CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les parents sont prêts à beaucoup de sacrifices et à déployer beaucoup d’énergie pour trouver la “bonne école” pour leur enfant. Le lieu d’habitation, du fait de la carte scolaire, est décisif. Celle-ci a donc un double effet : égalitaire et ségrégatif.

2Agnès van Zanten, dans une étude récente (voir encadré) relative aux choix scolaires des classes moyennes et moyennes supérieures de l’Ouest de la région parisienne, a mis en évidence les stratégies d’action des parents en direction des établissements d’enseignement, notamment en matière de choix. Quatre stratégies sont repérables : le déménagement, le choix du privé, le choix par dérogation d’un établissement public, et la “colonisation”, qui relève de la volonté de groupes de parents, très actifs dans les établissements de leur secteur, de peser sur l’organisation et les contenus de l’enseignement. Le lieu d’habitation dont découle la sectorisation est central au regard de l’offre scolaire au sens large (caractéristiques académiques, sociales et ethniques des élèves, profil des enseignants, options et filières). C’est sous cet angle que nous avons interrogé Agnès van Zanten.

3IS - Pourquoi s’intéresser plus spécifiquement aux classes moyennes de la région parisienne ? Tous les parents ne souhaitent-ils pas pour leurs enfants une “bonne école” ?

4L’anxiété scolaire concerne tous les parents. L’avenir économique est plus incertain qu’autrefois, il faut davantage d’éducation et la voie royale demeure celle de l’école et des filières les plus sélectives. Les parents s’en occupent très tôt, parfois dès le primaire, pour préparer des trajectoires scolaires qui, en France, demeurent très opaques. Quelle est la bonne filière ? Comment y accéder ?

5Je m’intéresse aux pratiques éducatives des classes moyennes dans des quartiers hétérogènes ou favorisés après avoir travaillé pendant de nombreuses années sur les quartiers des milieux populaires. Les classes moyennes présentent des dispositions à appréhender le monde de façon stratégique, à croire dans la possibilité de le transformer, et des ressources économiques, culturelles et sociales qui leur permettent, dans une certaine mesure, de le faire.

6Que se passe-t-il aux deux extrêmes de l’échelle sociale ? Du côté des plus favorisés, on vit les pratiques éducatives comme un “allant de soi” car la position sociale et l’agrégation de ces catégories dans un nombre limité de quartiers et d’établissements leur permet de s’approprier les espaces urbains et scolaires [1] ; du côté de ceux qui sont en difficulté, le rapport au monde est davantage considéré comme un destin, et les obstacles paraissent insurmontables pour de multiples raisons. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de stratégies chez une partie des familles des classes populaires [2].

7Paris, la banlieue parisienne, et un certain nombre de contextes urbains (Lyon, Marseille...) présentent une relative mixité sociale, ce qui fait que les pratiques éducatives des classes moyennes ont un impact sur l’ensemble du système. Et elles possèdent une offre scolaire diversifiée et, surtout, hiérarchisée, qui favorise la mise en place de stratégies scolaires. Dans les villes plus petites, les formes de ségrégation sont souvent plus fortes, contrairement à ce que l’on pense, et l’offre scolaire est moins riche.

8Les sociologues ont beaucoup écrit sur l’influence du milieu familial et du contexte scolaire de la classe et de l’établissement sur la réussite des élèves. Les parents des classes moyennes qui ont un niveau élevé d’instruction, qui travaillent souvent dans les domaines de l’enseignement, de la culture ou de l’action sociale, qui lisent des journaux et des magazines et regardent des émissions spécialisées à la télévision, connaissent au moins partiellement ces travaux. Dans leurs stratégies scolaires, ils mobilisent leurs savoirs sur le social [3]. Ils craignent que leur enfant soit défavorisé dès lors qu’il se trouve avec une majorité d’enfants en difficulté, parce que les enseignants auront à s’en occuper davantage, qu’ils auront à gérer des problèmes de discipline, etc. Ils pensent qu’à partir d’un certain seuil, les enseignants, même compétents et dévoués, ne peuvent pas changer la donne, quelle que soit leur mobilisation pédagogique. Cela conduit ces parents à être attentifs aux conditions de scolarisation et à développer un certain nombre de stratégies.

9IS - La “classe moyenne” étant très hétérogène, est-il possible de repérer des différenciations entre groupes par rapport à cette problématique ?

