CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une stratégie nouvelle pour lutter contre la pauvreté : le mariage. Telle est la thèse d’un influent penseur américain conservateur, James Q. Wilson, qui voit dans cette institution un outil de prévention des délinquances. D’où la nécessité pour les pouvoirs publics d’aider les familles à éviter le divorce, ce sur quoi se sont engagés les récents gouvernements américains. Alors pourquoi, le mariage étant jugé essentiel et protecteur, est-il en déclin aux États-Unis comme ailleurs ?

2Des deux côtés de l’Atlantique, le mariage est en débat. Objet de controverses, d’inquiétudes, de propositions, il s’agit bien d’un sujet de passion (et pas seulement entre deux êtres !). Un détour par les États-Unis et par une analyse du côté conservateur permet une rapide revue de quelques idées et arguments.

3Célèbre criminologue conservateur, professeur de science politique à Harvard, spécialiste reconnu des problèmes sociaux, James Q. Wilson se penche dans son dernier ouvrage sur la question du mariage [1]. Avec une argumentation qui ne devrait pas plaire à tout le monde, la thèse soutenue (qui n’est pas neuve) est simple. Le mariage est une institution éternelle, essentielle pour la stabilité de la société. Les idées progressistes et les interventions publiques (facilitation du divorce, aides sociales aux mères célibataires) l’ont affaibli. Elles ont également contribué à miner la famille, présentée – vieille antienne – comme universelle et comme cellule de base de toute société.

4Wilson, s’appuyant sur la lecture d’une multitude d’enquêtes, reprend la palette d’avantages conférés par le mariage. Les gens mariés se déclarent plus heureux que ceux qui ne le sont pas. Ils disposent de revenus supérieurs. Ils tendent également à être en meilleure santé et vivent plus longtemps que les non-mariés. Le mariage, selon Wilson, est source de bonheur, de richesse, de réussite, de bonne santé. Cette institution, jugée formidable, se fissure.

Le mariage et la famille ébranlés : quelques faits

5Les évolutions de la structure familiale américaine sont marquées par un relatif déclin de la nuptialité, par la progression des divorces et de la monoparentalité [2]. Il n’en reste pas moins que le mariage reste valorisé, même chez les parents célibataires. On liste, dans le désordre, quelques-uns de ces principaux constats, avec, en prime, deux graphiques et un tableau.

Graphique 1

Le relatif déclin du mariage américain (évolution des mariages et des divorces aux Etats-Unis)

Graphique 1

Le relatif déclin du mariage américain (évolution des mariages et des divorces aux Etats-Unis)

Source : INED
Graphique 2

Evolution du nombre de naissances et de la part des naissances hors mariage aux Etats-Unis

Graphique 2

Evolution du nombre de naissances et de la part des naissances hors mariage aux Etats-Unis

Source : INED
Tableau 1

La valeur mariage reste forte, la cohabitation est de plus en plus acceptée

Tableau 1
1977 Le mariage est quelque chose d’important (% de personnes d’accord avec cette proposition) C’est une bonne idée pour un couple de cohabiter avant de se marier (% de personnes d’accord avec cette proposition) hommes femmes hommes femmes 85 91 47 33 1986 1998 86 89 93 94 53 67 39 59 2001 88 93 64 67 Source : université du Michigan, ISR Monitoring the Future Study

La valeur mariage reste forte, la cohabitation est de plus en plus acceptée

6> En 1998, 53 % des ménages américains avaient à leur tête un couple marié, contre 78 % en 1950 et 61 % en 1980.

7> Parmi les familles ayant des enfants de moins de 18 ans, 73 % avaient à leur tête un couple marié en 1998. Cette proportion était de 93 % en 1950 et de 81 % en 1980.

8> La proportion de naissances hors mariage est passée de 12 % en 1970 à 18 % en 1980 et à plus du tiers aujourd’hui.

9> En 1963, 83 % des femmes âgées de 25 ans à 55 ans étaient mariées. En 1997, cette proportion n’est plus que de 65 %.

10> En 1960, un cinquième des enfants noirs vivaient avec leur mère isolée, sans leur père. Vers 1996, c’est le cas du cinquième des enfants blancs, et de plus de la moitié des enfants noirs.

11> Les trois quarts des maternités précoces (des naissances avant la majorité des mères) sont le fait d’adolescentes non mariées. Dans le cas des jeunes filles noires mineures qui ont des enfants, 90 % d’entre elles ne sont pas mariées.

12> 45 % des enfants qui vivent dans un ménage dirigé par une femme isolée sont en situation de pauvreté.

