CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il y a maintenant près d’un quart de siècle que les pouvoirs publics sont au chevet des quartiers que l’on appelle sensibles ou que l’on dit en difficulté. Depuis “habitat et vie sociale” jusqu’aux “grands projets urbains” et autres “grands projets de ville” en passant par le “développement social urbain” et la “maîtrise d’œuvre sociale”, les procédures de traitement se sont succédé sans grand succès.

2Sous le nom de “rénovation urbaine”, de nouvelles procédures peuvent-elle produire des transformations significatives là où plusieurs années de politique de la ville n’ont fait au mieux que limiter les dégâts provoqués par l’accumulation des problèmes sociaux sur les mêmes territoires ?

3Nous proposons ci-après deux textes qui peuvent contribuer à nourrir le débat qu’appellent les nouvelles perspectives d’intervention sur certains segments du parc social.

4D’un côté, Pierre Peillon pense que le “renouvellement urbain” peut permettre de faire ce que les autres procédures n’ont pas réussi à faire jusque-là, c’est-à-dire créer les conditions de la mobilité résidentielle pour des populations captives d’une structure d’offre patrimoniale très contrainte en locatif social et confinées dans des quartiers dont l’image exécrable leur colle à la peau et freine leurs possibilités d’évolution dans tous les domaines.

5D’un autre côté, Didier Vanoni craint que cette nouvelle forme de priorité et d’intervention n’aboutisse en fin de compte qu’à dissimuler les problèmes en tentant d’éparpiller les familles en difficulté par une politique de démolition et de mouvements contraints. Il regrette que les potentialités qu’offrait la politique de la ville n’aient pas toutes été exploitées et que l’on soit passé à des solutions radicales sans avoir testé des solutions ciblant la situation sociale des habitants, sans doute plus efficaces à long terme.

Renouvellement urbain et enjeux de peuplement dans le parc social

6Pierre Peillon

7Union sociale pour l’Habitat. Auteur de “Utopie et désordres urbains. Essai sur les grands ensembles d’habitation”, Éd. de l’Aube, 2001, 286 pages.

8Ainsi que récemment : “L’occupation des logements sociaux : vers l’exacerbation d’une spécificité”, Economie et humanisme, n? 368, mars-avril 2004.

9Résumé

10L’auteur analyse l’impact prévisible, en matière d’occupation sociale, du programme de Rénovation urbaine de la loi du 1er août 2003, qui s’attache à la morphologie du quartier (démolitions, adaptations) et au renouvellement du patrimoine. Les spécificités des quartiers d’habitat social font que des éléments discriminants se cumulent dans une spirale de l’exclusion. La rénovation urbaine, c’est aussi un droit à la ville qui comprend l’accès à ses services. C’est l’ouverture souhaitée par la nouvelle loi (à un certain nombre de conditions).

11Les années 2004-2005 marqueront sans doute un tournant dans l’histoire des politiques urbaines françaises dans la mesure où, faisant suite à un quart de siècle durant lequel celles-ci s’étaient attachées à conforter les structures bâties des grands quartiers d’habitat social, une reprise en profondeur d’un certain nombre de ces ensembles d’habitation est maintenant engagée. Les incidences de ces projets ne se limitent pas aux dimensions urbaine et patrimoniale ; ce sont également les conditions d’accueil dans le parc HLM qui devraient en être modifiées.

12Si les démolitions en constituent l’aspect le plus visible (8 000 logements sociaux supprimés en 2003, et sans doute 10 000 en 2004, alors que le rythme annuel se situait jusqu’alors entre 4 000 et 5 000), il serait réducteur de ramener à ce seul volet une politique à l’évidence plus complexe. Le programme engagé par M. Borloo, avec la loi du 1er août 2003, et bizarrement appelé “rénovation urbaine” (terme qui ravive les souvenirs pour le moins mitigés attachés aux opérations de destruction de secteurs anciens au cours des années 60-70), comporte une double facette, territoriale et patrimoniale.

13La dimension territoriale, la plus tangible aux yeux du public, correspond à un changement qui se veut profond, assorti de démolitions, de la morphologie d’un quartier ; pour cela, différents leviers sont, à un degré ou à un autre, actionnés : reprise de la trame viaire et foncière, qualification d’espaces souvent mal affectés, construction avec différenciation des statuts d’occupation et des formes architecturales, réhabilitation de logements existants et d’équipements publics, développement d’activités économiques et diversification des fonctions... En fait, au-delà des actions spécifiques, c’est bien une réintégration dans la ville de secteurs souvent enclavés et déconnectés des dynamiques urbaines qui est recherchée. Il s’agit là de la mise en œuvre d’une logique de renouvellement de la ville sur elle-même, mouvement classique qui lui permet en permanence de se moderniser et de s’adapter, mais qui avait jusqu’alors été dénié à ces quartiers ; ceci d’abord pour des raisons de statut juridique (la composition urbaine des ZUP était proprement “pétrifiée”, à l’instar d’un objet patrimonialisé, et ce jusqu’à la loi d’orientation pour la ville (LOV) de 1991), et ensuite du fait d’une sorte de tabou idéologique qui a pendant longtemps pesé sur la démolition des logements sociaux.

