1Le modèle du “divorce réussi” laisse dans l’ombre les blessures ressenties par les enfants et les parents lors de la rupture. Silence sur la souffrance, sur les obstacles matériels et sur la difficulté de réaliser l’idéal nouveau de coparentalité. Un modèle, pour la plupart des parents, irréaliste et inégalitaire.
2Avant la réforme de 1975, le divorce-sanction établissait qu’au moins l’un des époux avait manqué à l’un des devoirs auxquels il s’était engagé par le mariage. Les enfants “étaient confiés à l’époux qui a obtenu le divorce”, souvent la mère, à qui était transféré l’exercice de la puissance paternelle, sauf décision contraire du tribunal (art. 302 du Code civil). L’époux fautif devait s’effacer, même s’il conservait le “droit de surveiller l’entretien et l’éducation de l’enfant et d’y contribuer à proportion de [ses] facultés”, ce qui signifiait qu’il était condamné à continuer d’assurer la sécurité financière de la famille si, cas le plus fréquent, il en était le pourvoyeur. Le premier des besoins de l’enfant paraissant être la stabilité de son mode de vie [1], il ne semblait pas indispensable qu’il garde contact avec celui de ses parents qui avait perdu le divorce. La société devait défendre la famille, donc le mariage. Il s’agissait en particulier de protéger les femmes et leurs enfants de la répudiation et des conséquences financières d’un abandon, tout en dissuadant les mères qui ne voulaient pas quitter leurs enfants d’abandonner leur époux.
3En une trentaine d’années, le divorce s’est banalisé. Le taux de divortialité qui était assez stable, autour de 10 % des mariages jusqu’en 1965, monte à 20 % en 1978 et à 42 % en 2003. Même si le divorce par consentement mutuel a été valorisé dès sa création en 1975, le divorce pour faute reste utilisé et concernait encore quatre divorces sur dix en 1995. Mais les évolutions sociales qui avaient conduit à introduire le consentement mutuel se sont accélérées et ont bouleversé les enjeux du divorce.
Les trois évolutions qui ont transformé le divorce
4> D’abord, la montée de l’activité professionnelle des femmes atténue l’enjeu financier.
5Le taux d’activité des mères de deux enfants, âgées de 25 à 49 ans, est passé de 26 % en 1962 à 76 % en 2002 [2]. Cela signifie qu’en 1970, la mère de famille, souvent femme au foyer, n’envisageait pas toujours de travailler après un divorce. Elle assurait la garde des enfants, sauf dans les cas minoritaires où c’était elle qui avait “perdu le divorce”. Son dévouement à ses enfants rendait souvent sa remise en couple improbable. L’enjeu principal des divorces était alors la survie financière de la famille, privée du père pourvoyeur, ce qui entraînait des conflits durs fortement judiciarisés.
6Aujourd’hui, les femmes sont aussi diplômées que les hommes et ont une profession. Il arrive souvent que les questions financières soient en partie réglées d’avance parce que les couples ne sont pas mariés ou sont séparés de biens.
7Le rôle des prestations compensatoires a été limité : la prestation compensatoire n’est plus la sanction du comportement d’un époux fautif [3] ; on ne prétend plus chercher à ce que la femme conserve après le divorce son statut économique. Les pensions alimentaires sont désormais adaptées à une situation où les deux parents ont des revenus comparables et participent souvent en nature à l’entretien de leurs enfants. Le modèle valorisé est celui de la femme indépendante qui s’assume. L’enjeu financier semble minoré.
8> Ensuite, la montée de l’enjeu de l’intérêt de l’enfant et l’évolution du contenu de la notion : de la stabilité à la coparentalité.
9L’évolution des rôles de genre a incité les pères à s’investir dans leur paternité et les mères dans leur vie professionnelle. Depuis la loi du 11 juillet 1975, la garde n’est plus attribuée à l’époux qui a gagné le divorce mais le juge doit tenir compte des accords passés entre les parents (art. 290) et apprécier à quel parent en attribuer la garde en fonction de l’intérêt des enfants. Cette notion est invoquée avec un contenu très différent de celui qu’on y mettait précédemment : le besoin de stabilité dans le mode de vie a fait place au besoin de continuité dans les relations parents-enfants. La loi du 8 janvier 1993 édicte le principe de l’autorité parentale conjointe maintenue en cas de rupture du couple.