10Il existe une rupture entre les cadres et les professionnels du privé et ceux du secteur public qui n’habitent pas les mêmes quartiers et n’adoptent pas les mêmes stratégies. Les cadres du privé ont un capital financier et économique plus important, c’est par la stratégie résidentielle qu’ils contrôlent en partie l’accès de leurs enfants dans l’école de leur choix surtout au niveau du primaire et du collège. En revanche, les professionnels du public et en premier lieu les enseignants vont cohabiter beaucoup plus avec les classes populaires dans certains types de quartiers. Ils n’ont pas les moyens financiers d’habiter dans d’autres types de logements ou même ne le souhaitent pas par conviction idéologique, bien qu’il soit difficile de savoir si l’idéologie découle de la position sociale ou si elle en est en partie détachée. À l’entrée au collège ou au lycée, certaines familles déménageront, souvent pour des conditions d’habitation moins confortables, afin d’être près du lycée convoité. Mais en règle générale, ces catégories vont développer d’autres stratégies qui sont plutôt des choix à l’intérieur du secteur public ou bien ce que j’ai pu appeler “une colonisation” interne des établissements d’un quartier, c’est-à-dire en recréant, dans la mesure du possible, de bonnes conditions de scolarisation. C’est le fait de parents militants qui participent activement au fonctionnement de l’école, s’organisent entre eux pour maintenir un groupe d’élèves homogènes et de bon niveau.

11IS - Qu’est-ce qu’une “bonne école” du point de vue des parents ?

12On ne peut pas donner la même réponse selon les niveaux d’enseignements. En France, les parents accordent à l’école primaire un rôle d’intégration très fort, toutes classes sociales confondues. Les parents envoient les enfants à l’école du quartier, pour des raisons de proximité, mais également pour des questions idéologiques.

13À l’école primaire, on tolère une forme de mixité, bien qu’en réalité la ségrégation y soit très forte. Si l’on habite un quartier favorisé, il y a beaucoup de chance pour que l’école soit fréquentée par des enfants de milieu favorisé. Cependant, les parents sont assez ouverts : le rôle de l’école primaire est une forme d’ouverture au monde. Si l’enfant a des problèmes en lecture, les parents peuvent suivre, et d’autre part ils surveillent les fréquentations de leur enfant. C’est une mixité contrôlée et qui procure le bénéfice symbolique de pouvoir dire que l’enfant côtoie des amis d’origines diverses.

14Dès que l’on entre au collège, la problématique change du tout au tout. On voit des clivages apparaître entre les parents, entre ceux qui souhaitent défendre l’idée d’intégration dans le quartier et ceux qui se projettent dans l’enseignement secondaire et au-delà.

15Pour le lycée, même les parents les plus ouverts n’ont pas envie de se voir assigner un établissement qui ne convient pas. Il arrive un moment où les parents ont peur de sacrifier l’enfant au nom de l’intégration. Ainsi, les attentes et les stratégies ne sont pas les mêmes selon les niveaux d’études.

16IS - Quelle est l’importance de la carte scolaire dans les stratégies résidentielles des parents ?

17En fait, les enquêtes résidentielles sont très peu nombreuses [4] et encore moins celles qui tiendraient compte des stratégies scolaires des familles. Mais on peut constater que le lien entre ces deux types de stratégies se renforce au fur et à mesure de la scolarité des enfants. Pendant longtemps, la politique de sectorisation était une politique gestionnaire et de rationalisation du système. Le développement des collèges vers la fin des années soixante avait pour vocation de mieux gérer les flux d’élèves et dans cette optique on a créé la sectorisation ; les parents étant alors obligés d’inscrire leur enfant dans une école désignée par l’administration en fonction de leur lieu de résidence.

18La sectorisation avait néanmoins aussi pour objectif l’égalité sociale. L’égalité des chances étant de placer les établissements au plus près de la population, de faire en sorte que les enfants ruraux ne soient pas défavorisés et qu’ils puissent aller dans un collège de proximité. Mais en milieu urbain, cette sectorisation a entériné une ségrégation résidentielle forte et qui s’est accentuée, avec des quartiers populaires encore plus populaires et des quartiers bourgeois encore plus bourgeois. Cette politique de sectorisation n’apparaît pas comme la réponse parfaite à la question des inégalités dès lors qu’il y a une ségrégation résidentielle importante.

