1Comment vivre ensemble avec des styles de vie différents ? Aux Pays-Bas existe une forte tradition associative axée sur la médiation entre les pouvoirs publics et les habitants d’un quartier. Mais de telles pratiques de participation peuvent s’inscrire aussi dans des priorités autres, comme le renforcement du lien social.
2Aux Pays-Bas, le secteur du logement fait l’objet d’importants investissements publics depuis de nombreuses décennies. De ce fait, le parc de logements financés – directement ou indirectement – par l’État est très étendu, en particulier dans les grandes villes comme Amsterdam ou Rotterdam où la part du logement contrôlée par les bailleurs sociaux a pu atteindre jusqu’à 80 % dans certains quartiers. Parallèlement, l’action sociale néerlandaise est également très développée et très diversifiée, bien au-delà de la mise à disposition des prestations sociales financières auxquelles les citoyens ont droit. Certaines pratiques d’action sociale concernent notamment la sphère du logement et visent à promouvoir la participation des habitants à l’échelle de leur cadre de vie. En quoi ces pratiques consistent-elles ? À quelles formes de participation contribuent-elles ? L’analyse de quelques grandes villes néerlandaises montre que ces pratiques sont intimement liées à une définition large de la notion de logement, englobant les espaces collectifs situés à côté des logements proprement dits, voire même les équipements collectifs de proximité. Après avoir retracé les origines de ces pratiques d’action sociale et les conditions de leur essor au cours des dernières décennies, nous étudierons leurs enjeux contemporains dans le cadre des dispositifs de lutte contre l’“exclusion sociale” [1].
Des pratiques participatives
3Dans les villes néerlandaises, la promotion de la participation des usagers est prise en charge par les pouvoirs publics depuis de nombreuses décennies. Dans les années cinquante, des subventions spécifiques étaient attribuées par le gouvernement central à des municipalités qui s’engageaient à associer les habitants au choix des équipements collectifs à implanter dans leur quartier ou dans leur village. Ces pratiques connaissent un essor certain dans les années soixante, à l’époque où de vastes zones d’habitat sont planifiées en périphérie des grandes villes. En plus de la construction de logements, les pouvoirs publics favorisent l’implantation de nombreux équipements collectifs de proximité : maisons de quartier, équipements sportifs, bibliothèques, centres de soins, etc. Ces équipements sont destinés à devenir des centres de vie sociale dans des quartiers neufs où viennent cohabiter des ménages d’horizons très divers et sans habitude de vivre ensemble. En vue de favoriser cette vie sociale, les initiateurs des équipements collectifs envisagés souhaitent associer les habitants aux choix liés à leur implantation. Ils font pour cela appel à des spécialistes de la mobilisation collective qui pratiquent ce que l’on appelle l’opbouwwerk, ou “travail de construction”, sous-entendu “sociale”. Le savoir-faire de ces travailleurs sociaux d’un nouveau genre s’appuie sur les principes de l’organisation communautaire développés outre-Atlantique [2] et popularisés aux Pays-Bas dans le cadre de la reconstruction d’après- guerre [3]. Diffusés par les écoles de travail social néerlandaises à partir du début des années soixante, les principes de l’organisation communautaire sont appliqués à certaines des activités proposées par les maisons de quartier qui fonctionnent un peu comme les centres sociaux français. Mais le principal terrain des praticiens de l’organisation communautaire se situe en dehors de telles institutions : au contact direct des habitants dont ils doivent favoriser la consultation et l’implication dans les projets d’aménagement concernant leur quartier. Au quotidien, ces intervenants pratiquent l’enquête auprès des habitants et l’organisation de réunions de présentation et de discussion des projets envisagés.
