1Les tours et les barres du grand ensemble se présentaient, dans les années cinquante, comme une inscription dans un droit à un logement égal pour tous, homogène, conçu pour un même rapport à l’espace. Les spécificités culturelles et la diversité sociale devaient s’effacer derrière des façades uniformément blanches. Du devenir d’une utopie...
2Les lectures des villes, historiques ou conventionnelles, sont multiples. Toujours renouvelées, parfois romanesques, ces lectures ont forgé un vocabulaire imagé pour décrire le bâti, les espaces urbains toujours transcrits dans la complexité de leurs ambiances. Ces mêmes mots sont les sources de villes imaginaires, et légitiment celles que l’on projette de construire.
3Mais pour décrire l’architecture des trois millions de logements sociaux construits à partir des années cinquante, et donc comprendre l’univers matériel et formel des conditions urbaines où vivent plus de dix millions d’habitants – aujourd’hui souvent issus de l’immigration – on parle seulement “de tours et de barres”.
4Ces tours et ces barres sont une contribution à une économie de sortie de guerre. Elles sont les témoins et la manifestation d’une France centralisatrice. Ces tours et ces barres sont les éléments constitutifs des ZUP qui s’inscrivent comme le pendant de zones industrielles, dans la résille planifiée des infrastructures de transports : aéroports, voies navigables, autoroutes, voies ferrées. Par exemple, le développement de l’industrie automobile dans la vallée de la Seine, l’implantation du centre atomique de Marcoule ou la mise en exploitation du gaz de Lacq ont pour corollaire la construction des grands ensembles des Mureaux, de Bagnol-sur-Cèze, de Mourenx.
L’égalitarisme
5Dans le temps long que sont les phénomènes d’urbanisation, les grands ensembles inscrivent les fondements d’un droit au logement égal pour tous les salariés : la grille des salaires ne s’inscrit plus dans la forme urbaine comme dans la ville industrielle du XIXe siècle. Ce droit au logement est analogue au droit à la santé mis en œuvre avec la Sécurité sociale, y compris dans certaines formes de gestion paritaire de ses ressources (1 %). Le territoire national est équipé pour être en capacité d’accueillir les activités industrielles, déjà potentiellement délocalisables. Le logement devient un produit interchangeable : la surface de référence d’un F4, ses équipements fixés suivant des normes nationales, sont identiques à Chenove (21) ou à Grand-Quevilly (76). L’emploi systématique du blanc pour les façades le banalise. Les pigments blancs sont produits par l’industrie chimique et, à ce titre, sont signe de modernité par opposition aux effets des enduits “couleur locale” dont la France villageoise s’enorgueillissait.
6Alors, même un œil non averti peut percevoir, se détachant, autonome, sans relation organique avec l’armature urbaine existante, un semis de bâtiments horizontaux – des barres –ancré dans le paysage par trois ou quatre tours. Il est aisé de comprendre l’emploi du mot “tour”, qui renvoie à toute l’imagerie des beffrois et des clochers, pour des bâtiments de quatorze niveaux avec six à huit logements par palier. On remarque que l’implantation d’une tour est l’acte bâti qui dénature le moins l’environnement dans sa composante paysagère : une tour de défense, les restes d’un moulin valorisent un promontoire, un coteau.
7Le mot “barre” renvoie à une réalité plus complexe. Mais qu’est-ce qu’une barre ? C’est un bâtiment parallélépipédique oblong aux façades équivalentes, orientées généralement à l’est et à l’ouest. Par rapport à la voirie, cet édifice est implanté de manière autonome, entraînant la réalisation d’aires de stationnement indépendantes. Cet objet non identifié prend une connotation péjorative, par rapport à la ville du XIXe siècle qui pourtant a construit le long de rue corridor des bâtiments tout aussi longs et tout aussi monotones. Dans ce cas, la mitoyenneté et l’alignement sont les règles d’assemblage des édifices les uns avec les autres. Mais surtout le bâtiment définit la limite entre la rue, espace public et un intérieur d’îlot, espace privé. Au contraire, une barre se conjugue avec trois ou quatre barres parallèles ou perpendiculaires, mais jamais deux, ce qui définirait une intériorité et une extériorité. Chaque barre est alors immergée dans un espace sans polarité ni hiérarchie, rendu homogène après que furent gommées les aspérités topographiques ; espace vert en devenir, il est traversé de chemins piétonniers aux tracés abstraits, sans rapport avec les lieux existants.