10Ainsi, la coparentalité a été prônée comme remède à la banalisation de la séparation des parents (la parentalité est ce néologisme apparu au début des années 1990 au contenu sémantique flou mais au succès fulgurant car sa neutralité contourne la différence paternité/maternité et accepte toutes sortes de préfixes : co, pluri, homo). La résidence alternée était pratiquée dès les années 1970 par quelques parents de milieu culturel favorisé, influencés par le féminisme qui a mis en question les rôles de genre et prôné des formes alternatives de vie de couple. Cette formule a eu un effet de modèle. Favorablement évaluée dans les différentes rapports sur la réforme du droit de la famille, elle apparaît comme la forme achevée, l’expression par excellence de la co-parentalité, “une application concrète de ce principe” [4], parce qu’elle préserve dans le quotidien la proximité du lien des enfants avec leurs deux parents. La loi du 4 mars 2002 prévoit expressément que les parents puissent choisir une résidence en alternance et donne au juge le pouvoir d’ordonner cette forme de résidence en cas de désaccord des parents, si l’un des deux parents la demande ou si les deux demandent la résidence habituelle.
11Pour que les parents s’accordent sur des modalités de garde qui préservent le rôle de chacun, il faut apaiser les conflits et enjoindre aux ex-conjoints de passer l’éponge sur leurs griefs et de se tourner vers l’avenir. C’est alors que les divorces pour faute ont été accusés d’envenimer les procédures avec leur cortège de témoignages et d’accusations plus ou moins sordides. La médiation est valorisée pour favoriser le règlement négocié des conflits. Psychologues, médiateurs, avocats, juges et même amis pressent désormais les ex-conjoints d’être raisonnables et de trouver un accord en pensant à leurs enfants.
12En accord avec ces représentations, on observe une plus grande continuité, ces dix dernières années, des liens père-enfant après la séparation : “La proportion d’un enfant sur trois qui ne voit jamais son père semble stable, mais les relations sont plus fréquentes que par le passé lorsqu’elles sont maintenues. (...) L’idée que le couple parental survive au couple conjugal s’impose progressivement en France.” [5] Et, depuis 2002, le nombre de résidences alternées s’accroît.
13> Enfin, l’accent mis sur le bonheur, la liberté individuelle et l’authenticité des sentiments. Irène Théry a montré comment, avec la Révolution française, les premiers projets de Code civil expriment la valeur désormais attachée à la liberté individuelle : “Qui pourrait exiger du cœur de l’homme qu’il reste attaché là où il n’est pas heureux ?” [6] On a droit à l’erreur. Et le bonheur comme finalité du mariage prend sa signification contemporaine avec la réalisation progressive de l’égalité des sexes.
14Il semble inutile de mettre des obstacles à la séparation des couples lorsque l’un des deux veut reprendre sa liberté. Tenir ses engagements à exécuter les devoirs du mariage paraît aberrant quand le sentiment amoureux a disparu, parler de faute est moralisateur, culpabilisant, dans un domaine intime où il semble vain de rechercher des responsabilités. D’ailleurs, pourquoi avez-vous été choisir un(e) conjoint(e) qui vous a menti, trompé, brutalisé, exploité, volé ? “Pourquoi chercher un coupable et un innocent quand on sait qu’une relation se fait et se défait à deux, dans une alchimie mystérieuse qui échappe aux époux eux-mêmes ? La justice n’a pas à dire la morale conjugale. Elle n’a ni vocation ni compétence pour juger ce qui s’est tramé dans les alcôves des couples, au vu d’éléments tronqués dans lesquels les époux ne se reconnaissent jamais.” [7], écrit une magistrate favorable à la suppression du divorce pour faute. La réforme du divorce, votée en 2004 et applicable au 1er janvier 2005, introduit donc le divorce pour “altération définitive du lien conjugal”, c’est-à-dire qu’elle permet à un époux d’imposer à l’autre la fin de son mariage après deux ans de séparation. Le mariage doit être rompu parce qu’il est rompu. La compétence du juge est liée : il ne peut éviter de prononcer le divorce, ce qu’il pouvait faire précédemment, en cas d’“exceptionnelle dureté” des effets du divorce pour le conjoint à qui on voulait l’imposer. Ces effets sont désolidarisés des circonstances du divorce : les torts exclusifs n’ont pas d’effets sur la prestation compensatoire, d’ailleurs plus rare, plus légère et versée en une seule fois et non plus en rente.
