CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment l’expert mandaté par le juge aux affaires familiales pour un bilan psychologique, en cas de divorce conflictuel, perçoit-il sa mission ? Au-delà des recommandations que l’expert formulera dans l’intérêt de l’enfant, la mise en circulation par un tiers de la parole de chacun des acteurs prend la forme d’un rapport, restitue chacun dans ce qu’il est et permet d’accéder à une autre dimension, symbolique.

2Dans le cadre des séparations et divorces conflictuels, le nombre de demandes d’expertise psychologique, de la part des juges aux affaires familiales, augmente considérablement. Bien sûr, au premier abord, on peut supposer qu’il s’agit là d’une conséquence de la multiplication de ces situations. Toutefois, il semble aussi que la position de nombreux juges aux affaires familiales ait évolué. D’une part, ils prennent davantage en compte la complexité des enjeux psychoaffectifs ainsi que des jeux relationnels dans lesquels les enfants sont impliqués ; d’autre part, ils perçoivent l’intérêt que peut représenter l’appel à un tiers extérieur. L’expertise, en effet, au-delà de son aspect consultatif, revêt un aspect symbolique non négligeable.

3Certaines fois, une expertise peut être demandée, non pas comme simple aide à la décision – celle-ci paraissant souvent évidente au magistrat sans qu’il éprouve le besoin d’un regard extérieur – ni comme recherche d’une réassurance quelconque, mais dans une volonté de mieux séparer les sphères juridique et émotionnelle, de ne pas confondre un certain nombre de niveaux.

Séparer les différents niveaux d’une situation

4Dans les situations confuses que constituent les divorces et les séparations conflictuels, la demande même d’expertise est porteuse de sens. Elle signifie que les multiples niveaux d’un conflit doivent être pris en compte, mais par des interlocuteurs différents, afin d’en appréhender la complexité sans entretenir de confusion.

5L’expertise effectuée sous mandat de la justice permet une cohérence entre les nombreux niveaux d’existence de l’enfant avec un jugement qui a ainsi plus de chance de s’imposer et de se faire respecter.

6Dans ces situations, qui se présentent souvent comme de véritables impasses, le compte rendu de l’expert qui circule entre le magistrat et les divers avocats est, en tant que tel, emblématique d’une possible communication entre ces divers regards et points de vue. Que les parties s’en saisissent ou non, le rapport constitue un élément tangible de mise en mouvement possible d’une parole nouvelle.

7Souvent, cet aspect symbolique étant davantage pressenti que clairement analysé, l’occasion nous est donnée ici de prendre le temps d’y réfléchir.

La demande explicite d’expertise

8Monsieur ou Madame..., juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de ..., a ordonné une expertise psychologique concernant la situation familiale ..., avec pour mission de recueillir tous les renseignements sur la situation matérielle et morale de la famille, sur les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé, sur les mesures de droit de visite et d’hébergement les plus conformes à son intérêt.” C’est souvent en ces termes-là que la mission de l’expert est désignée.

9On pourrait dire que la demande formulée à l’expert psychologue par le magistrat prévoit deux niveaux d’analyse et un niveau consultatif.

10> “Avec pour mission de recueillir tous les renseignements sur la situation matérielle et morale de la famille” renverrait à l’analyse des interactions familiales.

11> “Sur les conditions dans lesquelles l’enfant est élevé” solliciterait une analyse de la place de l’enfant dans le système familial.

12> “Sur les mesures de droit de visite et d’hébergement les plus conformes à son intérêt” interroge la prise de position de l’expert, en lui demandant de formuler des propositions.

Les interactions familiales

13Les conflits ou les impasses observées au moment de certaines séparations sont souvent le résultat ou la prolongation d’une vie de couple douloureuse. Cette souffrance peut s’enraciner dans des malentendus profonds, dans des sentiments de trahison qui impliquent chaque parent ainsi que son inscription dans l’histoire de sa famille d’origine.

