1La stratégie du “changement de trottoir”, traduit toute une chaîne d’évitements qui commence par le haut de l’échelle sociale. Le logement en est le marqueur privilégié. L’univers social des HLM est profondément modifié et s’éloigne de sa mission promotionnelle d’origine. Pour quel avenir ?
2Quelle est aujourd’hui la vocation du logement HLM ? Est-elle encore de fournir à des ménages modestes une promotion sociale à travers l’accès à un logement qui pouvait apparaître comme le premier signe d’une sortie de leur condition de pauvres, comme ce fut longtemps le cas dans les années où le quasi-plein-emploi était associé à une intense activité de construction ? Est-elle, comme à l’époque où les bailleurs sociaux se définissaient encore comme constituant un “mouvement” à la fibre aussi militante que technicienne, de fournir aux ménages des classes moyennes un habitat transitoire vers l’accès à des standards plus élevés, voire vers la propriété ? Ou serait-elle devenue d’accueillir tous ceux qui ne peuvent trouver place dans le parc privé devant la hausse généralisée du coût de l’immobilier et la disparition du “parc social de fait” avec, à la clé, le risque de se transformer en une sorte de vaste ghetto pour pauvres ? Un certain nombre de constats donnent quelque crédibilité à cette dernière hypothèse.
Des tendances à la sécession urbaine
3Malgré plus de vingt années de politique de la ville, qui a pris pour objet la quelque centaine de quartiers d’habitat social où se manifestent de la manière la plus spectaculaire les signes de ségrégation urbaine, on observe peu de changements à l’intérieur de ceux-ci, et l’entassement des procédures, anciennes ou nouvelles, sur les mêmes territoires est sans doute le plus redoutable révélateur de l’échec des projets initiaux qui visaient à en faire des “quartiers comme les autres”. Mais en fait, si aucune des politiques mises en place depuis la crise des cités, qui a marqué le début des années quatre-vingt, n’est parvenue à inverser les tendances à l’œuvre dans ces quartiers, c’est sans doute parce que les dynamiques urbaines ne se résument pas à une division sociale de l’espace qui ne serait qu’un simple reflet territorial de la fameuse fracture sociale. Les processus ségrégatifs sont beaucoup plus complexes. Comme le note Éric Maurin, dans un ouvrage qui utilise de façon très pertinente les ressources peu connues des statistiques accumulées par les diverses enquêtes de l’INSEE : “la dramaturgie française de la ségrégation urbaine n’est pas celle d’un incendie soudain et local mais celle d’un verrouillage général, durable et silencieux des espaces et des destins sociaux.” [1].
4De ce fait, le problème ne se réduirait pas à une opposition spatiale entre inclus et exclus mais résulterait d’une multitude de stratégies d’évitements dans lesquelles chaque groupe s’efforcerait de contourner le groupe immédiatement inférieur. Ces “changements permanents de trottoir” expriment, selon l’auteur, la hantise du déclassement social. Et le ton est donné par les groupes les plus favorisés de la société. Ce n’est pas en bas de l’échelle sociale que se constituent les concentrations les plus fortes. En fait le processus commence par le haut. Ce sont les ménages les plus aisés qui, par leurs choix résidentiels, expriment le plus la volonté de vivre entre eux de manière à bénéficier d’un environnement qui soit le plus à même de les aider à renforcer leur position sociale et à la transmettre à leurs enfants. À travers le choix résidentiel s’exprime aussi le choix de la scolarité et du milieu dans lequel les enfants seront socialisés. La stratégie résidentielle permet d’opérer une préemption de l’avenir, ce qui revient à creuser sur le long terme une inégalité à l’avantage des ménages les plus favorisés. Le territoire de résidence devient ainsi le principal marqueur de différence sociale, le plus fort moyen de se “distinguer” au sens où Bourdieu parlait de distinction [2]. L’évolution du marché immobilier vers une hausse continue des prix, risque, comme le montre bien l’article de Michel Mouillart dans ce numéro, de renforcer les tendances à la ségrégation. Les ménages achètent là où ils sont sûrs que ceux avec qui ils ne souhaitent pas voisiner ne pourront jamais acheter. Cette “théorie des clubs”, qui ressort de l’analyse des économistes, rejoint la théorie sociologique des ségrégations multiples.