Un appel au médiateur
4À partir de la fin des années soixante, de nombreux spécialistes de la promotion de la participation des habitants se trouvent mobilisés sur le terrain de la résorption de l’habitat insalubre dans les quartiers anciens. À cette époque, les pouvoirs publics néerlandais entreprennent de très ambitieux projets de réaménagement de quartier, impliquant généralement un profond remaniement du parc de logements. Or, dans de nombreux quartiers, ces projets sont rapidement confrontés à l’opposition des habitants qui y voient une menace d’éviction de leur quartier du fait de la raréfaction des logements accessibles aux ménages modestes. Ces habitants, regroupés en associations, contestent non seulement le but des projets de rénovation mais aussi leur mise en œuvre qui ne laisse pas la place au point de vue des habitants. C’est pourquoi leurs associations réclament le droit de participer à la prise de décision concernant l’avenir de leur quartier aux côtés des pouvoirs publics et des autres intervenants de la rénovation (bailleurs sociaux, entrepreneurs du bâtiment, etc.). La vigueur et l’audience de certaines associations, mais aussi une certaine ouverture du côté des pouvoirs publics, aboutissent à la mise au point d’un nouveau mode de conduite des projets basé sur la concertation avec les associations d’habitants. Les pouvoirs publics font pour cela appel à des spécialistes de l’opbouwwerk qui sont chargés d’animer la médiation entre les pouvoirs publics et les habitants. Ils doivent notamment aider les habitants à formuler des projets alternatifs face à ceux qui sont proposés par les pouvoirs publics et à faire valoir leur point de vue dans la négociation avec les autres parties impliquées [4]. Concrètement, les praticiens de l’opbouwwerk sont salariés par les associations d’habitants mais leur poste est financé par les pouvoirs publics. Cet arrangement – qui a parfois abouti à l’inflexion des projets de rénovation dans un sens favorable aux revendications des habitants organisés – peut sembler contre nature à plus d’un observateur étranger. Il a cependant connu une certaine réalité aux Pays-Bas à l’époque où les pouvoirs publics en général et rotterdamois en particulier préféraient négocier avec les associations d’habitants plutôt que d’imposer des opérations d’aménagement qui risqueraient d’être rejetées par la population résidente. Dans bon nombre de quartiers, ce mode d’intervention a permis de moderniser le parc de logements des quartiers anciens tout en y maintenant durablement la fonction d’accueil des populations les plus modestes [5].
Cohabitation pacifique et conflits de voisinage
5Dans ce contexte, la promotion de la participation pratiquée par les opbouwwerkers porte essentiellement sur l’amélioration physique de l’habitat dans les quartiers populaires. Son enjeu principal est la représentation du point de vue des habitants dans le processus de négociation concernant le devenir du logement social dans leur quartier. À partir de la fin des années 80, tant l’objet que l’enjeu de la promotion de la participation des habitants dans les quartiers populaires évoluent sensiblement. Au milieu des années 80, quand bon nombre de programmes de rénovation de l’habitat sont terminés, force est de constater que les quartiers anciens rénovés n’ont pas tous connu le même sort. Dans certains quartiers, le niveau de vie des habitants a sensiblement augmenté (par exemple, quand les anciens étudiants ont acquis une situation professionnelle favorable mais ont souhaité continuer à habiter au cœur des villes). En revanche, d’autres quartiers anciens rénovés continuent d’accueillir les ménages les plus modestes – du fait même des inflexions obtenues par les associations d’habitants. Certains sont même considérés comme des “poches de pauvreté” bien que la qualité du parc de logements se soit beaucoup améliorée du fait des opérations de rénovation [6]. Sur le terrain, la pauvreté est abordée comme un problème complexe où se mêlent des paramètres économiques et sociaux qui se renforcent mutuellement. Les pouvoirs publics néerlandais conçoivent alors des dispositifs d’intervention voisins de ce qu’on appelle en France “politique de la ville”. C’est dans ce contexte qu’émerge la problématique du “vivre ensemble” qui se trouve désormais au cœur de l’activité des promoteurs de la participation des habitants aux Pays-Bas : dans ces quartiers, il arrive que des habitants aux horizons très divers habitent les uns à côté des autres alors qu’ils n’ont pas le même style de vie et qu’ils ne sont parfois même pas en mesure de communiquer avec leurs voisins, de par l’absence d’une langue commune. La cohabitation pacifique peut être entachée par des conflits de voisinage. C’est donc la proximité qui pose problème et c’est aussi elle qui est mobilisée par les spécialistes de l’opbouwwerk pour tenter de restaurer le lien social [7]. L’idée est en effet que de tels conflits peuvent être prévenus par des initiatives visant à développer les contacts entre habitants sur une base positive. Leur activité professionnelle connaît alors un tournant et se redéploie à travers des réunions de conciliation entre voisins en conflit mais aussi à travers des activités de prévention à l’échelle de ce que les Néerlandais appellent communément l’“environnement résidentiel” (woonomgeving). Ces activités consistent en l’animation des espaces collectifs qui entourent les logements (cages d’escalier, cours intérieures des complexes de logements) et les espaces publics de quartier (rues, jardins publics, certains équipements collectifs tels que les maisons de quartier, etc.). Il s’agit d’y organiser des activités collectives (festives notamment) en impliquant les habitants mais aussi d’y concevoir de nouveaux aménagements et parfois même d’y régler des conflits liés au vivre ensemble. Le logement au sens large se trouve à nouveau appelé à contribuer à la promotion du lien social.