14Quelquefois, les conflits qui se déroulent, ici et maintenant, sont des déplacements trans-générationnels, des répétitions ou des tentatives de réparation de problématiques qui dépassent les protagonistes d’aujourd’hui, à leur insu.

15De plus, ces conflits mettent en œuvre le niveau fantasmatique de Monsieur et de Madame, leur idéal de couple aussi bien conjugal que parental, générant souvent le sentiment d’une infidélité à soi-même. En un mot, ce que chacun a vécu avec son conjoint ou compagnon a généré des conflits intérieurs pour le moins fragilisants, pouvant être dévastateurs, donnant l’impression que la vie de couple a entraîné une véritable trahison à soi-même. Et cela tend à se régler sur la scène de la séparation, à travers l’enfant.

16L’expertise doit tenter de mettre à jour, de rendre explicite quelques-uns de ces imbroglios, dans la mesure où l’enfant se trouve être l’objet ou l’instrument de règlements de comptes qui le dépassent mais qui dépassent quelquefois aussi ses parents.

La place de l’enfant dans la famille

17Ainsi, chaque enfant – selon son rang de naissance, la situation du couple au moment où il naît, selon son sexe, les processus d’identifications dans lesquels il est impliqué, et bien d’autres éléments – aura une place et une fonction spécifique dans la famille.

18L’enfant peut être celui qui est chargé implicitement de servir de trait d’union, pour lui au prix de certains symptômes, ou bien, au contraire, il est celui qui met en évidence l’impossible vie commune de ses parents. Il peut aussi être “chargé” implicitement, ou se charger lui-même inconsciemment, d’entretenir le conflit entre ses parents, voire de l’alimenter, l’envenimer, ce qui est une certaine façon – certes morbide et pathogène – de maintenir un lien entre ses parents, de faire en sorte que le couple continue à exister symboliquement, même s’il ne vit plus ensemble.

Précisions de méthode

Lors des séparations ou divorces conflictuels, le juge aux affaires familiales peut demander une expertise psychologique, dans le but explicite de définir les modalités de résidence et de droits de visite les plus conformes aux intérêts de l’enfant. L’ordonnance désignant l’expert laisse un champ d’action et d’intervention assez large et libre aux experts. Chacun développe ainsi une méthodologie qui lui est propre.
Celle du cabinet au sein duquel je travaille est spécifique principalement sur deux points. D’une part, nous intervenons toujours, au moins à deux psychologues, sur des niveaux d’analyse différents et, d’autre part, les intervenants sont toujours un homme et une femme.
Plusieurs entretiens sont prévus.
> Des entretiens individuels, au cours desquels le psychologue, par ailleurs thérapeute individuel, reçoit seul chaque protagoniste (la mère, le père, les enfants) et cerne les niveaux intrapsychiques.
> Des entretiens familiaux, réunissant selon les situations, d’une part, la mère et le(s)enfant(s), d’autre part, le père et le(s) enfant(s) ; quelquefois, les deux parents sont reçus ensemble seuls ou en présence des enfants. Ces entretiens familiaux sont dirigés par l’expert, par ailleurs thérapeute familial. Il éclaire les jeux interactionnels et la fonction de l’enfant dans la famille.
Un rapport est rédigé sous contrôle de l’expert, après avoir fait l’objet d’une concertation sur les éléments d’analyse importants à mettre en évidence et sur les conclusions.
Le magistrat en reçoit un exemplaire, ainsi que les avocats des deux parties. Généralement, les avocats communiquent une copie du rapport à leurs clients respectifs.

19Là aussi, rendre explicite, accessible à la parole ce qui est implicite peut remettre en mouvement de nouvelles chaînes associatives familiales. L’expertise peut y contribuer.

Les conclusions et propositions de l’expert

20Au vu de cette analyse, l’expert tente de tirer des conclusions concrètes, qu’il formule sous forme de propositions au magistrat.