5À partir de ce moment-là, quelle peut être l’image que l’habitat HLM est susceptible de transmettre à ceux qui y vivent, si les évolutions économiques et sociales en cours tendent à le faire percevoir comme l’ultime terre d’accueil pour ceux qui n’ont plus les moyens d’exprimer un véritable choix résidentiel et a fortiori de réaliser ce choix ? Ce qui se dégage des divers propos ordinaires tenus au sujet des HLM tend effectivement à assimiler ce type d’habitat aux populations défavorisées qui seraient censées s’y être installées de manière durable. En conséquence, ceci devrait contribuer à en détourner tous ceux qui ont encore quelques espoirs de promotion et qui ne tiennent pas à être confondus avec les couches les plus défavorisées de la population. Selon une telle logique, la réalité devrait finir par ressembler aux images simplificatrices qui affectent négativement les choix résidentiels par rapport aux quartiers d’habitat social. Il est indéniable que l’on observe quelques tendances lourdes qui poussent à l’évitement des HLM de la part des ménages disposant encore d’assez de ressources matérielles, culturelles et sociales pour rester dans une dynamique de recherche de la promotion ou tout au moins de refus de la régression. Cela se traduit, au niveau des statistiques, par un abaissement global du niveau moyen de revenus des locataires de HLM. Mais cette tendance ne doit pas occulter la diversité qui caractérise encore la population vivant dans le logement social ni surtout la complexité des stratégies que l’on peut observer de la part de ménages conduits à choisir de vivre en HLM pour des raisons économiques, mais cherchant toujours à s’épargner les inconvénients générés par la proximité des catégories sociales en difficulté. À l’intérieur du parc HLM aussi, on “change souvent de trottoir”, par la recherche des “bons” quartiers ou sous-quartiers et l’évitement des mauvais. La politique des bailleurs tend à accompagner ces mouvements afin de garder un minimum de “bons” locataires et de s’épargner l’accueil d’un trop grand nombre de locataires “difficiles”. Toute l’histoire des HLM est d’ailleurs marquée par une lutte constante pour ne pas apparaître comme un parc de logements exclusivement destinés aux pauvres et maintenir un équilibre instable entre une ouverture aux catégories défavorisées et la recherche d’un pouvoir attractif sur des ménages disposant de plus larges possibilités de choix résidentiels. Pour maintenir un tel équilibre, les bailleurs sociaux ont été souvent amenés à spécialiser certaines franges de leur parc pour y loger majoritairement des catégories homogènes sur le plan social.
L’occupation sociale des bâtiments
6Aujourd’hui, il n’existe plus en principe de sous-catégories de HLM locatives réservées aux pauvres comme le furent naguère les PSR, les PLR et toute la kyrielle des logements spécialisés (dont Patrick Kimoun nous rappelle ici le rôle ambigu), favorisant l’accès des pauvres au logement social tout en les stigmatisant par la place spécifique qui leur était accordée. La disparition des HLM “non ordinaires” ne signifie pas pour autant que les différentes catégories de locataires cohabitent indistinctement dans les mêmes immeubles ou les mêmes quartiers. On peut encore observer des différenciations très nettes au niveau de l’occupation sociale de bâtiments ayant pourtant le même statut et souvent la même ancienneté, la même architecture et des implantations urbaines n’impliquant pas ou peu de différences en termes de possibilités de déplacements et d’accès aux équipements. Ceci résulte sans doute moins d’une volonté délibérée des bailleurs que des stratégies résidentielles des ménages qui expriment souvent, par leur choix ou leur refus de tel ou tel quartier ou sous-quartier, une volonté de se distinguer des ménages avec lesquels ils ne souhaitent pas cohabiter et auxquels ils ne veulent pas être assimilés.