14Mais cette reprise de territoires disqualifiés se double d’un objectif de renouvellement patrimonial, puisque les pouvoirs publics, et en l’occurrence leur bras séculier l’ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), ont posé le principe du “un pour un” : sauf exceptions – essentiellement liées à des situations de dépression démographique et économique majeure, alimentant une vacance structurelle – à chaque logement démoli doit correspondre un logement social construit, et le financement de l’un comme de l’autre est assuré par l’Agence. Pour comprendre l’enjeu que représente, pour les bailleurs sociaux, cette nouvelle donne, il faut avoir à l’esprit la structure de leur parc.

Structure de l’offre locative

15Le parc locatif social compte quatre millions de logements ; la moitié ont été édifiés en vingt ans, entre 1955 et 1975, selon les principes de l’architecture fonctionnaliste et de la production industrialisée de masse – dont le chemin de grue constituait le symbole le plus emblématique – générateurs d’un habitat de barres et de tours. Et la moitié de ceux-ci se situent dans ce que l’on appelait alors les grands ensembles, c’est-à-dire des unités de plusieurs milliers de logements, édifiées à la hâte à l’écart de la ville classique, souvent enclavées par des infrastructures, et en rupture avec la grammaire connue des espaces urbains et leurs logiques de développement. Sans doute cette action impulsée et largement financée par l’État a-t-elle permis la diffusion rapide du confort au bénéfice du plus grand nombre ; mais on sait comment, à partir de la fin des années soixante-dix, ces territoires ont tendu à devenir des secteurs de “relégation” [1] seulement demandés par les ménages dépourvus de marges de choix. Alors que le logement social a été conçu comme outil de promotion pour les catégories modestes, il est de plus en plus apparu que ces grands quartiers dessinent les contours de la géographie de l’exclusion. Spécialisation accrue des territoires – ainsi que l’a en particulier souligné un récent rapport du Conseil d’analyse économique [2] – et évolution vers des quartiers à l’homogénéité sociale de plus en plus affirmée : dans ce contexte, les tendances ségrégatives, sur fond de périurbanisation mal maîtrisée et de réduction du parc privé à bas loyers, risquent à la fois de totalement dévaloriser un quart du parc HLM et de rendre impossible l’accueil en plus grand nombre, et dans des conditions d’insertion satisfaisantes, des populations modestes que les évolutions économiques et sociales actuelles ne cessent de rejeter.

16Au-delà de nombreuses différences entre eux, ces grands quartiers d’habitat social présentent en effet des spécificités de deux ordres. Les unes relèvent de la gestion locative : vacance importante (6 à 7 %, dont les deux tiers de plus de trois mois) d’appartements souvent techniquement corrects, mais refusés du fait de leur localisation, taux de rotation élevé (encore que sa récente baisse dans certaines grandes villes puisse laisser penser que leurs habitants sont maintenant, du fait de la crise immobilière qui y sévit, verrouillés dans un quartier devenu pour eux “trappe résidentielle”), dégradations générant des surcoûts élevés d’entretien... Mieux connues sont, sur fond de paupérisation générale du peuplement HLM, les caractéristiques sociodémographiques de ces quartiers : proportions de familles nombreuses, de ménages monoparentaux ou de chômeurs deux à trois fois supérieures aux moyennes nationales (on peut même y trouver des taux de 40 % de chômeurs), extrême médiocrité des niveaux de formation, 17 % de bénéficiaires de minima sociaux, 25 à 30 % de ménages pauvres, quatre fois plus de ménages étrangers (hors Union européenne) que dans l’ensemble du pays...

17Aucun de ces éléments n’est en soi discriminant, mais le problème est qu’ils ne cessent de se concentrer et de se cumuler sur certains territoires et, même lorsque la situation économique connaît une embellie, les populations les plus proches de l’emploi semblent plutôt en profiter pour s’en aller, et elles sont alors remplacées par d’autres plus marginalisées : les écarts avec le reste de la ville ne cessant de se creuser, la mobilité (forcément sélective) ne se traduit donc pas par un bilan positif pour ces quartiers. Dans ces ensembles architecturaux et urbains spécifiques, en marge de la ville, qui font l’objet d’une stigmatisation croissante de la part des autres citadins, les habitants sont voués à la spirale de l’exclusion : plus on est exclu moins on est socialisé, et moins on est socialisé moins on a de chance de trouver (ou de retrouver) un emploi [3].