8Les barres sont généralement surélevées par rapport au sol naturel. On s’affranchit ainsi du risque d’humidité qui reste une obsession de l’habitat social. Mais surtout, on empêche toute relation des habitants du rez-de-chaussée avec un jardin privatif, à la différence de la cité-jardin honnie car elle privatise les usages du sol. Chaque logement qu’il soit à R, à R+4 ou R+6 bénéficie alors du même détachement du sol, du même rapport au ciel, ce qui est rendu possible par l’éloignement des édifices les uns des autres.
Architecture et habitat
9À sa manière, l’expression “tours et barres” interroge la place que tient l’architecture dans la construction de l’habitat, c’est-à-dire l’attention particulière portée à l’usage. L’architecture de l’usage a la tentation de répondre aux exigences immédiates de tel ou tel groupe social, de reproduire tel ou tel modèle culturel. Une telle architecture se contente de dresser des cloisons autour du mode de vie familial, ce qui, par exemple, conduit à affecter à la femme une place particulière dans le logis, à entériner des pratiques spécifiques de l’hygiène du corps, ou de la conservation des aliments.
10“Des tours et des barres” est l’expression d’un habitat hétéronome qui est à l’opposé d’une architecture davantage liée à une communauté et dont l’évidence vient de l’expression cohérente de la matérialisation d’un mode de vie. Cette architecture, dite vernaculaire, offre reconnaissance et protection, mais connote à tout jamais l’origine des habitants d’un édifice. On n’identifiait déjà que trop la barre des rapatriés d’Algérie, la barre des rénovés du 13e arrondissement ou de la rue Saint-Martin, les relogés du bidonville de Nanterre, ce qui contrevenait déjà à cet idéal fondateur d’une ville égalitaire. L’usage est-il un critère contingent de l’architecture de la ville ? L’expression de l’usage, si conjoncturel, si circonstanciel, si passager, peut-il contribuer à définir l’apparence d’une ville ?
11Dans la ville conventionnelle déjà, ce n’est pas aux fenêtres des cuisines ou des salles d’eau d’assumer le fond d’une perspective urbaine ou de définir les façades d’une place publique. Parfois, la lumière chaleureuse d’un bow-window éclairé manifeste le confort de la vie sociale et contribue aux façades nocturnes d’un boulevard. Pourrait-il en être de même lorsqu’il s’agit d’une loggia où est suspendu un tapis marocain, où est arrimée une antenne satellite qui est un mode d’identification de l’habitat des immigrés ? C’est à ces questions que répondait cette architecture des tours et des barres dont l’ordonnance abstraite prenait ses distances avec les signes de l’habiter. Les baies se détachent sur le fond blanc des parois pour composer une figure abstraite ou s’inscrivent dans une résille orthogonale. Dans les deux cas, l’abstraction recherchée du dessin permet la combinatoire nécessaire de F2, F3, F4, F5, et un détachement apparent de la pesanteur alors que l’ordonnancement de la façade conventionnelle, par la superposition des baies, par la présence de volets, des appuis de fenêtre parfois fleuris rendait concrètes les façades en exprimant la gestuelle de la fenêtre. D’autres fois le chromatisme des revêtements en pâte de verre tisse une trame écossaise où s’estompent les baies, ce qui évite l’association visuelle : une fenêtre-une pièce, une fenêtre-une pièce, et l’effet d’accumulation qui en résulte.
12Mais, dès l’origine, un observateur attentif pouvait observer que ces barres avaient été construites avec des programmes de financement différents introduisant des variations de loyers correspondant à des variations de prestations et entraînant déjà une identification des résidants les plus pauvres.
13Tours et barres signifient éloignement de la gare et pénurie d’équipements, et surtout maintien dans le statut de locataire. Aussi, subrepticement, les habitants se mettent en mouvement pour accomplir ce que l’on appellera un parcours résidentiel, qui conduit certains à l’accession à la propriété dans le périurbain et pour les plus favorisés, en fonction de l’évolution de leur condition salariale, à un retour vers le centre. Face à cette mobilité de statut résidentiel, cette quête d’autre forme d’habitat, le grand ensemble est figé et apparaît comme un objet immobile dans une métropole aux ajustements permanents.