15L’enjeu principal du divorce-faillite devient le bonheur individuel après la séparation, avec la perspective à court ou moyen terme d’une recomposition familiale. La rupture de son couple, comme la perte de son emploi, ne sont que des péripéties, des occasions pour l’individu contemporain de prendre un nouveau départ.
16On ne peut donc s’enfermer dans les litiges et les conflits, financiers ou concernant les enfants. Il est nécessaire d’avoir l’esprit disponible pour pouvoir reconstruire un couple. La médiation familiale apparaît comme un bon outil pour aider à dépasser ces conflits et à construire les conditions d’un divorce par consentement mutuel devenu indispensable. Les divorçants malheureux, ainsi que leurs enfants, sont adressés aux psychologues.
17Alors, la recomposition, clé du bonheur individuel, devient possible. Le modèle du divorce réussi où les ex-conjoints, chacun avec son nouveau compagnon, se retrouvent bons amis pour fêter Noël avec leurs enfants (sujet récurrent des magazines de société et des télévisions) a remplacé l’image de la divorcée dépressive attendant la triste vengeance du chèque de la pension obtenue grâce à un divorce pour faute.
18Ainsi, les enjeux du divorce sont passés progressivement de la défense des positions acquises du passé à la mise en place de postures positives, dynamiques, tournées vers l’avenir : construire le plus rapidement possible une nouvelle vie avec ses enfants et un nouveau partenaire.
Silence sur la souffrance individuelle
19Malheureusement, une séparation ou un divorce infligent encore aux individus de graves blessures subjectives. Malgré la pression à l’accord, la rupture du couple continue à être vécue par les uns comme une libération mais, par les autres, comme un effondrement. La prétendue “faillite commune” n’est généralement pas ressentie de façon analogue par les deux conjoints. Il existe certes des séparations où les deux membres du couple, déçus par l’usure de leur désir et fatigués des tensions d’une vie commune devenue importune, se quittent en douceur. Mais ce n’est pas fréquent. Bien souvent, la rupture est imposée à l’un par l’autre. Comme C. Habib [8] le note avec justesse, la trahison amoureuse est pour celui qui en est victime plus cruelle à supporter que la mort de l’être aimé. Malgré les psychanalyses et les psychotropes, il s’agit d’un écroulement narcissique qui ne se résout pas toujours en quelques semaines. Ce n’est pas seulement les projets de l’avenir ensemble qui sont détruits. Les souvenirs de l’amour passé n’étaient qu’une illusion, telle est la lecture rétrospective de l’amour trahi. “La trahison recouvre d’un palimpseste les plaisirs et les joies du passé. (...) Alors les joies du passé ne sont plus que des joies de dupes.” [9] “L’effet dévastateur se propage en amont, comme une vague de mascaret, que la promesse ait été explicite ou implicite, qu’on soit marié ou non. La différence entre ces deux situations, c’est que la loi paraît apposer un sceau légal à ce fait révoltant. La loi qui avait uni désunit. Du point de vue de celui qui est lésé, il y a comme un surcroît de chagrin : ce qui est révoltant de son point de vue est aussi légitime.” [10] Et cette violence n’est pas vraiment reconnue comme telle : “Il existe même une forte pression pour enjoindre à l’abandonné de collaborer à son propre abandon, de ne pas se plaindre, de ne pas faire de conflits, d’organiser la séparation au mieux pour les enfants.” [11]
20Pourtant, de nombreux individus restent longtemps fixés à leurs amours mortes. Ils ne s’en débarrassent qu’à l’issue d’un douloureux travail qui comporte, sinon une phase de haine, du moins un temps pendant lequel il est salutaire de mettre un maximum de distance entre soi et celui auquel on était attaché. C’est ce qu’interdit la norme de coparentalité.