7Est-ce au prix de tels chassés-croisés que la composition sociologique du parc HLM peut encore offrir globalement une certaine diversité ? Le phénomène n’est pas si récent qu’il pourrait paraître pour ceux qui gardent en mémoire le souvenir d’une époque quelque peu mythifiée aujourd’hui où les HLM réalisaient l’heureux mélange des riches et des pauvres. La diversité sociale de l’occupation, pour avoir été plus large autrefois qu’aujourd’hui, ne se confondait pas pour autant avec la mixité sociale. Il y a de cela près de trente-cinq ans, un article devenu aujourd’hui une référence presque classique de la sociologie urbaine avait démontré de façon fort pertinente et à partir d’enquêtes menées dans l’habitat HLM que la proximité spatiale n’induisait pas forcément de proximité sociale [3].
8Pour autant, la présence dans le logement social de catégories sociales aisées, si brève et si limitée fut-elle à certains sous-ensembles, n’en a pas moins contribué à donner aux HLM l’image d’un habitat promotionnel, susceptible d’assurer aussi bien l’accueil de ménages en difficulté économique que le transit des ménages de catégorie moyenne vers le logement privé. Cet héritage peut être aujourd’hui invoqué pour refuser une évolution globale vers la paupérisation de l’occupation du parc HLM et rappeler que les bailleurs sociaux peuvent espérer avoir un autre rôle que celui de gérer l’hébergement de tous ceux qui sont refoulés par les mécanismes du marché du logement et par la dynamique de cloisonnement qui résulte des stratégies résidentielles des ménages ayant encore la possibilité de réaliser leurs choix.
Une composition sociologique en évolution continue
9La période où la construction de HLM commence à connaître une certaine ampleur (en 1957, les HLM représentent 20 % des logements achevés de construire) est marquée par une grave insuffisance de l’offre dont Alain Jacquot détaille les causes dans ce numéro. De ce fait, les HLM locatives sont très attractives pour les ménages disposant d’un niveau élevé de ressources. Plusieurs recensements et enquêtes logement réalisés par l’INSEE pendant les années cinquante révèlent que les cadres supérieurs, les professions libérales, les cadres moyens sont sur-représentés en HLM par rapport à leur poids statistique dans la population nationale alors que les ouvriers y sont sous-représentés. Ce constat amène certains observateurs à faire un procès contre les bailleurs accusés d’avoir compris leur vocation à l’envers. Alfred Sauvy et Georges Malignac dressent ainsi un diagnostic sans complaisance.
10“Avec le temps et la pénurie générale de logement, les offices HLM se sont ainsi progressivement éloignés de leur vocation première. D’organismes sociaux, ils sont devenus de simples groupements d’intérêt général, logeant de préférence les titulaires de revenus moyens et stables, ou bénéficiant d’une recommandation administrative, politique ou privée” [4].
11Quelle que soit la justesse d’un jugement aussi sévère, il révèle une situation d’occupation présentant une importante diversité sociale qui va laisser dans l’histoire du mouvement HLM le souvenir d’une période, somme toute satisfaisante, où les équilibres financiers et sociologiques allaient de pair. La présence en HLM de groupes sociaux favorisés pouvait être jugée scandaleuse dans un contexte où les ménages pauvres connaissaient encore des situations d’habitat proches de l’insalubrité. Ces groupes favorisés n’en ont pas moins imprimé leur style de vie dans les lieux qu’ils habitaient : sociabilité élective et autonomie par rapport au voisinage, ouverture à l’extérieur, demande de participation à la vie locale.