18Ceci interroge donc le droit à la ville, fait de faculté de choix de son logement, de possibilité de mobilité dans la ville et de rencontres variées, d’accès à des lieux publics divers et de qualité, et d’équité vis-à-vis des services publics (quid par exemple de la sécurité ?) et des équipements collectifs : le lien entre ségrégation résidentielle, générant une concentration d’élèves en difficulté, et échec scolaire a ainsi été analysé par des économistes de l’éducation qui ont souligné les “effets de pairs”, c’est-à-dire le fait que la réussite d’un élève dépend fortement des caractéristiques socio-économiques des élèves de sa classe [4], mettant à mal les principes d’équité républicaine [5]. Les inégalités sont devenues tout autant territoriales que socio-économiques, et le droit au logement sans droit à la ville constitue un leurre dont les ménages en situation fragile sont d’ailleurs de plus en plus conscients [6], puisqu’il n’est pas rare qu’ils refusent de quitter un hébergement ou un logement malsain situé dans la ville banale pour un appartement confortable d’une zone périphérique, jugeant que leurs capacités d’insertion sociale et urbaine en seraient amoindries.

19Ainsi la spécialisation morphologique de l’habitat se doublant peu ou prou d’une spécificité des configurations sociales, le logement social éprouve-t-il une difficulté croissante à répondre à la double injonction de mise en œuvre du droit au logement et de “mixité sociale” (concept que sous-tend maintenant un corpus législatif et réglementaire d’une quinzaine d’années, mais pour lequel les termes de “diversité urbaine et sociale” seraient sans doute plus appropriés...). Une sélectivité renforcée dans les attributions sur ces sites risque d’aggraver la situation individuelle de ménages qui n’ont pas d’alternative pour leur logement ; et à structure d’offre inchangée, tout accueil accru de populations en difficulté ne peut qu’accentuer la marginalisation de territoires déjà bien précaires, et ne pas assurer aux nouveaux venus des conditions satisfaisantes d’intégration urbaine. La contradiction n’est plus tenable – les 40 000 à 45 000 logements sociaux neufs (hors PLS) édifiés chaque année (soit 1 % du stock) étant insuffisants pour permettre de la lever – et alimente une suspicion d’exclusion de la part de censeurs non exempts eux-mêmes de positions contradictoires. Ceci souligne à quel point la politique de “rénovation urbaine” permet d’élargir sensiblement le champ des possibles.

Relogement et accueil des populations

20Les opérations financées par l’ANRU présentent diverses facettes, touchant à l’urbain, à l’économique, au social... Deux d’entre elles appellent, par rapport aux préoccupations qui viennent d’être développées, une particulière attention : la reconstitution de l’offre locative et le relogement des occupants.

21Si l’idée a pu, à un moment, être exprimée que l’on allait essentiellement reconstruire sur les sites ayant fait l’objet de démolitions, les désavantages n’ont pas tardé à se manifester : le changement dans les formes bâties ne modifierait pas grand-chose aux concentrations d’exclus, au caractère ségrégué des équipements (notamment l’école), voire à la stigmatisation des quartiers ; en tout état de cause, certains territoires sont trop profondément disqualifiés pour que l’on puisse espérer retrouver à brève échéance une véritable attractivité pour des logements sociaux que l’on y édifierait en quantités importantes. Aussi les projets de démolition ont-ils généralement pour contrepoint un redéploiement géographique de l’offre locative nouvelle, tout au moins à l’échelle de la commune, et de préférence à celle de l’agglomération, avec l’objectif de produits-logements plus diversifiés et mieux adaptés à la demande sociale, tant en termes de localisation que de typologie architecturale et de taille (la “grande” période de construction ayant été ciblée sur les logements destinés aux familles, alors que le parc social est aujourd’hui pour moitié occupé par des isolés ou des couples sans enfant).

22Cette nouvelle offre, qui pourra être localement tout à fait significative [7], devrait permettre d’accueillir dans de meilleures conditions les populations en situation difficile : pour elles, la mise en œuvre du droit au logement ne risquera plus d’avoir pour contrepartie un rejet sur les marges, mais signifiera bien insertion dans la ville dans le cadre de la diversité urbaine et sociale que non seulement les pouvoirs publics – notamment avec la loi Solidarité et renouvellement urbain de décembre 2000 –, mais aussi la majeure partie des forces sociales, attendent du logement HLM. Encore faudra-t-il qu’à la mixité des statuts d’occupation corresponde une réelle mixité sociale, et donc des politiques d’attribution en conséquence : pour cela, il appartiendra à chacun, dans le cadre des nouvelles compétences définies par la récente loi Libertés et responsabilités locales du 13 août 2004, d’assumer ses responsabilités...

