quelle qu’en soit la formulation : maghrébine, arabe) que le fait qu’ils sont pauvres ou en situation précaire. On pourrait d’ailleurs montrer que de certains points de vue, les cités sont infiniment plus diversifiées que nombre d’autres quartiers urbains, à rebours des représentations de sens commun : il en est ainsi si l’on retient par exemple le critère de la nationalité ou de l’origine. Il convient également de se demander par qui la désethnicisation est revendiquée : par les habitants des cités ou par d’autres ?

13On identifie sans grande difficulté un des “bénéfices” possibles de la désethnicisation des cités pour ceux qui n’y vivent pas : elle contribue à rendre invisible ce qui constitue aujourd’hui un des éléments de la nouvelle question sociale, à savoir la place que la société française est prête à faire à celles et ceux qu’elle appelle les immigrés. Mais les répartir de manière plus équilibrée dans l’espace urbain ne résoudra en rien les problèmes auxquels les minorités visibles sont confrontées en matière d’accès à l’emploi ou à la représentation politique.

14Quant aux habitants des cités, leur rapport à la “spécialisation ethnique” des cités est loin d’être univoque. Nombre de travaux ont souligné l’exaspération des populations françaises de souche restées dans les quartiers face à la “dérive ethnique” de leurs cités. Ils partagent cette exaspération, mais pour d’autres raisons, avec certains habitants issus de l’immigration qui se sentent “assignés” à résidence dans les cités. Ils s’y sentent obligés à une cohabitation forcée avec leurs supposés “semblables”, cohabitation dont ils ne veulent pas parce qu’elle les réduit à une origine qui ne saurait constituer leur identité. Certains auteurs ont également insisté sur les effets nocifs de cet “entre soi communautaire” qui finit par peser sur les destins individuels et obérer, par défaut d’arrachement à la cité, les chances d’insertion, même si partir a un “coût” [1]. Mais d’autres, s’appuyant sur les travaux de l’École de Chicago, rappellent continûment que l’entre soi communautaire peut aussi constituer une ressource utile pour le migrant et faciliter son intégration dans la société d’accueil.

15La fréquentation assidue de certaines de ces cités et de leurs habitants oblige à dire qu’il n’y a pas, à leur propos, un point de vue homogène qui serait celui des habitants des cités, en particulier lorsqu’il s’agit des populations issues de l’immigration. Il y a autant de points de vue que de temps ou d’étapes dans les parcours migratoires qui mènent un individu de son pays d’origine jusqu’à sa volonté de se “fondre” dans la société où il a pris pied, en passant par son arrivée dans le pays d’accueil et le nécessaire apprentissage qu’il doit faire de ce nouveau contexte. À chacune de ces étapes répond probablement une appréciation de la cité : au réconfort que constitue dans un premier temps le fait de vivre dans un entourage familier, avec ou près des siens, finit par succéder la volonté de s’en mettre à distance, au fur et à mesure que s’affirme le désir de rester dans le pays d’adoption et d’y devenir un citoyen comme les autres. C’est bien lorsque les habitants des cités font l’expérience d’y être assignés alors que, pour eux, le temps est venu d’en partir, que s’expriment tout à la fois l’exaspération et le sentiment de la relégation avant que ne surgisse la tentation du repli.

16Or, nombre d’habitants de ces cités, issus de l’immigration, ne sont pas des primo-arrivants, mais appartiennent à la seconde ou à la troisième génération, pour lesquelles la question première n’est donc pas de se familiariser avec de nouveaux codes et valeurs. Elle est de trouver une place dans la société où la plupart sont nés. On peut alors se demander si les y aider suppose d’abord que soit privilégiée la recherche dans les cités d’une plus grande mixité, ou que, plutôt, soient d’abord développées des politiques susceptibles de lutter efficacement contre les inégalités et les discriminations (encore qu’il n’y ait sans doute pas à opposer les deux registres, tant habiter ces cités constitue aussi un handicap ou un stigmate supplémentaire). Mais, pour résoudre les problèmes que posent à ces habitants le fait d’habiter ces cités, faut-il chercher à faire “éclater” les ghettos par une mixité forcée ou convient-il de travailler à ce qu’ils puissent disposer d’un droit effectif à la mobilité résidentielle, leur permettant de choisir de rester ou de partir ?

> Au nom de la mixité, le retour improbable des couches moyennes

17La seconde dimension de la mixité, complémentaire de la première (désethniciser les cités), vise à faire revenir dans les quartiers les classes moyennes. En s’appuyant sur l’injonction à la mixité, élus et bailleurs sociaux se sont efforcés de ramener dans les cités des couches sociales qui les avaient désertées par des politiques de réhabilitation des logements et du cadre de vie. On sait que ces politiques financées par la prime à l’amélioration du logement à usage locatif et à occupation sociale (PALULOS), et ouvrant droit à l’aide personnalisée au logement (APL), ont produit des effets inverses de ceux recherchés : elles ont contribué plus souvent à accroître la paupérisation des quartiers qu’à favoriser leur requalification sociale. Même s’il a fallu de ce fait faire le deuil du retour des classes moyennes, cette perspective n’a pas totalement disparu de la scène des cités. On peut même dire qu’elle y fait un retour en force dans le cadre de la rénovation urbaine, mais en se donnant d’autres moyens pour y parvenir.

