1Qu’est-ce qu’être fidèle ? Le devoir de fidélité apparaît à travers la façon de rapporter la preuve de l’adultère dans les affaires de divorce pour faute. Des vingt-six dossiers analysés, trois situations types sont dégagées, révélant le degré d’intimité entre deux êtres. On saisit alors, dans une image inversée, les différentes dimensions du couple définies par l’acte du mariage.
2Spontanément, on assimile l’adultère à une relation sexuelle avec un partenaire autre que le conjoint. Cependant, cette définition n’est pas tout à fait satisfaisante dans la mesure où, à y regarder de plus près, tous les rapports sexuels hors mariage ne sont pas nécessairement des adultères. Ainsi pense-t-on à la pratique échangiste, à l’exercice de la prostitution par l’un des époux ou, plus encore, au viol d’une personne mariée par un tiers, que personne ne songerait sérieusement à qualifier d’adultère. Dès lors, on peut se demander si l’acte sexuel extra-conjugal est véritablement la référence centrale de la catégorie adultère et si, en corollaire, la fidélité conjugale n’est pas autre chose qu’une simple obligation d’exclusivité sexuelle. C’est la question à laquelle nous avons cherché des éléments de réponse en examinant la formulation du grief d’adultère dans des dossiers de divorce pour faute [1].
3Afin de saisir le contenu de la catégorie adultère, nous avons centré l’analyse sur la façon dont les parties s’efforcent de rapporter la preuve de l’adultère du conjoint (pièces probatoires et argumentations relatives à la réalité de ce grief). En effet, le choix de mettre en avant tel élément de preuve plutôt qu’un autre est fonction de ce qui est considéré comme efficace pour établir la réalité de l’adultère et révèle par là la nature du ou des acte(s) considérés comme étant constitutifs d’un adultère.
4L’étude permet de dégager un ensemble étonnamment cohérent de trois situations types d’adultère et, à travers lui, de faire apparaître trois niveaux du devoir de fidélité.
Entretenir une relation amoureuse avec un tiers
5Les éléments avancés dans le dessein de prouver l’existence de l’adultère forment un premier ensemble d’après lequel le lien de l’époux et de sa maîtresse, ou de l’épouse et de son amant, est composé d’un alliage entre intimité physique et sentiment amoureux.
6Ainsi, les rapports de surveillance de détective privé, mais aussi les attestations de proches, rapportent d’une façon très détaillée des gestes échangés entre l’époux soupçonné d’adultère et son amant(e) supposé(e). Notamment, on apprend que les protagonistes se tiennent par la main, par l’épaule ou par le cou, qu’ils s’enlacent ou encore qu’ils s’embrassent. Les baisers sont particulièrement mis en valeur, avec force d’indications sur leur quantité et sur la manière dont ils sont échangés (“tendrement”, “passionnément”, “amoureusement”, etc.). De plus, dans certains dossiers, la dimension proprement amoureuse est mise en valeur par la production de lettres adressées au conjoint adultère (déclarations d’amour, récit de l’émoi ressenti ensemble, etc.).
7On pourrait considérer que l’importance de ces éléments réside dans le fait qu’ils permettent de présumer de l’existence de rapports sexuels. Pourtant, on peut se demander si ce n’est pas, d’une façon plus large, la nature globale de la relation au tiers qui importe. En effet, dans notre société, certains gestes et certaines paroles nous permettent de classer les individus qui les échangent dans la catégorie sociale “relation amoureuse” : jamais nous ne saurons si les personnes que nous voyons se tenir par la main, s’embrasser ou se déclarer leur amour entretiennent des relations sexuelles, et ceci ne constitue nullement un obstacle à ce que nous les considérions comme les protagonistes d’une relation amoureuse.