13Face à cette situation, des responsables politiques, libéraux et conservateurs, en sont venus à promouvoir le mariage en tant qu’élément stratégique de lutte contre la pauvreté [3]. Des fonds ont été affectés à cette fin. Dans le cadre de la réforme du “Welfare” votée en 1996 sous l’ère Clinton, les États ont été incités à encourager la formation et le soutien des familles biparentales. L’administration Bush a récemment débloqué 300 millions de dollars pour soutenir le mariage (primes de mariage, cours de préparation au mariage, réduction des allocations en cas de naissances hors mariage, etc.).

14C’est peu dire que l’administration Bush est pro-mariage. Elle l’est d’autant plus que, dans son combat contre le mariage homosexuel, George Bush a déclaré début 2004 qu’il agissait pour protéger “la plus fondamentale des institutions de notre civilisation”. Si le mariage est de la responsabilité des États fédérés et non du gouvernement fédéral (38 États ont d’ailleurs voté des lois contre le mariage homosexuel, définissant le mariage comme l’union d’un homme et d’une femme), le débat a pris une résonance nationale et internationale lors de la campagne présidentielle.

15Bien entendu, de son point de vue, opposé au mariage homosexuel, Wilson se fait en quelque sorte le champion du mariage disons “traditionnel” [4]. Celui-ci devrait permettre d’affermir la famille, aujourd’hui fortement remise en question par l’individualisation des comportements et la privatisation des mœurs.

Deux nations séparées

16Citant Disraeli et ses célèbres “deux nations” [5], Wilson considère que les États-Unis sont aujourd’hui une nation éclatée, non plus seulement par la richesse mais par des attitudes encouragées par la loi. Dans une des deux nations, un enfant est élevé par ses deux parents. Il trouve une formation, un emploi, une épouse. Il ne verse pas dans la violence et la criminalité. Dans l’autre nation, où l’assistance est devenue un mode de vie, un enfant est élevé par sa mère, qui ne s’est pas mariée, dans un environnement sans père. Il ne va pas à l’école et s’organise dans des gangs.

17Le problème familial est à la base de cette séparation culturelle entre deux nations opposées. Ce n’est pas, toujours selon Wilson, un problème d’argent. Globalement, le pays et les individus n’ont jamais autant disposé de ressources. En outre, toutes choses (dont les ressources) égales par ailleurs, il apparaît des contrastes très nets entre les individus vivant dans des structures familiales différentes. Le taux d’homicides des enfants vivant dans des familles recomposées est soixante-dix fois plus élevé que chez les enfants vivant avec leurs deux parents biologiques. Les enfants vivant dans des familles monoparentales présentent un risque deux fois plus élevé que les enfants vivant dans des familles biparentales de quitter l’école précocement. Les filles dans les familles monoparentales ont deux fois plus de risque de se retrouver enceintes avant 18 ans. On pourrait continuer sans fin la liste qui compose ce tableau peu reluisant.

18Ce qui est sûr, c’est que les familles monoparentales sont beaucoup plus défavorisées que les familles biparentales. Certains problèmes pourraient être dus au revenu et non à la structure familiale. Les effets propres de l’absence de père et de la faiblesse des revenus comptent chacun pour partie de l’explication des différences de comportement des enfants. Mais, si l’argent fait une différence, la structure familiale en fait une plus importante. Si l’on regarde dans les quartiers où se concentrent les problèmes de violence, Wilson repère que la criminalité est plus corrélée à la structure familiale qu’au niveau de revenu et à l’origine ethnique des individus.

Le divorce en cause

19Wilson estime – c’est la conclusion de son ouvrage – que la principale attitude à adopter et à valoriser est de ne pas avoir d’enfant avant de se marier. Ensuite, il considère que les parents doivent tout faire pour ne pas se séparer et que tout doit être fait pour les y aider.

20Actuellement, on prévoit, aux Etats-Unis comme à Paris, qu’un mariage sur deux devrait se terminer par un divorce. Outre-Atlantique, près d’un million d’enfants sont chaque année impliqués dans un divorce. Wilson repère deux écoles de pensée face au divorce et à ses conséquences. Les premiers pensent que ce n’est pas le divorce qui a un impact négatif sur les enfants, mais le conflit des parents qui mène au divorce. Dans ce cas, le divorce est plus une solution qu’un problème. Les seconds soutiennent que le divorce affecte les enfants indépendamment du conflit qui le précède. Dans ce cas, il faut tout faire pour limiter le nombre de divorces. C’est – on s’y attendait – dans cette seconde perspective que s’inscrit Wilson. Il utilise la longue série d’études qui ont montré les impacts négatifs du divorce sur les enfants, notamment en termes de performances scolaires [6].