> Derrière la mixité, la recherche d’un “équilibre du peuplement”

18Dans la troisième acception, c’est moins la mixité que “l’équilibre du peuplement” qui est alors recherché. Il s’agit non plus de se polariser sur la déspécialisation ethnique ou la recherche d’une plus grande diversité sociale, mais d’organiser au mieux les conditions d’une cohabitation paisible, à l’échelle d’une cage d’escalier ou d’un palier, afin d’éviter les situations de tension ou de conflit. Cette recherche du bon équilibre s’est appuyée sur des modalités de gestion du peuplement plus fines s’intéressant au voisinage et ouvrant le champ à l’expérimentation de ce qu’on appelle, pour partie aujourd’hui, la gestion de proximité. Si elle repose sur une attention portée aux conditions concrètes de l’habiter et du voisiner, pour autant qu’elle puisse être facilitée, la cohabitation ne se décrète ni ne se prescrit.

> Dans le cadre de la rénovation, une mixité devenue possible, mais à quel prix ?

19Il semble qu’aujourd’hui, avec les programmes de démolition/reconstruction engagés dans le cadre de la rénovation urbaine, on soit revenu à une acception plus “ambitieuse” de la mixité : on ne cherche plus seulement à ménager un vivre ensemble à l’échelle des cités en aménageant les conditions de la cohabitation. On a l’ambition d’en modifier le peuplement pour en faire des quartiers comme les autres.

20Sans doute ces programmes participeront-ils à améliorer le cadre de vie des locataires HLM qui resteront sur place, mais ils s’attachent aussi à renouveler la population de ces quartiers. Et il est bien possible qu’ils y parviennent pour partie. Là où l’injonction à la mixité par la réhabilitation avait échoué, la démolition/reconstruction peut permettre d’une part de faire disparaître “les abcès de fixation” des cités (soit ces immeubles HLM ou de copropriétés quasi à l’abandon et qui concentrent toutes les difficultés). Ces démolitions se feront probablement avec l’assentiment des habitants du quartier. Elle peut permettre également d’aboutir à une certaine diversification sociale, dans le sens d’une désethnicisation et d’une dépaupérisation conjointe par l’introduction dans les cités d’autres types de logements que des HLM. Mais il est à craindre que cette diversification sociale n’aboutisse à un processus de requalification qui se doublera “mécaniquement” ou presque, s’il advient, d’ une aggravation des polarisations sociales à l’intérieur des cités entre nouveaux habitants et locataires HLM. Il se doublera également par la perte ou l’amoindrissement de la fonction sociale qu’assuraient ces quartiers, souvent pour le compte de l’agglomération dans son ensemble : à savoir être le réceptacle des populations les plus modestes, pauvres et/ou immigrées (ou d’origine immigrée), rejetées des autres lieux et segments du parc de logements par le marché mais aussi par les discriminations. Cela ne prêterait pas à conséquence, si la certitude était acquise, qu’au fur et à mesure des démolitions, les collectivités locales se donnaient les moyens de reconstituer à l’échelle de l’agglomération une offre de remplacement au moins équivalente de logements HLM à bon marché. Or, rien n’est moins sûr, et ce, même si le principe d’un logement social reconstruit pour un détruit a été réaffirmé. Cela suppose en effet, outre le consentement de la société locale, une volonté politique partagée et la mobilisation de moyens adaptés : aides financières et/ou facilités d’accès à un foncier à bon marché pour permettre aux organismes HLM de produire des logements à loyer effectivement modéré, dans un contexte de forte concurrence des opérateurs privés et de renchérissement du coût du terrain à bâtir et de la construction. ■

Note

  • [1]
    Azouz Begag, Les dérouilleurs. Essai. Éd. des Mille et Une Nuits, 2002. 170 pages.
Français

Résumé

La mixité, notion floue, sans contenu précis, connaît un certain succès quand elle rencontre le souci des maires de diversifier leur parc de logements. Mais quand elle s’applique aux cités HLM labellisées par la politique de la ville, elle recouvre et a recouvert dans le temps diverses acceptions : de la volonté d’y faire revenir les couches moyennes à la recherche d’un “équilibre du peuplement”. Mais l’objectif implicite n’est-il pas avant tout de désethniciser les cités ? Non seulement il faut se demander par qui elle serait demandée – les habitants des cités ou ceux qui n’y vivent pas –, mais il faut également s’interroger sur le supposé constat de cette ethnicisation.

Marie-Christine Jaillet-Roman
Elle est chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Elle dirige à l’Université de Toulouse-Le Mirail le Centre de recherches urbaines et sociologiques (CIRUS-Cieu, unité mixte de recherches 5193 du CNRS). Elle s’intéresse aux transformations de la ville, ainsi qu’aux évolutions des politiques urbaines. Elle a co-animé avec Évelyne Perrin en 2004 un séminaire de recherche sur “la diversité sociale, la ségrégation urbaine et la mixité” financé par le Plan Urbanisme, Construction, Architecture (PUCA).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/inso.123.0098
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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