Et maintenant ?
6Dans ce nouveau contexte, il n’est plus tant question de favoriser la participation des habitants au processus décisionnel concernant l’habitat social au cœur des villes que de promouvoir le lien social à l’échelle du quartier en tant que cadre de vie. Promouvoir la participation est désormais plus affaire de mobilisation collective que de médiation entre habitants et pouvoirs publics. De fait, il arrive que les praticiens de l’opbouwwerk interviennent en tant que médiateurs suite à l’expression de mécontentements d’habitants liés à certains projets émanant des pouvoirs publics. Mais force est de constater que cela ne constitue plus le cœur de leur activité à une époque où les associations d’habitants ont nettement perdu de leur audience auprès de la population des quartiers d’habitat social. Pour l’essentiel, leur pratique consiste dorénavant en une sorte de pédagogie de la participation basée sur le constat empirique qu’un minimum de lien social est nécessaire à l’échelle du quartier pour que les habitants puissent participer pleinement à la vie publique. Ce type de participation est en général basé sur le pari que la participation à de modestes projets permettra ensuite de susciter des dynamiques de développement social de plus grande envergure. La pratique de la promotion de la participation orchestrée par des spécialistes de l’action sociale a donc changé de nature. Elle suit désormais un glissement des priorités politiques dans un contexte où le renforcement du lien social est un thème majeur pour l’intervention des pouvoirs publics et ce d’autant plus qu’il apparaît – pour beaucoup de responsables politiques – comme une condition nécessaire à la lutte contre le sentiment d’insécurité, autre thème central aux Pays-Bas tout comme dans bien d’autres pays européens aujourd’hui. ■
Notes
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[1]
Cet article est en grande partie alimenté par des résultats de recherches menées à Rotterdam sur la pratique de la promotion de la participation dans les années 70 et à la fin des années 90. Ces résultats de recherches ont été rapportés dans l’ouvrage suivant : Évelyne Baillergeau, L’opbouwwerk, la promotion de la participation des habitants aux Pays-Bas entre militantisme et pratique professionnelle, thèse de doctorat, Université Grenoble-II, 2002.
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[2]
Sous l’impulsion d’auteurs tels que Murray Ross, Community Organization, Theory, Principles, and Practice, New York, Harper & Row, 2e édition, 1967 (1955).
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[3]
Frank Inklaar, Van Amerika geleerd, Marshall-hulp en kennisimport in Nederland, Den Haag, SDU, 1997.
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[4]
En tant qu’experts de l’intermédiation, ils étaient soutenus par d’autres intervenants spécialisés dans le conseil en architecture et en urbanisme qui étaient chargés d’accompagner la formulation technique des projets initiés par les associations d’habitants. Kees van der Flier et Jan‘t Mannetje, “The Residents’ Adviser in Dutch Urban Renewal, a Dissertation in Consequence of a Research in Rotterdam”, Netherlands Journal of Housing and Environmental Research, vol. 3, no 2, 1988, pp. 123-132.
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[5]
Évelyne Baillergeau, L’opbouwwerk, la promotion de la participation des habitants aux Pays-Bas entre militantisme et pratique professionnelle, op. cit.
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[6]
Godfried Engbersen, In de schaduw van morgen. Stedelijke marginaliteit in Nederland, Amsterdam, Boom, 1997.
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[7]
Évelyne Baillergeau, “La proximité, support d’intervention sociale aux Pays-Bas”, Lien social et politiques, n? 52,