8D’ailleurs, on remarque que, dans les cas où la preuve de gestes intimes est rapportée de façon indiscutable (ex. : photographie), l’existence même de l’adultère n’est jamais contestée par la partie en défense. Or si ces gestes constituaient uniquement des indices de relations sexuelles, les parties accusées d’adultère pourraient tout à fait tenter d’avancer qu’il n’y a jamais eu de rapport sexuel extra-conjugal. Mais rapporter, dans un tel cas, la preuve de l’absence de relations sexuelles entre le conjoint et le tiers ne serait pas une tâche aisée, non seulement parce qu’il est difficile en soi de rapporter la preuve de l’absence de relations sexuelles (seule l’impuissance ou la malformation génitale le permettent véritablement), mais aussi parce qu’il n’existe aucune référence sociale sur laquelle une telle affirmation pourrait s’appuyer. Car il n’y a pas, dans notre société, de catégorie de relation entre un homme et une femme adultes dont la définition inclut la pratique de gestes intimes et de propos amoureux mais exclut les relations sexuelles.
9On peut donc penser que les gestes et les mots intimes participent déjà de l’adultère qui, dans cette première situation type, peut être défini comme une relation amoureuse avec un tiers, ce qui renvoie à l’acception usuelle de la notion de couple. Cette définition est confirmée a contrario par la façon dont les parties qui contestent l’adultère développent leur argumentation, puisqu’elles insistent justement sur l’absence d’ambiguïté sexuelle et sur le caractère strictement amical de la relation suspecte.
Etre en “possession d’état de couple” avec un tiers
10D’après la deuxième situation type qui émerge des diverses façons de rapporter la preuve de l’adultère, la relation adultère se compose d’une vie commune avec un tiers, assortie du fait d’être connu par l’entourage comme formant un couple.
11Ainsi, dans de nombreux dossiers, on trouve des pièces qui ont pour objet explicite d’établir que l’autre époux cohabite avec un tiers. Les preuves de la vie commune sont principalement de deux ordres. D’une part, il peut s’agir de démontrer la cohabitation à travers les allées et venues de l’époux et de son amant(e) supposé(e). Par exemple, des attestations rapportent que les deux protagonistes ont été fréquemment vus entrer et sortir du même immeuble, ou des rapports de surveillance établissent que l’époux et le tiers sortent de tel lieu d’habitation tous les matins et y rentrent tous les soirs. D’autre part, il peut aussi s’agir de démontrer la vie commune d’un point de vue administratif, en mettant en valeur le fait que l’époux et l’amant(e) présumé(e) ont la même adresse postale et les mêmes coordonnées téléphoniques (photographies de boîte aux lettres où figurent les deux noms de famille, attestation selon laquelle le répondeur mentionne la présence des deux personnes, etc.).
12En parallèle, beaucoup d’attestations font apparaître que l’époux et son complice sont perçus comme un couple. Par exemple, un témoin écrit : “J’ai vu plusieurs fois Monsieur Rouger et son amie Madame Garcia se promenant dans les rues de Saint-Arnoud.” Ici, moins que l’acte relaté (deux personnes marchant dans la rue), l’élément essentiel semble être que l’auteur considère les protagonistes comme étant les membres d’un couple (“son amie”). Dans les attestations de ce type, justement parce que aucun geste intime n’est relevé, on suppose que ce n’est pas en raison de leur attitude concrète, qui aurait un caractère d’intimité amoureuse, que le témoin appréhende l’époux et le tiers comme un couple, mais parce qu’il sait, pour l’avoir entendu dire ou pour l’avoir lui-même constaté précédemment, qu’il s’agit d’un couple. Dans le même sens, on rencontre des témoignages rapportant que l’époux et son complice se comportent volontairement comme un couple à l’égard d’un tiers (présence dans des soirées où l’on vient en couple, présentation du tiers comme “mon ami”, “ma compagne”, etc.). Enfin, certains dossiers mettent explicitement l’accent sur la réputation de couple, voire de couple marié. Notamment, un détective privé écrit : “J’ai effectué une enquête auprès des voisins et commerçants qui connaissaient Madame Eva comme étant depuis trois ou quatre ans la nouvelle Madame J., nouvelle épouse de ce Monsieur commerçant connu dans le bourg.”