Silence sur les difficultés sociales
21Il convient de rappeler l’étude [12] d’Irène Théry à partir de 684 dossiers de divorces très difficiles. Elle y mettait en évidence “le poids considérable de la dimension concrète, matérielle, économique”. La simple distance géographique entre les domiciles des parents (dans 22 % des cas, plus de 100 km) est la source de conflits insolubles. Les difficultés sociales sont présentes dans 82 % des divorces très difficiles. 20 % des hommes sont au chômage ; 30 % ont des revenus inférieurs au SMIC, ce qui est le cas de la moitié des femmes. “Les problèmes matériels exacerbent les difficultés familiales qui à leur tour les multiplient dans une sorte de spirale.” Dans plus d’un quart des divorces difficiles, un parent au moins est alcoolique. Dans 21 %, il y a violence physique. “Comment s’étonner que les parents ne parviennent pas à s’entendre ?” “La façon dont on parle du divorce désormais sous l’angle strictement psychologique et relationnel est un déni du réel, qui fait abstraction de difficultés très communes, comme si toutes les familles appartenaient aux couches moyennes et supérieures de la société.” Le silence des débats sur “l’inégalité sociale face au modèle du bon divorce négocié” devient plus pesant encore qu’il y a dix ans, alors même que les inégalités sociales se sont encore accrues en France.
22La désunion inaugure des trajectoires très différentes selon les catégories sociales auxquelles les individus appartiennent. Elle a des effets indéniables d’appauvrissement, qui frappent d’abord les femmes peu qualifiées, inactives, ainsi que les couches sociales les plus fragiles et précarisées [13].
Les écueils de la coparentalité
23La plupart des parents séparés ou divorcés résistent à réaliser l’idéal de coparentalité. Il y a un certain angélisme à espérer que les deux parents vont s’entendre sur l’intérêt de l’enfant. Il est fréquent que les parents aient perdu toute estime, toute confiance, à l’égard de l’autre, qu’ils se haïssent ou se méprisent. Les occasions de contact et de communication entre les parents sont autant d’occasions de réactiver le conflit dans lequel l’enfant est immergé durablement et qui en souffre d’autant plus. Les griefs d’un parent vis-à-vis de l’autre sont parfois légitimes, même en dehors des cas de violence, d’abus sexuel ou d’alcoolisme. Certains parents sont convaincus, en toute bonne foi, qu’il n’est pas de l’intérêt de leur enfant de voir son autre parent et ils n’ont pas nécessairement tort. Il est plausible que certains parents soient incapables de s’occuper d’un enfant, soient tyranniques ou négligents, aient demandé la résidence alternée pour ne pas payer de pension, ou que d’autres soient des pervers manipulateurs qui mettent en danger leur ex-conjoint mais aussi leur enfant. Un parent le fait régulièrement dormir avec lui dans son lit, un autre oublie quand il doit venir le chercher à l’école ou y arrive systématiquement très en retard, ou le laisse seul devant la télévision des journées entières. Tel parent se désole que l’autre apprenne à leur enfant à mentir et à dissimuler, ou déplore qu’il fasse de lui un petit tyran. Ces inquiétudes et ces soupçons sont aiguisés dans l’hypothèse d’une résidence en alternance. L’idée qu’il soit dans l’intérêt de l’enfant de voir régulièrement et son père et sa mère est un dogme difficile à remettre en question dans l’abstrait, mais contestable dans bien des cas particuliers.