23Quant au relogement des occupants, il constitue sans doute l’un des volets les plus délicats – surtout dans le contexte de tension des marchés immobiliers qui sévit depuis quelques années dans nombre de villes françaises – et risque de constituer le principal frein aux opérations : ceci fournit d’ailleurs l’occasion à certains contempteurs des démolitions dans le parc social de demander un moratoire sur le sujet, comme si la situation n’était pas en elle-même porteuse d’aggravation des systèmes d’exclusion (voire de menaces de désintégration de la ville ou de “sécession urbaine”) ; c’est aussi faire bon compte du parc locatif privé engagé dans un renouvellement massif dont, dans des proportions bien supérieures, la frange à l’occupation la plus modeste disparaît chaque année dans l’indifférence générale – quand ce n’est pas sous les remarques flatteuses des commentateurs qui saluent son dynamisme...

24Les aspirations des occupants des bâtiments démolis se partagent entre le désir de ne pas s’éloigner du logement actuel et l’opportunité apparue (qui peut devenir une aubaine...) de pouvoir quitter le quartier pour aller ailleurs ; si le premier peut, du moins dans les villes moyennes (où les questions de distance ne se posent pas tout à fait dans les mêmes termes qu’au sein d’une métropole millionnaire...), être quelque peu relativisé, le partage entre les deux positions dépend de différents facteurs : l’ancienneté d’occupation dans le quartier, la qualité des sociabilités locales, la connaissance plus ou moins précise que ces habitants ont du reste de la ville... et le membre du ménage qui est interrogé.

25Craignant que, en réponse à ces souhaits de rester ou à des craintes d’évolution des loyers, les relogements n’aient lieu dans un parc morphologiquement proche de celui démoli, l’ANRU vient d’assigner la règle que la moitié d’entre eux s’effectuent dans un parc ayant moins de cinq ans d’âge. En tout état de cause, deux questions essentielles se trouvent posées : l’une, d’ordre sociologique, est celle de l’urbanité dans des territoires de la ville plus hétérogènes – et sans doute plus anonymes – que les “quartiers” ; l’autre concerne le marché et sa capacité d’offre dans une conjoncture où les mobilités dans le parc social ont, en quatre ans, diminué de deux points, passant de 12,5 à 10,6 % (ce qui représente l’équivalent d’une réduction de l’offre annuelle de l’ordre de 70 000 logements). Aussi est-il de plus en plus fréquent que l’ensemble des organismes HLM présents sur un bassin d’habitat s’attachent de concert à la question (éventuellement sous l’égide de la ville ou de la communauté d’agglomération), mettant en commun leur offre patrimoniale pour rechercher les solutions les mieux adaptées aux besoins de relogement.

Réinsérer des territoires marginalisés

26Ainsi dans un contexte que la crise du logement a récemment durci, et où l’affectation des individus dans l’espace urbain résulte de façon croissante des marchés immobiliers, des situations de revenu de chacun et des représentations collectives (culturelles et sociales), le renouvellement urbain manifeste un effort de réaction contre cette loi d’airain qui assigne à chacun – et notamment aux plus pauvres – une position spatiale prédéterminée, et constitue un déni du droit à la ville et à l’exercice d’une sociabilité moins contrainte. Réinsérer des territoires marginalisés dans des dynamiques urbaines et reconfigurer l’offre de logements sociaux à l’échelle d’une agglomération représentent les deux pôles de l’action engagée ; même si le rythme risque d’être moins soutenu que l’objectif de 40 000 logements (annuellement démolis et (re)construits) affiché par le ministre en charge de cette politique, c’est bien à terme un parc locatif social assez profondément renouvelé dans certaines villes qui est à la clef, et mieux en mesure de répondre aux attentes diversifiées de la société.

Prendre en charge la question sociale...

27Didier Vanoni

28Il a évalué plusieurs contrats de ville et a mené de nombreux travaux d’étude et d’évaluation. Par ailleurs, il fait partie d’équipes pluridisciplinaires en charge d’études de définition préalables à des opérations de renouvellement urbain. Il contribue, en outre, au Rapport annuel du mal-logement de la fondation Abbé-Pierre. Il est actuellement en charge de l’évaluation nationale de l’expérimentation des projets sociaux de territoires pour la DIV, l’ADF, la CNAF et le ministère des Affaires sociales.