12Ceci a amené Alain Touraine à qualifier en 1966 cette société dominée par les valeurs et le mode de vie des classes moyennes d’univers “petit-bourgeois” [5]. Il ressort de l’analyse sociologique qu’il a consacrée à la population vivant dans quelques cités HLM représentatives de l’ensemble que ce sont les locataires ayant les plus hauts revenus qui expriment le jugement le plus positif sur ce type d’habitat. Ce phénomène sera observé à plusieurs reprises dans le cadre d’approches qualitatives menées au cours des années soixante-dix. On en conclura un peu vite par un axiome colporté depuis à l’envi et qui veut que le degré de satisfaction que l’on a vis-à-vis du HLM est proportionnel à la chance que l’on pense avoir de le quitter à volonté. L’intérêt des ménages à revenus élevés et moyens pour les HLM ne se limitait pas à l’usage qu’ils pouvaient en faire comme habitat temporaire au coût avantageux. Ils y occupaient une position dominante qui leur permettait souvent de jouer un rôle au niveau de l’animation sociale du quartier, d’impulser une vie associative correspondant à leurs convictions personnelles. Vivre dans un quartier HLM quand on avait les moyens de vivre ailleurs correspondait aussi à une forme d’engagement militant et c’était pour certains un tremplin pour entrer en politique. Des quartiers HLM ont été marqués pendant longtemps par l’action militante de certains groupes socialement plutôt favorisés. Pour que ceux-ci puissent vivre leur engagement de façon gratifiante, ils avaient besoin de la présence de groupes socialement moins favorisés. La période post-soixante-huit a sans doute marqué l’apogée de cette vision du quartier HLM.
13La construction d’un quartier comme la Ville Neuve de Grenoble, décidée par une équipe municipale composée de représentants des classes moyennes “intellectuelles”, imprégnées fortement de l’idéologie de la démocratie participative, s’efforçait de réaliser l’utopie de la mixité sociale en imbriquant HLM locatives et appartements en accession, en réalisant des équipements attractifs et en encourageant la vie associative dans une perspective de cogestion. Ce cas, sans doute extrême, n’est pas véritablement exceptionnel. Les ménages des classes moyennes vivant en HLM ont été longtemps les principaux supports de la vie associative et à travers cela les principaux ferments du lien social. Leur retrait de ce type d’habitat n’est pas seulement dû à l’intérêt pour l’accession à la propriété mais il traduit aussi la disparition des idéologies de la participation démocratique et la fin du militantisme, tout au moins dans sa forme classique.
Une image promotionnelle brouillée
14Les populations auxquelles les HLM étaient initialement destinées s’y retrouvent au fil du temps de plus en plus nombreuses. L’enquête logement de 1978 montre que les ouvriers représentent 46,4 % des ménages vivant en HLM locatives contre 29,1 % des ménages dans la totalité du parc locatif, les employés et personnels de service représentent 15,6 % des ménages en HLM contre 10,4% de ceux logés dans la totalité du parc [6]. Mais ces couches n’expriment pas un haut niveau de satisfaction par rapport à l’habitat HLM. Les ménages qui sont dans une trajectoire résidentielle ascendante sont très critiques par rapport à ce type d’habitat où ils doivent voisiner avec des ménages qu’ils jugent socialement au-dessous d’eux et vis-à-vis desquels ils ne peuvent jouer aucun rôle leader. Ce sont eux qui vivent le plus mal l’arrivée de populations plus pauvres et en particulier l’arrivée des ménages immigrés qui devient importante à partir de la fin des années soixante-dix. Le nombre croissant de ménages en difficulté avec lesquels ils doivent voisiner tend à casser l’image promotionnelle qu’ils accordaient encore aux HLM et à les faire douter du caractère ascendant de leur trajectoire. Ils ont tendance à accuser les bailleurs d’avoir cassé la dynamique promotionnelle dans laquelle ils se situaient en ouvrant trop grand leur parc à des catégories avec lesquelles ils ne souhaitent pas voisiner.
15Cette accusation se retrouve souvent chez les ménages immigrés qui ont vécu leur accès aux HLM comme une promotion et qui voit celle-ci remise en cause par l’arrivée d’autres ménages immigrés, en situation plus critique. En tout état de cause, ce ne sont pas les ménages mécontents d’être en HLM qui vont prendre le relais au niveau de l’animation de la vie locale. Quand ils se mobilisent, c’est toujours en opposition aux bailleurs et sans force de propositions. Ceux qui ne peuvent quitter les HLM s’efforcent de gérer au mieux leur maintien dans les lieux en développant diverses stratégies de contournement pour éviter les inconvénients les plus graves qu’ils rencontrent sur place. Le choix de l’école privée pour les enfants quand cela est possible, la demande de mutation vers un immeuble jugé plus tranquille et mieux habité sont des stratégies qui ressortent du “changement de trottoir” mais à l’intérieur d’un espace limité.