Les contraintes de la résidence alternée
24Malgré la nouvelle loi, en 2003, dans seulement 10,3 % des affaires (divorce, après-divorce ou enfants naturels), l’un ou les deux parents [14] demandent la résidence alternée, coûteuse financièrement et psychologiquement. Beaucoup de pères ne voient pas comment ils pourraient se rendre disponibles même une semaine sur deux pour la garde quotidienne de leur enfant et, malgré la souffrance qu’ils en éprouvent, pensent qu’il est de son intérêt que la mère continue à s’occuper de lui à titre principal comme auparavant.
25La résidence alternée, bien qu’elle soit alors presque toujours homologuée ou prononcée par le juge (dans 8,8 % de ces mêmes affaires), ne concerne qu’une petite minorité de parents, dont le faible recours à l’aide juridictionnelle et les revenus déclarés (surtout pour les pères) indiquent un niveau social très supérieur à la moyenne.
26D’autre part, parmi ceux qui la pratiquent, certains n’en sont pas satisfaits ou jugent que ses conditions deviennent exorbitantes : il semble qu’elle soit [15] souvent une solution provisoire pour faire transition avec la famille antérieure mais qu’elle soit abandonnée par les parents au fil des années soit parce que l’un des deux veut s’éloigner géographiquement ou veut revivre en couple, soit que les enfants se plaignent de l’inconfort des allers-retours ou ne se sentent plus chez eux chez un parent qui a recomposé. Ce sont surtout des mères qui négocient à l’amiable ou entament une procédure pour que leur ex-conjoint laisse les enfants résider principalement chez elle et ne venir chez le père qu’en visite. Pourquoi ces réticences ? S’agit-il seulement, comme le pensent les associations de pères divorcés ou séparés, de la réaction de mères possessives et haineuses qui veulent éliminer le père de la vie de leur enfant ? Ce n’est pas toujours si simple.
27Au cours de mes entretiens avec des parents, qui avaient signé un protocole organisant une résidence alternée à la suite d’une médiation et qui étaient donc considérés comme volontaires pour la pratiquer, des mères expliquent qu’elles n’y sont pas opposées par principe mais qu’avec leur ex-conjoint cela s’avère catastrophique pour l’enfant : la résidence alternée est un moyen utilisé pour qu’il garde une emprise sur elle, la harcelant continuellement de reproches, d’injonctions et de menaces. Elle condamne l’un à rester sous la dépendance de l’autre, ce qui peut l’user physiquement et psychiquement sans que l’enfant en tire le moindre profit. Enfin, des pères et des mères ont peur que l’autre rouvre une procédure pour avoir la résidence habituelle et, dans cette hypothèse, ils préparent la guerre. On comprend donc la prudence des juges et leur tendance à rejeter l’alternance [16] quand les deux parents ne sont pas d’accord sur le principe.
28Et la médiation reste très peu utilisée par les divorçants en conflit ou par les juges. “Si l’on rapporte le nombre de mesures de médiation (18) à l’ensemble des décisions définitives (477), on relève qu’elle n’est ordonnée ou suggérée, à titre exclusif ou avec d’autres mesures (enquête sociale ou examen médico-psychologique), que dans 3,8 % des décisions.” [17]
29D’ailleurs, si certains parents qui ont fait une médiation sont satisfaits de ses effets pour rétablir une communication et faire évoluer la situation, quelques autres, spécialement des mères, la dénoncent : le médiateur n’a pas compris qui était leur ex-conjoint, un pervers brillant et manipulateur ou un violent. D’après elles, leur accord leur a été extorqué “à l’usure”. Pour quelques autres, les séances de médiation sont une perte de temps et d’argent, les accords conclus qui auraient rendu la résidence en alternance supportable pour les enfants n’ayant pas été respectés. Ces parents sont insatisfaits du juge qui n’avait pas lu leur dossier, ne les a pas écoutés et qui, ne voulant pas juger, les a envoyés en médiation. Ils réclament un arbitrage, voudraient que le juge... juge, et contraigne l’autre parent à faire ce qui était convenu. Pour eux, les histoires de linge sale et de cahiers perdus, dont le mesquin et le sordide dégoûtent les magistrats, constituent le quotidien d’une vie familiale empoisonnée.