13On remarque que tous les éléments de la possession d’état [2] de couple sont ici réunis : le nomen (le nom), avec des termes qui renvoient aux membres d’un couple, le tractactus (le traitement), avec la cohabitation, enfin la fama (réputation) avec le caractère notoire du couple. Aussi peut-on affirmer que, même si elle n’est jamais énoncée comme telle, la possession d’état de couple est utilisée comme un mode de preuve de l’adultère.
Reconnaître l’enfant d’une autre femme, accoucher de l’enfant d’un autre homme
14D’après le troisième et dernier modèle d’adultère, celui-ci apparaît comme le fait d’être le père ou la mère d’un enfant dont le conjoint n’est pas le parent.
15Ainsi, dans deux de nos dossiers, la preuve de l’adultère du mari est rapportée par une reconnaissance de paternité par celui-ci de l’enfant d’une autre femme que l’épouse. De prime abord, on penserait que la force de la preuve par l’enfant adultérin réside dans le fait que, celui-ci étant nécessairement le fruit d’une union charnelle, la relation sexuelle extra-conjugale, et donc l’adultère, sont prouvés de façon absolument certaine. Or, il convient de rappeler que la reconnaissance d’un enfant par un homme est un acte volontaire, dont la validité n’est soumise à aucune condition de vérité biologique. De plus, il ne s’agit pas non plus de déclarer penser être le père biologique : pour la loi, même si son auteur sait pertinemment ne pas être le géniteur, la reconnaissance ne constitue pas un faux punissable. Un mari peut donc reconnaître l’enfant d’une autre femme tout en sachant qu’il n’est pas le sien et, a fortiori, même s’il n’y a jamais eu aucune relation sexuelle entre lui et la mère. Autrement dit, la reconnaissance de paternité n’établit en rien l’existence d’une relation sexuelle avec une tierce femme.
16En l’absence d’un tel cas de figure dans notre corpus, imaginons maintenant que la preuve de l’adultère de l’épouse soit rapportée par des éléments établissant l’existence d’un enfant adultérin. Tout d’abord, il convient de préciser que, d’un point de vue juridique, l’épouse ne peut pas normalement avoir d’enfant adultérin, puisque tous les enfants dont elle accouche deviennent automatiquement, par le jeu de la présomption de paternité légitime, les enfants du mari [3]. Néanmoins, si les époux étaient légalement séparés au moment de la période de conception [4] ou si le mari a désavoué [5] l’enfant, celui-ci devient l’enfant naturel de l’épouse. Dans la mesure où la séparation légale induit la fin des rapports sexuels entre les époux, que le désaveu intervient seulement si le mari démontre qu’il ne peut être le géniteur (séparation de fait, stérilité, expertise biologique, etc.), il apparaît que seule la vraisemblance de la non-paternité biologique du mari permet de faire tomber la présomption de paternité légitime. D’ailleurs, l’adultère d’une épouse a justement pu être prouvé par le biais de la vraisemblance de la non-paternité du mari envers l’enfant qu’elle portait : un rapprochement entre des pièces de laboratoire d’analyses biologiques attestant de la stérilité du mari et une lettre de la Caisse d’allocations familiales faisant mention de la maternité en cours de la femme ont permis à un tribunal de considérer la réalité de l’adultère comme étant établie [6]. Tout ceci signifie que l’adultère de l’épouse, tel qu’il apparaîtrait à travers la preuve de son enfant adultérin, est donc, de toutes les formes d’adultère, le seul qui suppose l’existence d’un acte sexuel extra-conjugal.