Des processus de “ségrégation gigogne”.
16Ce qui reste de diversité sociale dans le parc HLM ne peut s’y maintenir que grâce à ces processus de “ségrégation gigogne”. Pour les locataires, qui ne peuvent quitter le parc HLM mais qui ont encore des espérances promotionnelles, ces stratégies d’évitement sont un moyen de se distinguer du profil dominant qui caractérise les nouveaux arrivants. Globalement, le logement social ne peut manquer de refléter l’évolution de la pauvreté dans l’ensemble de la société tout comme l’évolution de l’immigration qui, aujourd’hui n’a guère d’autre exutoire que le parc public pour se loger. Ces deux phénomènes ne se recouvrent pas systématiquement mais ils sont associés dans les images sur l’évolution de la population vivant en HLM. Selon le recensement de 1999, il y aurait en HLM deux fois plus de ménages bénéficiaires du RMI que dans l’ensemble du parc. Par ailleurs, 31,6 % des ménages immigrés habitaient une HLM locative contre 15,4 % de l’ensemble des ménages. Ces chiffres globaux cachent des disparités selon les nationalités : près de 50 % des ménages originaires d’Algérie étaient locataires de HLM. Il faut aussi observer que ces ménages ne sont pas représentés de façon équilibrée dans tout le parc. Les trois quarts d’entre eux vivent dans les immeubles HLM construits avant 1975, contre les deux tiers seulement pour l’ensemble des ménages locataires du parc social public. 10 % seulement des ménages immigrés parmi les emménagés récents se retrouvent dans des immeubles construits après 1975 [7]. Il y a donc une forte chance pour un ménage immigré originaire des pays du Maghreb de se retrouver dans un logement HLM construit pendant la période de l’urbanisation prioritaire marquée par les tours et les barres. Il semble même que la demande des ménages immigrés soit orientée principalement vers ces fragments du parc HLM aujourd’hui considérés comme des repoussoirs. Identifiés négativement à travers leur isolement physique, la pauvreté de leurs habitants et surtout les effets de la médiatisation des faits divers de caractère délictuel qui s’y produisent fréquemment, ces quartiers ne sont demandés que par les ménages qui savent ne disposer que d’un choix très limité en matière d’implantation de leur logement. De ce fait, dans la périphérie des grandes agglomérations, les immeubles HLM situés sur les anciennes ZUP et les ZAC sont souvent les quartiers qui accueillent les proportions les plus élevées de ménages immigrés. Ainsi dans la ZAC de la Noé à Chanteloup-les-Vignes dans le département des Yvelines, on observe que la population immigrée représentait moins d’un tiers des habitants en 1976, qu’elle en représentait 38 % en 1982, 42 % en 1990 et près de 50 % aujourd’hui [8]. Pour bien comprendre ces chiffres, il faut tenir compte du fait que les enfants d’étrangers nés en France, devenus français à leur majorité, ne sont plus comptés parmi les immigrés. Cela signifie que la progression de la proportion des immigrés dans de tels quartiers est liée à la venue de nouvelles familles étrangères, d’arrivée plus récente. À Chanteloup-les-Vignes comme à Vénissieux, on constate l’emménagement de ménages immigrés entrés récemment en France : réfugiés africains, est-européens ou kurdes. La réputation de ces quartiers est telle que seules les familles les plus mal informées et les plus dépourvues de possibilités de choix acceptent les appartements qui y sont disponibles. De ce fait, les conflits de voisinage ne se déroulent plus aujourd’hui entre immigrés et Français mais entre les groupes d’immigrés anciennement implantés et les nouveaux arrivants.