21En fait, pour Wilson qui analyse les évolutions de la législation, le problème est qu’on divorce plus facilement. C’est seulement dans un tiers des cas de divorce que l’on rapporte des incidents sérieux ou des querelles régulières entre les parents. Aujourd’hui, le divorce s’effectue à un degré de difficulté conjugale beaucoup plus faible qu’auparavant. Pour les enfants de ces mariages, le divorce est bien la principale source de douleur et de tension.

Deux explications : l’esclavage et les Lumières

22À la suite de tous ses constats et de ses réflexions, Wilson en vient à poser la vraie question. Si le mariage permet une vie améliorée, plus longue et en meilleure santé, pourquoi tant d’hommes et de femmes le repoussent ?

23On pourrait considérer, selon notre auteur, qu’il y a là l’influence des idéaux des années soixante – explication souveraine de tout problème culturel. Il y a peut-être un peu de vrai, selon Wilson, avec notamment le vote de lois facilitant le divorce. Cependant, il serait étrange qu’une institution aussi ancienne et universelle que le mariage soit devenue si vulnérable en raison d’une décennie de changement culturel. En fait, il y a deux explications qui plongent leurs racines plus profondément dans l’Histoire : l’esclavage et les Lumières. Dans le premier cas, les impacts sont évidents : les hommes esclaves ne pouvaient devenir ni père ni époux. Les descendants des esclaves ont hérité de l’image dévalorisée d’un homme qui ne peut se réaliser que dans la quête d’émancipation. Dans le second cas, il s’agit d’un mouvement général d’individualisation, qui a ses vertus mais qui a contribué à profondément déstabiliser l’institution familiale. De sacrement, le mariage est devenu contrat. De contrat, il s’est transformé en arrangement.

24Des Lumières, les Occidentaux ont hérité, entre autres, une bienveillance qui n’a fait que croître à l’égard du concubinage, désormais baptisé “cohabitation”. Aux Etats-Unis, plus le niveau d’éducation est élevé, plus les individus ont une probabilité forte de se marier. En Europe, c’est l’inverse qui s’observe : le mariage est plus ancré chez les moins formés. Wilson ne sait trop comment expliquer ce phénomène.

25En tout cas, dans sa charge contre la cohabitation, il en profite pour rappeler que la cohabitation n’est pas véritablement un sas protecteur vers le mariage. Les jeunes qui cohabitent avant le mariage ont un risque, après leur mariage, de divorce plus élevé que ceux qui n’ont pas cohabité avant de se marier.

Des conclusions et propositions pas toujours convaincantes...

26Dans cet ouvrage, Wilson a l’ambition de proposer une lecture critique de toutes les expertises et controverses relatives au mariage, à la famille et aux enfants. Cependant, il s’agit davantage d’une recension d’expertises réalisées par des auteurs plutôt conservateurs que d’une réelle mise en balance des thèses en présence.

27Un autre ouvrage, signé d’une auteure progressiste anglaise, Jane Lewis, constitue également un excellent guide de la littérature consacrée aux différences et ressemblances entre mariés traditionnels et parents qui cohabitent [7]. Ses conclusions sont opposées à celles de Wilson. L’auteure considère que l’individualisme n’est pas nécessairement égoïste et destructeur pour la famille. Surtout, l’ouvrage apporte un argument fort que Wilson ne prend pas en considération : les différences d’attitude et de comportement à l’égard du mariage sont plus des différences générationnelles que des différences entre mariés et parents qui cohabitent.

28Contre une conception individualiste et privative de la famille, certains appellent à restaurer et à valoriser le lien conjugal. Contre une conception traditionnelle et jugée anachronique des rapports privés, d’autres considèrent la cohabitation comme une alternative au mariage. Les apports de Wilson ne permettent pas de trancher. Ses appels à la “responsabilisation” des parents et à la remise à l’honneur des vertus familiales traditionnelles constituent seulement une pièce (bibliographique) à verser au dossier.

29Le propos de Wilson ne saurait passer pour intégralement réactionnaire. Se rapprochant même de certain(e)s féministes, il considère que la fonction de père doit être appuyée. Considérant également que la participation des femmes au marché du travail est un bienfait à la fois pour l’économie, pour les femmes et pour leurs enfants, il plaide pour le développement de modes de garde de qualité permettant aux familles modernes de mieux concilier leurs contraintes professionnelles et leur vie familiale.