29Résumé

30Portée par le mot d’ordre de la mixité qu’alimente la crainte de l’éthnicisation des banlieues, la politique de rénovation urbaine conduit à faire du projet urbain le seul levier de l’intervention ; un projet urbain qui est chargé de résoudre toutes les contradictions et les limites d’un modèle qui préfère traiter les lieux plutôt que s’occuper des gens qui les habitent. Envisager d’intervenir sur la situation sociale des populations, et s’interroger sur la manière d’agir à partir de là où se posent les problèmes, commande de relire les préceptes de la politique de la ville que l’on a eu trop vite tendance à laisser de côté.

31Les opérations de renouvellement urbain constituent aujourd’hui la principale action visible en direction des quartiers en difficulté. Bien que les démarches des GPV (grand projets de ville) qui permettaient déjà d’imaginer des solutions de “recomposition urbaine” les aient précédées, ces opérations de “rénovation” prises en charge par l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine) apparaissent aujourd’hui aux yeux de beaucoup comme la seule et véritable solution qu’apportent les politiques publiques sur les territoires urbains socialement dégradés. Cette manière d’appréhender les sites sensibles de la politique de la ville par l’angle de la démolition et de la recomposition urbaine semble même avoir rendu confiance à certains, professionnels ou élus locaux, dans la capacité qu’aurait l’urbanisme à entreprendre la ville comme un lieu où s’invente un modèle de société. Reste à savoir de quelle nature est le modèle et quelle est la place que celui-ci réserve aux populations démunies.

32Pour saisir l’enjeu d’une approche critique de la logique à l’œuvre, il nous semble nécessaire, après avoir repéré les tenants et aboutissants des démarches actuelles, de revenir sur l’histoire récente de l’action publique en direction des quartiers “populaires” ou “défavorisés”, et ce afin de déterminer de quelle manière, la “ville”, qui avait un temps acquis le statut de moyen de régulation sociale, est finalement devenue un moyen d’évacuer la “question sociale” [8] qui se pose aujourd’hui à notre société.

Crise de la ville et renouvellement urbain...

33Si la “crise de la ville” ou la “ville en crise” sont encore des formules qui permettent de qualifier des situations sociales et urbaines problématiques, la notion de projet urbain appliquée aux démarches de restructuration des quartiers d’habitat social dégradés semble devoir son succès à sa capacité à fournir un ensemble d’outils conceptuels qui apportent des solutions globales et apparemment pragmatiques à des problèmes souvent réduits à leurs seuls symptômes. En effet, à écouter ses promoteurs, la “rénovation urbaine” aura pour fonction de redonner aussi bien de la qualité aux espaces publics, que de la mixité au peuplement, des terrains à la promotion immobilière privée, de l’emploi aux chômeurs, du sens civique aux petits délinquants, de l’attractivité aux commerces, de la sécurité aux habitants, etc.

34On ne doit pourtant pas s’y tromper, derrière l’apparente technicité des démarches et le caractère péremptoire des discours, les projets urbains qui interviennent dans un contexte de quartiers d’habitat social difficiles semblent gouvernés par des attendus pour le moins discutables parmi lesquels certaines options peuvent même être lues comme relevant de l’idéologie pure... Il en est ainsi de la “mixité sociale” revisitée à coups de “petits programmes de logements en accession” et de la “résidentialisation” qui ne signifie souvent rien d’autre que de tenter de conférer à certaines barres ou tours HLM les caractéristiques des résidences en copropriété. On retrouve aussi dans les argumentaires des projets, des références récurrentes à la ville classique (quand ce n’est pas l’histoire de l’urbanisme) et des appels incantatoires à “retrouver la rue” considérée dans une acception quasi villageoise. Tous ces éléments sont utilisés pour justifier une série d’aménagements censés opérer un retournement du processus de disqualification qui affecte nos banlieues. Il est clair que derrière chaque option transparaît la critique implicite d’un mode de vie des populations en place dont on ignore tout, d’aspirations jugées médiocres et d’usages qui “s’opposent à une bonne lecture de l’espace”...

35Les démolitions que doivent suivre des reconstructions destinées “à d’autres” (au nom du principe de mixité) appartiennent au même registre d’intervention. Au nom de principes, très souvent donnés comme des règles strictes et incontournables : la forte densité, les voies en impasse ou en boucle, l’absence de points de repère et l’orientation difficile dans le quartier, la répétitivité des formes, l’importance de l’espace destiné aux parkings, mais aussi les regroupements de jeunes et les pratiques délinquantes, il est proposé des solutions qui finalement rencontrent très peu les aspirations réelles – et profondes – des populations en place.