Méthodologie

Cette réflexion repose sur une étude intitulée “Ségrégation urbaine et ségrégation scolaire”, réalisée entre 2000 et 2003, qui comprend une enquête par entretiens auprès de plus de cent familles des classes moyennes et classes moyennes supérieures habitant dans les communes de Rueil-Malmaison et de Nanterre, à l’ouest de Paris. Cette étude a été financée par le ministère de la Recherche, le Plan urbain, la Direction interministérielle à la ville et le FAS. On pourra trouver une première présentation des résultats de cette étude dans Les annales de la recherche urbaine, n? 93, mars 2003, pp. 131-139.

19Les stratégies résidentielles se développent à l’entrée au collège ou au lycée. Le déménagement résulte souvent de la nécessité de s’agrandir, et les parents redéfinissent leur cadre de vie. Les préoccupations scolaires deviennent très présentes et les parents se rapprochent des établissements publics les plus réputés, en demandant avant d’acheter ou de louer un appartement quel est le secteur de rattachement. Mais c’est aussi une réponse à ce qu’ils considèrent comme une hypocrisie de l’Éducation nationale. Les parents déménagent pour éviter des stratégies “tordues” comme le choix d’options plus ou moins souhaitées. C’est néanmoins une stratégie très coûteuse tant sur le plan matériel que symbolique, car, au coût financier, il faut ajouter le déracinement et la réorganisation de la vie familiale et professionnelle.

20Il arrive que des parents aient recours à de fausses adresses pour intégrer l’établissement de leur choix, mais cette stratégie implique une grande anticipation et des réseaux de relations qui ne sont pas à la disposition de tous, sans compter son caractère illégal qui freine beaucoup de parents.

21IS - Qu’en est-il des demandes de dérogations à la carte scolaire ?

22Au niveau national, ce sont à peu près 10 % des enfants qui ne sont pas dans le collège de leur secteur (pour ceux qui restent dans l’enseignement public). Il s’est développé une politique stricte à Paris et dans les départements proches. L’essentiel des demandes se fonde sur des choix d’options qui font partie de l’offre scolaire des établissements souhaités et qui n’existent pas dans l’établissement de rattachement. C’est une stratégie minoritaire par rapport aux stratégies résidentielles, au choix du privé et à la colonisation des établissements.

23IS - Quand ces parents ne peuvent ni déménager ni obtenir une dérogation, ont-ils néanmoins une stratégie ?

24Certes, celle-ci prend une forme spécifique, une prise de parole émanant d’un groupe de parents motivés proches socialement qui ont fait le choix de l’école du quartier pour des raisons de proximité mais aussi d’intégration sociale. Ne voulant pas toutefois que la qualité de l’éducation de leurs enfants soit sacrifiée, ces parents font pression sur le fonctionnement interne des établissements. C’est ce que je nomme un travail de “colonisation interne” des établissements et c’est surtout vrai pour le collège. Ce travail implique une assez grande disponibilité des parents.

25IS - Les parents ont besoin d’être très bien informés tant sur la carte scolaire que sur les classes à l’intérieur d’une même école, ce n’est pas accessible à tous...

26Ils font leur “petite enquête”. Ils s’informent auprès des autres parents, des agents municipaux, de l’inspection académique et même des agents immobiliers.

27Mais il est cependant difficile de prévoir comment la classe où se trouve l’enfant va tourner. On sait bien qu’une classe est un ensemble d’individus, et qu’elle va “prendre” ou pas selon les personnalités. Par ailleurs dans ces quartiers populaires, certains chefs d’établissement, généralement sous la pression directe ou indirecte des parents, vont créer des classes de niveau qui vont à l’encontre de la législation du collège unique. Ce qui crée des effets assez négatifs d’après les enquêtes, notamment pour les élèves moyens faibles qui gagnent beaucoup à être avec des bons élèves. En même temps on commence à avoir des éléments, bien qu’ils soient qualitatifs donc plus difficiles à cerner, pour montrer que dans les écoles où il existe une forte ségrégation entre les classes, ceci serait générateur de violence.

28D’autant que par le jeu des déterminants sociaux, les classes de “bon” niveau regroupent des élèves de milieu plus favorisé, des Français, des filles (pour limiter les problèmes de comportement), et ainsi, sans le vouloir, on crée une ségrégation qui n’est pas seulement académique ou scolaire mais sociale, ethnique et sexuelle. Or, les élèves savent exactement quel est le niveau de leur classe, et ils disent “je suis dans la classe poubelle”, etc. et les enseignants le rappellent souvent devant les élèves, “vous êtes moins bons que les A”. Tout cela crée un climat qui n’est favorable ni aux apprentissages ni à une bonne socialisation des élèves. C’est pour cela que la réponse à la ségrégation urbaine ne peut pas se trouver dans des classes de niveau parce que la réponse qu’on apporte crée davantage de problèmes qu’elle n’en résout.