21Qu’elles soient évidentes ou non, qu’elles constituent parfois des pis-aller lorsque le contexte familial est trop pathogène, le fait même que ces propositions soient inscrites dans le rapport permet de rappeler et de conforter l’idée que ni l’enfant, surtout le jeune enfant, ni ses parents ne décident des modalités de résidence et de droit de visite.

22En fait, il s’agit d’une véritable prise de position de l’expert, qui fait accéder à la fonction symbolique de l’expertise, rappelant ainsi la double filiation dans laquelle s’inscrit un enfant.

Les conflits de loyauté

23Les séparations sont douloureuses pour les enfants parce qu’elles constituent des épreuves de perte et de deuil, mais aussi parce qu’elles génèrent de véritables conflits de loyauté pouvant se manifester et s’exprimer de plusieurs manières.

24Les enfants appréhendent souvent d’avoir à dire “avec qui ils aimeraient vivre”. Cela résonne comme un conflit de loyauté. Les enfants sont également tiraillés quand ils sont avec l’un des parents, qu’ils se sentent bien avec lui mais que cette bonne relation est vécue comme une trahison, une déloyauté par l’autre parent.

25Certains parents peuvent même avoir tendance à exiger de l’enfant le rejet de l’autre filiation. L’enfant ne peut être loyal envers l’un de ses parents que s’il est déloyal envers l’autre, voire s’il le renie, s’il le disqualifie à son tour.

26Cette demande place l’enfant face à des loyautés, non plus seulement conflictuelles mais clivées, ce qui constitue pour lui une véritable déchirure. On lui demande d’être ou bien le fils/la fille de la mère ou bien du père. Le clivage devient intérieur. Les processus d’exclusion scindent le sujet en deux.

27Priver un enfant de sa double filiation, c’est le priver d’une partie de lui-même, l’amputer d’une partie de son histoire et, in fine, c’est rendre, parfois, encore plus d’importance à cette partie qui lui manque et qui le hante d’autant plus.

28Les propositions de l’expert, réalisées à la demande et sous mandat du juge, permettent de désengager l’enfant d’une position d’avoir à choisir, tout en l’assurant que sa parole a bien été prise en compte. En tant que telle, cette situation d’expertise peut offrir la possibilité d’échapper aux conflits ou aux clivages de loyauté ou, pour le moins, les atténuer.

Une fonction symbolique

29Notre méthodologie (voir encadré) nous a conduits à mener deux sortes d’entretiens.

30> D’une part, des entretiens individuels où la mère, le père, le ou les enfant(s) sont reçus seuls par un psychologue qui a une approche centrée davantage sur l’intra psychique. Chacun exprime son vécu, sa représentation de la situation. Ces séances donnent l’occasion à chacun d’être écouté, de faire entendre sa souffrance. Dans un premier temps, cela peut contribuer à faire baisser un peu le niveau de tension émotionnelle.

31Cette parole ainsi prise en compte peut permettre une re-narcissisation, c’est-à-dire une meilleure image de soi, et offre à chacun la possibilité de se positionner comme individu à part entière.

32> D’autre part, des entretiens centrés autour de l’enfant ou des enfants, au cours desquels il est (ils sont) reçu(s) avec la mère, puis avec le père, puis avec les deux parents si cela est possible et judicieux. Ces entretiens sont menés par un expert psychologue systémicien et s’orientent davantage sur la fonction de l’enfant dans sa famille. Ces entretiens placent de facto l’enfant au centre des débats et préoccupations de l’expertise, comme sujet et appartenant à une histoire familiale bien spécifique.

33Intervenant à des niveaux différents, ces entretiens ne constituent pas seulement l’ouverture à deux regards croisés et complémentaires. Ils permettent aussi de situer l’enfant à la fois dans sa différence et dans son appartenance, rappelant qu’en tant que sujet humain, il est inscrit dans cette dialectique de l’individuel et du familial.

Faire circuler la parole

34Dès le départ, les différents protagonistes, savent que – contrairement à une situation thérapeutique – les entretiens donneront lieu à un rapport et que les paroles énoncées ne sont pas soumises au secret entre les diverses parties.