L’argument de la mixité sociale

36Pourtant, au premier abord, la démarche est souvent bien perçue et même peut avoir valeur d’évidence, y compris aux yeux des habitants. Cela provient, en fait, de l’un des atouts de ces projets qui est de s’appuyer sur un vocabulaire positif et peu effrayant mais surtout d’articuler des interventions qui appartiennent à la culture de l’architecture plutôt qu’à celle de l’urbanisme et de la planification [9]. Partant de diagnostics architecturaux et se proposant de recomposer, d’ordonner, de clarifier les espaces et leurs usages, les tenants de la rénovation urbaine disposent d’un argumentaire fait de solutions qui “flattent” le sens commun. Mélangeant des considérations relatives à l’esthétique, au respect des usages, à la sécurité, à la rationalité gestionnaire mais aussi en convoquant les modèles urbains les plus consensuels, ces projets, sans le dire (ou l’admettre), accompagnent des opérations que n’auraient pas osé proposer les plus autoritaires des planificateurs des années soixante [10] : le déplacement des populations, la “casse sociale” des quartiers populaires et la négation de ce qu’aura été la mémoire et l’identité d’un lieu, d’un quartier. Et même lorsque les sites visés semblent exiger d’être remodelés en profondeur, il ne semble pas pour autant que, sur le fond, les problèmes puissent être réglés par le seul projet. Et c’est là que le bât blesse. L’urbain a absorbé tout le social jusqu’à faire se confondre les deux domaines d’intervention. La mixité sociale et la dédensification soulageront le quartier de tous ses maux (et de ses groupes sociaux gênants), la résidentialisation permettra aux habitants de se sentir protégés et son image requalifiée lui permettra d’attirer de nouvelles populations qui participeront de la mixité en recomposition, etc.

37Quant aux populations en place, exclues de fait, il est prévu d’examiner « au cas par cas » les conditions et le lieu de leur relogement. Au final, on sait que ce sera plutôt dans le parc social ancien restant car les nouveaux produits leur seront économiquement inaccessibles et sinon dans un autre quartier ou au mieux, pour les plus problématiques d’entre elles, dans le “diffus” (terme désignant un “ailleurs urbain” où peuvent se dissoudre spontanément les populations et leurs difficultés).

38Ce qui est énoncé ici peut apparaître comme une caricature, mais ne traduit que le simplisme d’un processus qui est lui-même caricatural. Débarrassée de ces effets de discours, la politique actuelle qui, au surplus, emprunte la rhétorique de l’efficacité (guichet unique, sanctuarisation des crédits, simplification des procédures, objectifs à cinq ans, etc.), laisse transparaître une représentation et une interprétation des problèmes sociaux très rudimentaires et y applique un argumentaire pour le moins indigent. Le maître mot de cette politique, en effet, se réduit à celui de la mixité et sa justification repose sur l’échec décrété de la politique de la ville.

39En termes de démonstration cela fait court. L’argument selon lequel on aurait tout essayé peut éventuellement s’entendre quand il s’agit de résumer d’une formule quinze ou vingt ans d’efforts et de projets dans quelques-uns des sites particulièrement difficiles (par exemple : les 4 000 à La Courneuve, le Luth à Gennevilliers, etc.). Cela peut s’entendre aussi lorsque, indéniablement, peut être fait le constat d’une obsolescence irrémédiable du bâti mais aussi d’une impossibilité de gestion cohérente des lieux. Mais cela confine au contournement et à la négation des problèmes dès lors que les opérations se multiplient et entrent dans une phase de généralisation (plus de 170 quartiers, à terme, seraient concernés et quelque 100 000 logements sociaux devraient être démolis et reconstruits).

40Après le gouvernement Jospin qui entendait « tourner la page des cités-dortoirs » et Claude Bartolone qui, parlant de la finalité des démolitions/reconstructions avait eu cette formule : “passer de la dynamite à la dynamique”, les “projets Borloo” ou “projets ANRU” comme on les appelle désormais, en généralisant la démarche, franchissent un cap important en mettant en œuvre une doctrine qui n’ose pas dire son nom. Cette doctrine a pour objet l’invisibilisation des pauvres (le plus souvent d’origine étrangère) et de leurs communautés présentés comme une menace et dont on ne pense pas possible la promotion sociale. À ce titre, l’objectif de mixité à coup sûr n’est pas un moyen mis à disposition des populations mais un instrument qui de victimes (de la pauvreté, de la discrimination...) les transforme en coupables (de communautarisme, de pratiques religieuses, d’inemployabilité...).