29IS - Que nous apprend l’expérience des ZEP qui s’appuient sur un découpage territorial et une discrimination positive ?

30On s’interroge beaucoup sur la politique des ZEP parce que les résultats ne montrent pas que l’on ait réussi à combler les écarts, et même pire encore, il apparaît dans certaines enquêtes que les élèves des milieux populaires progressent mieux à l’extérieur des ZEP qu’à l’intérieur. Ce qui défavorise les élèves des ZEP, c’est le fait d’être concentrés dans des classes avec des élèves défavorisés. La politique des ZEP ne lutte pas contre la ségrégation. C’est une discrimination en fonction de cette ségrégation. Et elle peut parfois la renforcer : certains quartiers dont les écoles sont déclarées en ZEP sont encore plus stigmatisés. On a beaucoup d’études sur ce qu’on appelle “l’effet établissement” en sociologie de l’éducation. On sait qu’entre 75 % et 80 % de ce qui se passe dans une école est déterminé par qui sont les élèves à l’entrée. Du coup, les parents n’ont pas totalement tort d’être soucieux, il reste entre 20 % et 25 % pour agir dans le cadre d’une politique d’établissement. Les ZEP permettent qu’il y ait ces 20 %, mais il faut aussi une politique d’ensemble, à la fois urbaine, du logement et scolaire.

31On ne peut pas se contenter de contraindre les parents et notamment ceux des classes moyennes qui ont des ressources multiples avec un instrument comme la sectorisation, qui est insuffisant et donne lieu à toutes les stratégies de contournement.

32L’objectif devrait être de faire en sorte que ces établissements soient au niveau des autres. En France, on a plutôt l’habitude de culpabiliser les parents “consuméristes”. Mais n’est-il pas légitime, pour ces parents, de penser dès lors qu’il existe de fortes inégalités entre les établissements, qu’ils ont le droit de désobéir à la sectorisation ? Il est vrai toutefois que les choix parentaux participent de fait à la constitution de socialisations étanches entre l’enseignement privé et public, entre établissements publics (favorisés ou non), et même entre les classes d’un même établissement.

33C’est l’égalité entre les établissements qu’il convient de rétablir plutôt que de se centrer sur le contrôle de la demande. Quand on constate que beaucoup de parents évitent un établissement, on ferait bien de se poser la question du “pourquoi” ? Provoquer des réunions avec les parents, informer, ne pas laisser les rumeurs s’installer, etc.

34On ne peut pas se situer uniquement dans une politique réglementaire qui ne tiendrait pas compte des réalités locales, notamment dans les contextes urbains. Il faut aussi que l’école elle-même fasse son autocritique. ■

Notes

  • [1]
    Comme le montrent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans Les beaux quartiers, Paris, Le Seuil, 1989.
  • [2]
    Agnès van Zanten, L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue, Paris, PUF, 2001.
  • [3]
    Agnès van Zanten, “La mobilisation stratégique et politique des savoirs sur le social : le cas des parents d’élèves des classes moyennes”, Éducation et sociétés, n? 9, 2002, pp. 39-52.
  • [4]
    Catherine Bonvalet, “Accession à la propriété et trajectoires individuelles” in Grafmeyer Y. et Dansereau F. (dir.) Trajectoires familiales et espace de vie en milieu, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, pp. 235-262.
Français

Résumé

L’enquête réalisée par l’auteur porte sur les classes moyennes dans l’Ouest parisien en rapport avec les stratégies scolaires. Au sein même d’un groupe très hétérogène, on distingue des différences entre cadres du privé et ceux du secteur public, et selon le niveau d’instruction également. Les choix d’école se font soit à l’intérieur du secteur public (une colonisation) soit à travers le recours au privé. La problématique change selon le niveau considéré (maternelle et primaire, collège, lycée).

Agnès van Zanten
Sociologue, OSC. Elle enseigne à l’IEP de Paris et dirige un groupement de recherches sur les politiques éducatives. Dernier ouvrage paru : Enquête sur les nouveaux enseignants, avec Patrick Rayou, Bayard, 2004.
Propos recueillis par 
Lise Mingasson
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/inso.123.0066
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