Des prises en compte au “cas par cas”
17Pour être devenue assez vite minoritaire la présence en HLM de ménages issus des classes moyennes et supérieures a contribué à prolonger l’illusion de la mixité sociale. Ces ménages qui disposaient de ressources sociales et culturelles importantes et qui parfois étaient porteurs de fortes convictions politiques ont joué longtemps un rôle régulateur. C’est le souvenir de cette époque qui a inspiré les objectifs de la politique de la ville et les principales lois visant à lutter contre la ségrégation résidentielle. Dans le premier cas, il s’agissait de transformer les quartiers HLM pour y faire revenir des ménages solvables. Dans le second cas, il s’agissait de disperser les HLM au sein de l’ensemble du tissu résidentiel, de manière à multiplier les possibilités de contact entre catégories sociales différentes. C’était sans compter avec les évolutions globales de la société, sans prendre la mesure des effets de la “fin des idéologies”, de la crise du militantisme et des aspirations au repli domestique ou à la recherche de “l’entre-soi”. Les conduites d’évitement et de détournement, qu’elles soient le fait des individus ou des institutions comme certaines collectivités locales, ont contribué à vider ces politiques de leur contenu.
18Il y a bien sûr encore, dans les HLM, des ménages disposant d’assez de ressources sociales pour jouer un rôle régulateur et dialoguer avec les bailleurs et les représentants politiques. Mais ils ne semblent plus trouver de gratification à la chose. Il y a parmi eux deux catégories de gens : ceux qui ne songent qu’à partir et ceux qui, ne pouvant le faire, tentent de s’aménager des espaces de tranquillité à l’intérieur de leur quartier pour pouvoir s’y replier. Dans les deux cas, il n’y a pas de disponibilités pour un engagement dans une tentative de représentation et d’organisation des locataires. Les bailleurs sont souvent seuls face à une masse de locataires qui a du mal à exprimer ses attentes de façon cohérente. Les décisions qu’ils peuvent prendre ne sont plus forcément éclairées par un point de vue argumenté, porté par des représentants crédibles des locataires. Une politique comme celle du renouveau urbain qui vise à encourager la mobilité résidentielle dans et hors du parc HLM risque de souffrir de cette absence d’interlocuteurs du côté des locataires. La mobilité peut être pour certains l’occasion de réaliser une promotion sociale à laquelle ils aspiraient. Pour d’autres, elle sera au contraire le signe d’une série d’échecs répétés. Il y a parmi les locataires du parc social, et en particulier parmi les immigrés, beaucoup de ménages qui ont déjà connu la mobilité résidentielle. Mais s’ils ont déménagé plusieurs fois, c’est parce qu’ils se retrouvaient de façon systématique dans des immeubles dont les dysfonctionnements sociaux ou techniques imposaient à terme la démolition comme unique solution. Dans le contexte actuel, seules des prises en compte au “cas par cas” peuvent permettre une mobilité correspondant aux attentes précises des locataires. Cela représentera indéniablement un travail très lourd pour les divers acteurs impliqués dans cette nouvelle politique, s’ils veulent éviter de la voir multiplier les effets pervers comme nombre de celles qui l’ont précédée. ■
Notes
-
[1]
É. Maurin, “Le ghetto français”, La République des idées, Le Seuil, 2004, 96 pages.
-
[2]
P. Bourdieu, La distinction, Éditions de minuit, 1979.
-
[3]
J.-C. Chamboredon et M. Lemaire, “Proximité spatiale et distance sociale”, Revue française de sociologie, XI, janvier-mars 1970.
-
[4]
A. Sauvy et G. Malignac, “Le logement des faibles : évincement progressif et formation d’un sous-prolétariat”, Population, 1957, XII, 2, pp 237-260.
-
[5]
A. Touraine, N. Cleuziou, F. Leutin, Une société petite-bourgeoise : les HLM, Centre de recherche en urbanisme, février 1966.
-
[6]
J. Barou, La place du pauvre : histoire et géographie sociale de l’habitat HLM, L’Harmattan, 1992, 135 pages.
-
[7]
J. Barou, L’habitat des immigrés et de leurs familles, 2002, La Documentation française, 93 pages.
-
[8]
H. Vieillard-Baron, Les banlieues, des singularités françaises aux réalités mondiales, Hachette, 2000, p.151.