Un éternel présent
14Comme toute utopie, le grand ensemble se présentait comme un “éternel présent” c’est-à-dire comme une contribution immuable et accomplie au confort, au droit à un logement égal pour tous. Trente ans plus tard, les expériences sociales dont il a été le témoin, par exemple la substitution de la population issue de l’exode rural par des émigrés maghrébins, ou le choc formel de la réhabilitation font partie de l’histoire des lieux. Cette histoire confère à ces quartiers résidentiels une représentation, une valeur parfois éloignée de celles qui avaient suscité leur construction. Par exemple, examinons les effets de la réhabilitation. Face au choc pétrolier qui nécessite la recherche d’économies d’énergie et surtout face au vieillissement prématuré du patrimoine, les maires qui désormais ont acquis de nouveaux pouvoirs grâce à la décentralisation font revêtir d’un manteau d’arlequin synthétique ces bâtiments qui se voulaient immaculés. Pour naturaliser l’édifice, on substitue au blanc et aux couleurs primaires de la modernité originelle des enduits aux pigments régionaux ou des vêtures aux couleurs pastel. Les maires affirment leur volonté d’inscrire le grand ensemble dans un contexte local. Cela s’accompagne de la création d’un simulacre d’espaces publics réceptacles d’une vie urbaine absente, à moins que la configuration de l’espace ne favorise son appropriation par certains groupes. Ils monopolisent les espaces publics, le contrôlent et perçoivent le “loyer de l’usage” au point de faire fuir certains services publics qui à leur manière contribuent à leur sécurité. Progressivement s’instaurent des zones de non-droit. Mais la réhabilitation, c’est aussi le conventionnement et les effets imprévus de l’aide personnalisée aux logements qui donnent un coup d’accélérateur à la concentration des plus pauvres dans certains édifices.
Et aujourd’hui ?
15Que devient le destin de ces tours et ces barres ? Est-ce un lieu de relégation pour des habitants captifs d’un territoire qui leur est assigné ? Ces habitants peuvent-ils s’identifier à un quartier stigmatisé, dont on cherche même à les évincer ? Quelle est la place des grands ensembles dans la métropole contemporaine ? Serait-ce un point de passage, parfois obligé, dans un parcours résidentiel ? Où se situent, dans ce parcours, ces aires urbaines monofonctionnelles ? Ce sont des îlots résidentiels de densité moyenne, qui émergent dans une métropole aux espaces dilués. Ils sont sans échange avec un milieu qui devient la manifestation d’une organisation sociale plus qu’une organisation de lieux. Aujourd’hui, le citadin opère des choix et des arbitrages temporels dans ses modes de déplacements, de consommation, de biens et de services, d’accès aux loisirs. Il pratique une ville à la carte, mais il tente d’arbitrer son lieu de résidence en fonction de la valeur supposée de l’école publique assignée par la carte scolaire. Cet arbitrage est souvent la première expression de la recherche de “l’être entre soi”, au moment où tous les groupes sociaux s’inscrivent dans une logique d’évitement. Cette attitude s’apparente à la sécession urbaine de la haute bourgeoisie, en voie de confinement dans des résidences sécurisées.
16On peut identifier plusieurs scénarios. Ils doivent tenir compte d’une multitude de facteurs, par exemple : le lieu d’implantation dans la métropole, la date de construction, la démographie, la topographie et l’ambiance paysagère. Les circonstances propres au grand ensemble doivent être particulièrement analysées. Ces scénarios oscillent entre la recherche d’une cohérence interne dans le cadre du territoire municipal qui laisse la place à une résidentialisation tempérée ou l’ouverture à une stratégie d’agglomération qui consiste à donner à chaque territoire les moyens de trouver sa place dans un système urbain interdépendant, alors que la mobilité accroît l’espace utile et que la distance physique n’est plus un handicap. Ceci implique la longue durée et l’énoncé clair des objectifs, conditions de financements pluriannuels.
Une résidentialisation tempérée
17La résidentialisation n’est pas revenir au modèle de la cité-jardin des année trente, même si le végétal tient un rôle essentiel dans la clarification du statut des espaces. L’attrait, aujourd’hui, du jardin privatif a perdu de son intérêt, surtout lorsqu’il est dominé par les vues d’une barre de huit niveaux.
18Nous avons vu combien les barres, par la vacuité de l’espace qu’elles génèrent, font obstacles aux usages conventionnels de l’habitat ; c’est d’ailleurs souvent la source de la dégradation prématurée du bâti. Les conventions d’usage affirment la nécessité d’une part d’intimité familiale et individuelle dans l’habitat, même collectif. Ces conventions suggèrent l’instauration d’une distance entre le passant et le résidant, et le contrôle des conduites ou le respect des civilités sur une fraction de l’espace extérieur, générant entre résidants, un “entre soi”. Ces conventions d’usage doivent s’attacher à régler des aspects de la vie quotidienne tels que les modalités du tri sélectif des ordures ménagères et leur collecte. Elles doivent surtout affirmer la définition d’une relation sécurisée entre habitat et aires de stationnement, elles-mêmes à l’abri du vandalisme.