30Quant aux enfants dont nous savons que les aînés voient moins régulièrement leurs pères que les plus jeunes [18], il faudrait vérifier si, à l’adolescence, la résidence en alternance ne devient pas pour eux inconfortable. Les enfants semblent accepter la résidence alternée pour n’être déloyal envers aucun de leurs deux parents tant que la situation est conflictuelle et douloureuse mais, s’ils sentent que leurs parents vont mieux, surtout en cas de recomposition, ils demandent à rester chez l’un de leurs parents, le plus souvent leur mère.
Les enjeux pour les femmes : quand on fait les comptes, les femmes flouées ?
31Les filles sont aujourd’hui plus diplômées [19] que les garçons, et on aurait pu s’attendre à ce qu’elles touchent les dividendes de leurs investissement dans les études. On sait qu’il n’en est rien et qu’elles s’engagent toujours massivement dans des professions compatibles avec un rôle maternel. Malgré une certaine atténuation du partage des rôles de genre, les enquêtes Emploi du temps [20] montrent que, bien qu’actives, les mères de deux enfants passent à s’occuper de leurs enfants deux à trois fois plus de temps que les pères, qui cherchent plutôt à accroître leurs revenus professionnels, donc leur temps de travail. Ces revenus augmentent donc tandis que le travail familial des femmes est gratuit, inaperçu, impensé. “Quand on aime, on ne compte pas.” Dans cette logique amoureuse, il a été établi [21]qu’un salarié marié bénéficie d’une carrière et de revenus supérieurs à ceux d’un salarié célibataire. Les femmes sont dans l’économie du don, où l’on reçoit en échange de son dévouement des gratifications affectives considérables. Avec la rupture, on passe de la logique amoureuse à une logique comptable. Quand on fait les comptes, bien des femmes ont une créance qui ne sera jamais soldée. Les femmes se retrouvent piégées par la norme de la responsabilité maternelle exclusive et inconditionnelle qu’elles ont intériorisée depuis le milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui, leurs enfants ont besoin d’une écoute individualisée et d’un suivi scolaire assidu auxquels elles consacrent beaucoup de temps [22]. C’est cette inégalité dans la disponibilité à l’égard des enfants qui pose problème au moment de la séparation. Ce sont les femmes [23] qui déposent majoritairement une requête en divorce contentieux, sans doute en raison des relations inéquitables qui se nouaient dans leur vie de couple et de leur volonté de rompre avec les formes de domination imposées par leur mari [24]. Cette initiative n’entrait pas en conflit avec leur responsabilité maternelle : la séparation changeait peu leur relation avec leurs enfants qui restaient avec elles.
32Si les pères utilisent davantage ce que certains appellent déjà leur “droit à la résidence alternée”, les femmes se retrouveront à la fois appauvries et séparées de leurs enfants selon le rythme de l’alternance. Bien qu’elles reconnaissent toutes l’avantage de ce temps libéré dans leur vie personnelle, elles évoquent aussi le coût affectif des séparations, surtout avec des enfants jeunes, et leur nocivité pour le bien-être et le suivi de l’enfant. Les mères qui pensent que le père n’a pas intériorisé comme elles les contraintes liées au suivi éducatif quotidien d’un enfant risquent donc d’hésiter à s’en séparer, quitte à supporter une vie de couple éprouvante, plutôt que de n’avoir leurs enfants qu’à mi-temps.