30Quant à ses propositions de promotion du mariage, allant dans le sens des politiques publiques actuellement menées, il faut bien dire que c’est plutôt l’incertitude qui est de mise. On ne sait trop si les mesures de promotion du mariage peuvent avoir un impact sur la nuptialité et sur la pauvreté. Se marier ne transformerait pas les époux en citoyens plus instruits, trouvant plus aisément un emploi mieux rémunéré. Ce n’est pas en se mariant qu’on devient riche, bien portant et bienheureux. Le mariage ne place pas mécaniquement des parents célibataires dans la situation de plus grande aisance que connaissent les parents mariés. À lui seul il ne peut assurément constituer une stratégie anti-pauvreté efficace. L’acte, le contrat et le sacrement de mariage ne peuvent éradiquer les différences importantes qui existent entre les couples mariés et les couples non mariés [8]. La situation matrimoniale, n’en déplaise à Wilson, n’est qu’un des facteurs auxquels on peut imputer les différences de niveau de vie. ■

Notes

  • [1]
    James Q. Wilson, The Marriage Problem. How Our Culture Has Weakened Families, New York, Harper Collins, 2002, 274 pages. Voir également notre recension, sur laquelle nous nous appuyons ici, Julien Damon, “Marions-nous pour être riches et heureux ?”, Sociétal, n? 41, 2003, p. 134-137.
  • [2]
    Plus précisément et sur le long terme, pour les évolutions du mariage aux États-Unis, voir le large et savant panorama de l’historienne de Yale, Nancy F. Cott, Public Vows. A history of Marriage and the Nation, Cambridge, Harvard University Press, 2000.
  • [3]
    Pour de récentes informations et des analyses de synthèse sur ces initiatives pro-mariage, voir Ron Haskins, Isabel Sawhill, “Work and marriage : The way to end poverty and welfare”, Policy Brief, The Brookings institution, coll. “Welfare Reform & Beyond”, n? 28, septembre 2003 ; Laura Wherry, Kenneth Finegold, “Marriage promotion and the living arrangements of black, Hispanic, and White children”, New Federalism, Urban Insitute, Serie B, n? b-61, septembre 2004.
  • [4]
    En contrepoint aux analyses de Wilson sur ce problème controversé, des deux côtés de l’Atlantique, du mariage homosexuel, on lira, parmi la profusion de livres sur ce thème, l’ouvrage de Jonathan Rauch, Gay Marriage. Why it is Good for Gays, Good for Straights, and Good for America, New York, Times Book, 2004. Et pour un débat autour de cet ouvrage, on consultera les différents points de vue réunis par The Public Interest, dans son dossier “Considerations on gay marriage” (n? 256, été 2004). On pourra également prendre connaissance des positions de l’hebdomadaire libéral anglais The Economist qui, depuis bientôt dix ans (“Let them Wed”, 4 janvier 1996), soutient le mariage gay.
  • [5]
    On fait ici référence à Sybil ou les Deux nations publié en 1845 par le futur Premier ministre Disraeli. Il y décrit la coupure de la société anglaise en deux classes : les privilégiés et le monde des travailleurs.
  • [6]
    Pour le cas français, on consultera l’étude discutée (comme toutes les études) de Paul Archambault, “Séparation et divorce : quelles conséquences sur la réussite scolaire des enfants ?”, Population et sociétés, n? 379, 2002.
  • [7]
    Jane Lewis, The End of Marriage ? Individualism and Intimate Relations, Cheltenham, Edward Elgar, 2001.
  • [8]
    Voir Wendy Sigle-Rushton, Sara McLanahan, “Pour le meilleur ou pour le pire ? Le mariage comme moyen d’échapper à la pauvreté aux États-Unis”, Population, vol. 57, n? 3, 2002, p. 519-538.
Français

Résumé

Selon la thèse de J.Q. Wilson, conservateur américain, la famille est la base protectrice de la société, d’où son plaidoyer pour le mariage et son opposition aux mesures facilitant le divorce. Il divise les États-Unis en deux : une nation où les couples sont mariés et qui élèvent leurs enfants et qui va bien ; une autre, composée de familles monoparentales et qui verse dans la violence. Selon lui, la criminalité est plus corrélée à la structure familiale qu’à toute autre forme d’exclusion. Un(e) auteur(e) progressiste anglaise, Jane Lewis, se situe à l’opposé de cette thèse.

Julien Damon
Responsable du département de la Recherche et de la Prospective de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/inso.122.0052
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