35Un rapport est à la fois une synthèse, une analyse de la situation et, en même temps, une occasion pour l’expert de proposer un certain nombre de dispositions concernant l’enfant. Il va être lu, relu, annoté par chacun des protagonistes ; il sera aussi reçu, perçu, voire “utilisé” de manière diverse, par le magistrat, les avocats des parties, le père, la mère.

36En tant que tel, le rapport constitue une sorte de méta-communication ; il permet de faire circuler le vécu de chacun et la fonction que le “système” fait jouer à l’enfant.

37Cette parole qui circule et se veut être la traduction la plus proche de la complexité familiale, chacun peut s’en saisir à sa manière, soit pour conforter ses positions, soit pour les transformer quelque peu.

38Dans des situations extrêmement verrouillées, ce rapport demeure quelquefois l’un des seuls vecteurs susceptibles de permettre au père ou à la mère de changer de représentation, de sortir d’une position de victime, de désenclaver l’enfant de sa position, par exemple celle de “justicier”.

39Il n’est pas rare de constater que ce simple changement de représentation permet à des pères et à des mères de mieux accepter les décisions du magistrat.

40Dans cette perspective, nous exprimons d’ailleurs clairement et de vive voix, aux parties, au cours du dernier entretien, nos conclusions avant même qu’ils puissent les trouver rédigées dans le rapport. Bien entendu, nous répétons chaque fois leur statut, c’est-à-dire qu’elles sont consultatives et destinées au juge aux affaires familiales. Notons que, dans la majorité des cas, le magistrat reprend dans son jugement les propositions des experts.

Les expertises : un facteur de changement ?

41Que les expertises psychologiques soient considérées par les juges aux affaires familiales comme une aide à la compréhension ou à la décision, ou comme un accès au niveau symbolique de la relation, elles ne sont jamais une simple photographie de la situation.

42Que l’expert le veuille ou non, son intervention met en mouvement bien davantage que le simple contenu d’analyse. Tout en étant vigilant au fait de ne pas prendre de position thérapeutique, il se trouve cependant qu’un certain nombre de paramètres de la vie de l’enfant vont être quelque peu modifiés, de manière très imperceptible.

43Au moment où l’enfant perd certains de ses repères familiaux, où les règles de sa famille n’ont plus de sens pour lui, la désignation d’une expertise par un magistrat crée autour de l’enfant comme un réseau qui cherche à retrouver du sens et à le refonder. C’est dire que l’enfant se sent appartenir à quelque chose qui transcende son système familial.

44Rassurante ou inquiétante, cette démarche l’inscrit dans une socialité, dans une citoyenneté, bien sûr dans une loi, et l’aide à élargir son champ d’appartenance, en l’ouvrant à de nouvelles perspectives en dehors des frontières du territoire familial.

45La demande du magistrat adressée à l’expert psychologue peut permettre à l’enfant de redéployer plusieurs niveaux de son existence, trop souvent sclérosés ou enkystés dans les conflits parentaux. Il peut s’en saisir pour changer de position dans sa famille. ■

Français

Résumé

L’expertise psychologique demandée par le juge aux affaires familiales dans les situations de séparation et divorce conflictuels, revêt, au-delà même de son aspect consultatif, une dimension symbolique non négligeable. Cette expertise constitue peut-être un outil de changement possible, sans qu’elle se confonde avec une situation thérapeutique.

Nicole Prieur
Psychothérapeute d’enfants et d’adolescents, elle effectue des expertises psychologiques dans le cadre d’un cabinet d’expertises privé ou dans le cadre du CECCOF (Centre d’études cliniques des communications familiales). Elle est l’auteur de Grandir avec ses enfants, Marabout (2002) et de Nous nous sommes tant trahis. Amour, famille et trahison, Ed. Denoël (2004).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/inso.122.0092
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'allocations familiales © Caisse nationale d'allocations familiales. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...