33Les dernières lois sur la coparentalité entendent promouvoir un modèle de famille après-divorce responsable, paritaire et négocié. L’incitation à la résidence en alternance semble faire triompher une solution égalitaire qui romprait avec l’assignation des femmes à la sphère domestique. Mais, tant que les pères ne s’investissent pas autant que les mères dans les tâches parentales, ce modèle se révèle irréaliste, particulièrement pour les milieux populaires où la division des rôles de genre est très prégnante et où les conditions d’un double logement le rendent économiquement prohibitif. Enfin, la plupart des parents séparés ne veulent plus rester un couple, même parental, et ont des conflits en tant que parents. La bi parentalité serait peut-être un principe moins ambitieux que la coparentalité et c’est chez les couples unis, dès la naissance de leur premier enfant, qu’il faudrait la promouvoir. Désinstituer le divorce comme le mariage peut conduire à accroître les inégalités réelles, entre hommes et femmes et entre couches sociales. ■
Notes
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[1]
A. Freud, J. Goldstein, A. Solnit, Dans l’intérêt de l’enfant ? Paris, ESF, 1973.
-
[2]
Recensements, in M. Ferrand, Féminin masculin, Paris, La Découverte, 2004, p.12.
-
[3]
I. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui, le droit face aux mutations de la famille et de la vie privée, Odile Jacob, La Documentation française, 1998, p.116.
-
[4]
Rapport remis au nom de la Commission des lois à l’Assemblée nationale le 7 juin 2001 par Marc Dolez, sur la proposition de loi relative à l’autorité parentale, déposée par J.-M.Ayrault et le groupe socialiste et apparentés.
-
[5]
C. Villeneuve-Gokalp, “La double famille des enfants de parents séparés”, revue Population ; 1, 99, p. 23
-
[6]
Cambacérès, 23 Fructidor an II, cité par I.Théry, Le démariage, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 51.
-
[7]
D. Garcia, juge aux affaires familiales, dans un entretien au magazine L’Express, 4 octobre 2001.
-
[8]
C. Habib, “Un legs de l’inégalité. Notes sur la Doctrine et la discipline du divorce”, in Esprit, 7 juillet 2004, p. 95-114.
-
[9]
Ibid, p. 105.
-
[10]
Ibid.
-
[11]
I. Théry, “Du couple chaînon au couple duo”, in Dialogue, 150, décembre 2000, p. 11.
-
[12]
I. Théry, Le démariage, op. cit., p.209-213.
-
[13]
C. Martin, L’après-divorce, lien familial et vulnérabilité, Rennes, PUR, 1997, p. 291.En ligne
-
[14]
C. Moreau, B. Munoz-Perez, E. Serverin, “La résidence en alternance des enfants de parents séparés”, Etudes et statistiques justice, 23, ministère de la Justice, 2004.
-
[15]
D’après une enquête exploratoire en cours (S. Cadolle, C. Jankélévic, 2004) auprès des usagers d’une association de médiation qui avaient décidé la pratique d’un hébergement en alternance entre 1998 et 2001. CERAFF, 22 rue Marcadet, 75018, Paris.
-
[16]
En cas de désaccord des parents, le juge ne prononce dans les décisions définitives la résidence en alternance que dans 23,8 % des cas. Cf. “La résidence en alternance des enfants de parents séparés”, op. cit., p.11.
-
[17]
Ibid, p.20.
-
[18]
C. Villeneuve-Gokalp, “La double famille des enfants...”, op. cit., p. 29-30.
-
[19]
V. Erlich, “Entrée dans l’enseignement supérieur et manières d’étudier”, in Thierry Blöss, dir., La dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, PUF, 2001, p. 89-101.
-
[20]
INSEE, Enquête “Emploi du temps 1999”, Economie et statistiques, 2002, p. 352-353.
-
[21]
F. de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, Paris, PUF, 1987 ; C. Gadéa, C. Marry, “Les pères qui gagnent : descendance et réussite professionnelle chez les ingénieurs”, Travail, genre et sociétés, 3, 2000, p. 109-136. En ligne
-
[22]
F. Héran, “L’aide au travail scolaire : les mères persévèrent”, INSEE Première, 350, 1994.
-
[23]
77,5 % des divorces pour faute sont demandés par les femmes, cf. B. Munoz-Perez, “Données statistiques relevant du Droit de la famille”, in I. Théry, Couple, filiation et parenté aujourd’hui, op. cit., p. 403.
-
[24]
I. Théry, Le Démariage, op.cit., p. 252-253.