41Il existe pourtant une alternative à ces “projets de rénovation urbaine” qui “préfèrent traiter les lieux plutôt que s’occuper des gens qui les habitent” [11] Pour cela il s’agirait de choisir d’intervenir en fonction de la situation sociale des populations et d’agir à partir de là où se posent les problèmes... Une démarche qui n’est pas sans rappeler quelques-uns des préceptes de la politique de la ville que l’on a eu tendance à trop vite condamner.

Comment produire de la régulation sociale ?

42Avant de passer par pertes et profits les démarches de développement social urbain et avant de statuer sur l’effectivité de leur échec, il faudrait revenir sur les fonctions et finalités qui justifiaient les politiques dont elles émanaient. Sans refaire les vingt-cinq à trente ans d’histoire de ce que l’on appelle maintenant les “politiques intégrées”, rappelons que la politique de la ville avait marqué l’avènement de la croyance dans l’efficacité des procédures de régulation territorialisées. Qu’est-ce que cela signifiait, et qu’est-ce que cela peut signifier encore ?

43Les différents âges de l’intervention sociale et urbaine dans les quartiers ont été marqués par cette idée : le quartier était l’espace de moyens dans lequel il fallait rassembler les conditions pour mettre en œuvre les instruments de régulation sociale qui faisaient défaut. Il fallait équiper, produire de l’animation, apporter des services mais aussi remettre en état d’habitabilité les logements et recomposer les espaces publics pour qu’ils favorisent les échanges, les comportements de civilité et au final restaurent la citoyenneté de tous.

44Cette régulation tant recherchée était de celle qui cherchait à dépasser les conflits, la violence, la domination d’un groupe sur les autres, mais aussi les replis (sur la famille, la communauté, le quartier...). Il s’agissait de remettre la négociation sociale au centre des préoccupations des acteurs. Obéissant en cela à la logique qui avait permis à la question ouvrière d’être prise en charge par la négociation sociale et l’implication de la classe ouvrière dans un contexte de luttes syndicales, la “participation des habitants” comme les thématiques de la citoyenneté et de la civilité étaient devenues des valeurs sur lesquelles devaient se construire des projets dits de développement social.

45Les mouvements de spécialisation sociale des espaces avec l’émergence de quartiers de relégation comme la montée de la précarité et du chômage dans la société française avaient fini tout au long des années quatre-vingt - quatre-vingt-dix par faire se superposer question sociale et question urbaine... Le “problème des quartiers” était devenu celui de la place donnée à ceux qui étaient à peine tolérés dans le système de production économique ou qui vivaient dans ses marges. La ville en englobant mais aussi en endossant la prise en charge de l’échec scolaire, des faibles qualifications, de l’ethnicisation de certains quartiers, de la précarité économique était devenue une catégorie de l’action publique qui se devait de produire de la régulation sociale [12]... Il est vrai que la violence visible, largement montée en épingle par les médias et certains courants politiques, avait fini par faire des “quartiers” un problème en soi et non plus l’expression d’un problème plus général qui trouvait son expression la plus aiguë dans des manifestations très circonscrites dans les territoires des villes. Cette visibilité de la délinquance, de l’ethnicité et de la pauvreté ainsi que le constat du caractère systémique de ces phénomènes lorsqu’ils s’observent à l’échelle d’un large territoire ont contribué à délayer les actions de régulation en les faisant intervenir à l’échelle de la ville entière puis de l’agglomération, voire du bassin d’emploi... Cet agrandissement de la focale avec des objectifs tellement larges avait fini par faire perdre de vue l’objet réel de l’intervention. Par ailleurs, le saupoudrage de moyens au service d’une action de proximité toute en faux-semblants, qui se résumait à financer des associations et à soutenir des services publics, a fini par provoquer une crise de confiance dans les politiques de régulation socio-spatiale mais aussi une rupture idéologique avec un modèle de société plus équitable et solidaire.