17L’asymétrie que l’on rencontre ici entre adultère de l’épouse et adultère du mari renvoie à la différence fondamentale que crée l’état de mariage entre les époux : la présomption de paternité fait des enfants de l’épouse les enfants du mari, tandis qu’il n’y a pas de “présomption de maternité”, c’est-à-dire que la reconnaissance d’un enfant par un homme marié ne fait pas de son épouse la mère de cet enfant. Cette différence fait que le mari peut, de par sa seule volonté, devenir le père d’un enfant dont son épouse n’est pas la mère, alors que l’épouse peut devenir la mère d’un enfant dont le mari n’est pas le père seulement si des faits établissent la forte vraisemblance de la non-paternité biologique de celui-ci. Puisque la présomption de paternité est une spécificité du mariage, on peut dire que l’on a affaire ici à un adultère “matrimonial”.
Définir le couple en trois dimensions
18À travers les trois situations types dégagées, on découvre en miroir trois dimensions fondamentales des relations personnelles entre les époux : tout d’abord, les époux forment un couple au sens usuel du terme, c’est-à-dire qu’ils entretiennent une relation d’intimité amoureuse et sexuelle ; ensuite, les époux sont un couple au sens juridique du terme : ils cohabitent notoirement et sont donc en “possession d’état de couple” ; enfin, et cette dimension est la seule qui soit spécifique au mariage car elle est issue de la présomption de paternité, les époux sont les parents des enfants de l’un et de l’autre, c’est-à-dire que l’épouse accouche des enfants du mari, et le mari accueille ces enfants comme les siens.
19La fidélité, c’est la règle qui donne l’exclusivité à ces rapports. On peut donc définir la fidélité conjugale ainsi : obligation de ne pas entretenir une relation amoureuse avec un tiers ; obligation de ne pas être en possession d’état de couple avec un tiers ; obligation pour le mari de ne pas reconnaître les enfants d’une autre femme et obligation pour l’épouse de mettre au monde des enfants qui sont les enfants biologiques du mari.
20Au final, le mariage apparaît donc comme l’articulation de trois dimensions du couple : usuelle, juridique et matrimoniale. On retrouve, emboîtées les unes dans les autres, les trois formes de couple qui existent aujourd’hui dans notre société : le couple non cohabitant, qui se définit par une intimité amoureuse et physique réciproque ; l’union libre, qui se définit par un concubinage notoire ; le mariage, qui se définit par la présomption de paternité. Chaque dimension englobe la précédente : l’union libre est aussi un couple amoureux mais s’en distingue par le concubinage notoire ; le mariage est aussi un concubinage notoire, mais s’en distingue par la présomption de paternité qui, du point de vue des rapports personnels entre les époux, constitue la spécificité du mariage par rapport à toutes les autres formes possibles de couple. ■
Notes
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[1]
Le matériau a été recueilli au cours d’une enquête menée en 2001 au sein d’un cabinet d’avocats dans le cadre de notre mémoire pour le diplôme de l’EHESS (V. Nagy, La qualification juridique d’adultère : une étude sociologique, mémoire pour le diplôme de l’EHESS, dir. I. Théry, Paris, mai 2003). Le corpus est constitué de vingt-six dossiers de divorce pour faute, sélectionnés selon le critère de la présence du grief d’adultère. Dans l’ensemble des affaires, il y a en tout trente adultères (au sens de grief invoqué) : quinze adultères féminins, quinze adultères masculins. Il y a double adultère dans neuf cas, tandis qu’il y a adultère de l’épouse seule dans six cas et adultère de l’époux seul dans six cas également.
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[2]
La possession d’état est une notion juridique ancienne, qui se définit classiquement par trois éléments : le nomen (nom), le tractactus (traitement) et la fama (réputation). La possession d’état est un mode de preuve permettant d’établir juridiquement certains liens. Par exemple, des enfants qui ignorent le lieu de mariage de leurs parents, et dont les parents sont tous deux décédés ou disparus, peuvent apporter la preuve du mariage par la possession d’état d’époux (art. 197 du Code civil).
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[3]
Art. 312 du Code civil.
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[4]
Art. 313 du Code civil.
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[5]
Art. 312, al. 2 du Code civil.
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[6]
TGI Châlons-sur-Marne, 20 sept. 1978.