19Pour ce faire, on procède à des découpages fonciers. Ce nouveau parcellaire ménage des unités résidentielles dont l’espace libre est un espace de représentation, à l’accès contrôlé. Ces espaces semi-publics, qui fonctionnent comme espace de recul, protègent l’intimité de l’habitat des effets de l’indétermination des espaces publics. S’organisent alors des unités de gestion dont les frais d’entretien sont à la charge des habitants. Ce découpage foncier permet de redimensionner l’espace public dont les limites sont clarifiées, dont le sol est équipé, aménagé, nettoyé par la collectivité publique.
20Vivre la ville, c’est disposer d’un chez-soi sécurisant, c’est être reconnu dans son quartier et posséder les clefs de l’accès à la diversité des espaces urbains de la métropole. Toutefois, un des grands handicaps concrets à la réalisation de l’intégration urbaine vient du décalage entre les ressources réelles des habitants et les ressources qui leur seraient nécessaires pour vivre conformément aux injonctions et aux modes de vie requis par l’espace contemporain ; celui de la normalité salariale.
Une réserve foncière
21Sans ignorer les effets de la résidentialisation, si l’on place l’observateur au niveau de l’agglomération qui devient peu à peu une instance décisionnelle, on perçoit plusieurs types de grands ensembles. Les uns construits à partir des années soixante sont implantés à proximité immédiate des faubourgs du centre-ville. Ils sont composés de mille à mille trois cents logements. Les autres plus éloignés, construits à partir des années soixante-dix, implantés sur d’anciennes grandes propriétés agricoles, souvent sur un plateau, comprennent environ quatre mille logements.
22Bien que ces tours et ces barres soient très rentables en termes de loyer, la vacance y est organisée. Elles sont l’objet d’une réflexion stratégique. En effet, plutôt que d’entreprendre une troisième réhabilitation, une fois le tabou de la démolition franchi, elles représentent une réserve foncière publique, qui serait une aubaine pour offrir à la classe moyenne une alternative au développement périurbain auquel les lois du marché les contraignent pour accéder à la propriété.
23Quelles formes urbaines prendra le projet de rénovation ? Subsistera-t-il une place pour une partie des résidants actuels ? S’agira-t-il seulement d’implanter une transposition de la résidence périurbaine ou de proposer une alternative effective ? On peut penser qu’un projet de densification ferait place à un habitat urbain dont les prestations renouvelées (surface et équipement du logement, terrasses, garages) seraient à la mesure de la croissance des vingt-cinq dernières années. Alors, il convient d’aborder une autre dispute. Les aires résidentielles mono-fonctionnelles constituées de tours et de barres, éloignées des emplois industriels, sont inscrites comme telles dans les documents d’urbanisme. Sont-elles condamnées à le demeurer comme un acquis de l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle ou doivent-elles évoluer vers une ville plus complexe, plus multi-fonctionnelle ? La ville contemporaine s’est affranchie des contraintes de la ville industrielle en voie de disparition. Les emprises foncières libérées par les démolitions ponctuelles d’un habitat obsolète sont déjà viabilisées et desservies par des tramways récents. Leur rente de situation doit-elle être seulement mise au service de l’habitat ? Elles peuvent concurrencer les parcs d’activités tertiaires fondés sur le “tout automobile”. L’accueil de ces activités est la condition d’une nouvelle temporalité, d’un nouveau rythme “où on vient, où on va”.
Une agglomération discontinue
24Mais plus loin sur le plateau, il y a cet autre grand ensemble qui, lui, connaît déjà la vacance ; une vacance qui met l’organisme bailleur en grande difficulté. Sa conception plus complexe (dalles, rue intérieure, parking souterrain) devient un obstacle à sa transformation et même à la démolition par l’intrication des statuts. Alors qu’il n’a pas su accueillir dans son emprise les hypermarchés implantés le long des rocades, les vides interstitiels se comblent de lotissements de maisons individuelles. Désormais, l’inscription territoriale du grand ensemble est définitivement celle d’une agglomération discontinue. Une agglomération, dont les instances politiques retissent la cohérence urbaine d’une ville multipolaire où tous les échanges ne passent plus nécessairement par le centre. Les plans locaux de l’habitat démontrent que le marché du logement se joue des pointillés des limites communales. L’organisation et le développement des services, tels ceux de la santé, sont l’occasion de développer ces nouvelles polarités : combien de maternités sont-elles encore implantées en centre-ville ?
25Le grand ensemble se dissoudra-t-il grâce aux démolitions dans la basse densité du périurbain ? La ville émergente, la ville de la mobilité, qui prend une place de plus en plus importante dans les parcours résidentiels contemporains, offre un nouveau statut aux grands ensembles, comme lieu de densité, comme espace d’interaction avec “un urbain sans lieu ni bornes”. ■