46En définitive, que visait la politique des quartiers si ce n’est de faire émerger une unité de pratiques et d’objectifs à partir d’un territoire présentant des dysfonctionnements et des carences qui affectaient les populations dans leur promotion sociale ? En y regardant de près, et sans verser dans une l’apologie naïve d’un système, force est de constater que les principes qui gouvernaient l’action étaient inverses de ceux que promeut le rénovation urbaine : il s’agissait d’intervenir massivement sur le logement et le bâti, de développer des services et des équipements à destination des habitants, de faciliter toutes les coordinations entre les intervenants afin de donner un caractère global et transversal aux projets, lesquels, au surplus, devaient être portés par les habitants ou leurs représentants... Cet âge du développement social urbain qui privilégiait l’intervention sociale et socioculturelle travaillait surtout le sentiment d’appartenance, l’identité, la civilité, le “vivre-ensemble”, la solidarité et la citoyenneté. Des termes qui ont des résonances désuètes aujourd’hui, mais qui demeurent fondamentalement les seules lignes à partir desquelles peut exister un projet social sur un territoire. Une conviction qui demeure vivace malgré la séduction de la politique actuelle, comme en témoignent “les projets sociaux de territoires” mis en place de façon expérimentale (par la DIV, la CNAF, la DGAS, l’association des Conseils généraux) dans vingt quartiers qui sont nés du constat qu’il fallait revenir aux populations, au projet social et à la réponse institutionnelle au service de ces besoins.

La question du sens

47La question du projet social devrait, en effet, re-devenir première et gouverner les interventions urbaines (qui pourraient nécessiter éventuellement des démolitions-reconstructions). La nature et le sens de ce projet social sont encore à faire exister. Cela demande du courage et des idées. Il est plus facile de dire, en effet, que l’on va “refaire la ville sur la ville”, que l’on va “diversifier les produits logement afin de favoriser la mixité sociale”, que l’on va faire du “développement durable” ou même que l’on va, grâce à la loi SRU et son obligation de disposer de 20 % de logement sociaux, “diffuser” les ménages modestes dans des quartiers ou des communes jusque-là “réservés aux populations favorisées”, que d’expliquer comment on peut s’employer à ce que tous les publics difficiles et/ou en difficulté puissent rejoindre la société dans ses aspirations collectives. Des aspirations que tous doivent pouvoir contribuer à définir puis à faire exister.

Notes

  • [1]
    Cf. le rapport de J.-M. Delarue, Banlieues en difficulté : la relégation, Syros, 1991, 224 pages.
  • [2]
    Conseil d’analyse économique , J.-P. Fitoussi, E. Laurent et J. Maurice, Ségrégation urbaine et intégration sociale, Documentation française, 2004, 327 pages. Des études conduites notamment en Île-de-France ont par ailleurs souligné le fait que les inégalités territoriales continuent à s’accentuer, même aux périodes où les inégalités entre ménages ne se creusent pas.
  • [3]
    B. Eme, J.-L. Laville et alii, Cohésion sociale et emploi, Desclée de Brouwer, 1994, p. 24.
  • [4]
    Institut des villes, Villes et économie, Documentation française, 2004, p.142.
  • [5]
    ...sans parler du constat (cf. notamment le rapport Sueur : “Demain la ville” La Documentation française, 1998) que l’effort financier par élève y est¸ nonobstant le dispositif de ZEP, inférieur à la norme nationale.
  • [6]
    Cet extrait de dialogues écrits et récemment “mis en scène”, par un groupe d’habitants de l’agglomération lyonnaise, sur le thème du droit au logement : “Moi par exemple, j’habite dans un quartier où il n’y a que des personnes d’origine étrangère, surtout des Maghrébins ; on nous dit : “il faut s’intégrer !” “Mais comment je peux m’intégrer ? Depuis que je suis arrivée en France, je ne vois que des personnes comme moi dans mon quartier ; nous parlons arabe, nous mangeons pareil, nous faisons les mêmes choses... Moi je ne sais pas comment les Français ils vivent ! Comment je peux apprendre les coutumes d’ici, la façon de vivre ? Comment mes enfants ils peuvent s’intégrer s’ils sont toujours avec des gens comme nous ?” (AVDL, 15 octobre 2004).
  • [7]
    À titre d’exemple, le dossier ANRU de l’agglomération lyonnaise prévoit la réalisation de 3 000 logements sociaux, s’ajoutant évidemment aux perspectives “normales” de construction, dans les cinq années à venir.
  • [8]
    Cette notion se réfère aux débats autour de la condition ouvrière au XIXe siècle et à la société salariale dans son ensemble. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.
  • [9]
    Fréderic Edelmann, “Le silence des agneaux”, in Projets urbains en France (sous la direction d’Ariella Masboungi), Le Moniteur, Paris, 2002.
  • [10]
    Sur la rénovation du 13e arrondissement à Paris au début des années soixante, Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social, Les Éditions ouvrières, Paris, 1966.
  • [11]
    Donzelot Jacques, Faire société. La politique de la ville aux États-Unis et en France, Le Seuil, 2003.
  • [12]
    Aballéa François, “Genèse d’une politique de la ville ou la ville comme catégorie de l’action publique”, Recherche sociale, n? 154, avril-juin 2000.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/inso.123.0088
Pour citer cet article
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