1Et si devenir parent représentait un risque pour le couple ? Un nombre croissant de réflexions viennent alimenter le concept de parentalité et ses difficultés. L’inspiration de cet article découle principalement de travaux en langue anglaise, à partir d’une notion empruntée à la vie professionnelle, celle de “burn-out”, synonyme d’épuisement. Accroître les ressources des parents devient alors l’enjeu des professionnels.
2Les parents sont compétents, entend-on. Pourtant, ils paraissent parfois à l’origine de leur propre désarroi, au sens où “être parent” engendrerait fatigue du parent et conflits au sein du couple conjugal. En effet, le parent est toujours socialement perçu comme le pourvoyeur de biens “insubstituables” de son enfant (sécurité affective et matérielle, éducation et transmission...) et son irremplaçable protecteur ; et, également depuis fort longtemps, perçu comme un facteur de risque non négligeable pour son enfant (insuffisance éducative, négligence voire maltraitance). On voit cependant émerger, depuis peu, une troisième approche qui tend à considérer, à l’inverse, l’enfant comme un facteur de risque pour ses parents : culpabilisation, surmenage, fatigue émotionnelle et physique des mères, dépression du parent, mais aussi conflits et désaccords entre parents. Jusqu’à présent abordés comme autant d’histoires particulières, ces symptômes commencent à être examinés dans le cadre d’un fonctionnement familial générateur de stress en soi.
3Tel qu’il est promu par les pouvoirs publics depuis la Conférence de la famille de 1998 et mis en œuvre au sein notamment des réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents (REAAP), le soutien à la fonction parentale prend acte de ces perspectives. Dans les années quatre-vingt-dix, le regain d’intérêt pour la fonction sociale des parents avait, dans un premier temps, pris la forme d’un appel à la responsabilité des familles et d’une incrimination des parents démissionnaires face aux déviances enfantines et adolescentes. En arbitrant plutôt en faveur d’une option réhabilitante des parents, les pouvoirs publics ont légitimé une construction sociale du risque où le parent, en tant qu’adulte chargé d’enfant(s) dépendant(s) appelle à être “aidé” en tant qu’“aidant”. De plus, en précisant bien que les dispositifs de soutien à la fonction parentale s’adressaient à toutes les familles, et non pas seulement à celles habituellement dites en difficulté, les pouvoirs publics ont bien constitué la parentalité comme un risque social à part entière.
Soutien à la fonction parentale ou accompagnement de la parentalité ?
4Universaliser le propos du dysfonctionnement à toutes les familles, c’est bien considérer que la famille est un problème en soi. Partant, c’est aussi considérer que l’enfant qui “fait” la famille, comme le suggérait Dominique Gilot [1], est aussi son principal facteur de risque : non seulement son arrivée peut déstabiliser le couple conjugal, mais son développement peut également solliciter les parents jusqu’à l’excès au regard de leurs ressources disponibles. Depuis une dizaine d’années (et sans perdre de vue les autres facteurs de risque psychologiques ou socio-économiques), on en est venu à s’interroger sur les effets des dysfonctionnements de la parentalité sur le parent lui-même.
5Entre “soutien à la fonction parentale” et “accompagnement de la parentalité”, la nuance doit être précisée. L’un fonctionnalise le parent qui reste principalement envisagé au travers du rôle qu’il doit jouer vis-à-vis de l’enfant et de la société ; l’autre pose comme objet le sujet parental en tant que tel.
6Si l’on s’accorde désormais, hommes politiques compris, à reconnaître qu’être parent “n’est pas facile tous les jours”, il reste un déficit de pensée de la condition parentale et du couple avec enfant en France, ce que traduisent les emprunts répétés et les réinterprétations d’un vocabulaire et de pratiques anglo-saxonnes de la parentalité, dans le but d’en concevoir les difficultés et, le cas échéant, l’accompagnement.
Penser la parentalité via les travaux sur le parenthood
7Les travaux français sur la condition parentale se sont longtemps caractérisés par leur rareté – la sociologie et la psychologie de la famille se donnant principalement pour objet l’enfant, le couple et le groupe familial. Mais les dix dernières années ont vu apparaître un nombre croissant d’ouvrages relatifs à la parentalité et à ses difficultés.
8L’apport des travaux de langue anglaise est, en la matière, fondateur. Comme cela est maintenant bien connu, le terme même de parentalité est une traduction de parenthood, terme apparu à la fin des années 1950. Si la notion connaît ces dernières années une définition extensive, comme catégorie d’action publique réunissant à la fois la fonction parentale (les droits et devoirs du parent), l’expérience parentale (le vécu du parent) et le “parentage” (les tâches du parent) [2], l’apport spécifique du concept scientifique était originairement de rendre visibles les “dispositions psychiques que manifeste un sujet vis-à-vis de la perspective d’être ou de devenir parent”. Son originalité est de présupposer que cette expérience induit “un changement de personnalité au point qu’il s’apparente à une crise chez certains sujets”, à l’image de la crise d’adolescence [3].
9De nouveaux travaux en langue française, dans le contexte actuel, reprennent et approfondissent cette perspective. Ils témoignent d’apports originaux et commencent à constituer une “clinique des troubles de la parentalité” [4]. Cependant, le constat que “l’entrée dans la parentalité est un passage à risque”, au regard par exemple “des problèmes d’alcoolisme [de certains pères] à l’occasion de la naissance du premier enfant” ou de “la survenue de problèmes dans [le] couple”, demeure encore largement argumenté à partir des travaux, mais donc aussi des concepts et des approches en langue anglaise [5].
Penser la “fatigue d’être parent” via la notion de burn-out
10Au-delà de l’arrivée de l’enfant, l’usage de notions issues de la psychologie sociale américaine a trouvé une application toute récente sur le terrain du stress parental, à travers la notion de burn-out des mères de famille [6]. La notion désigne “un état psychologique, émotionnel et physiologique résultant de l’accumulation de stresseurs [facteurs de stress] variés, caractérisés par une intensité modérée et un aspect chronique et répétitif.” [7]
11La notion de burn-out est bien connue des psychologues et psychiatres français qui la réservaient jusqu’à présent pour caractériser l’état typique d’un personnel soignant qui s’épuise émotionnellement et physiquement, finissant par prendre ses distances vis-à-vis de son travail et par minimiser ses accomplissements et sa capacité à faire face à ses responsabilités. Introduite au milieu des années 1970 dans la clinique des professionnels de la relation d’aide [8], elle a été traduite en France par “syndrome d’épuisement professionnel des soignants”. Définie par cette spécificité du caring (c’est-à-dire des soins d’entretien et de maintien de la vie) qui la distinguait justement du stress professionnel ou de la simple insatisfaction au travail [9], sa toute neuve application au domaine parental témoigne de l’évolution récente des représentations des responsabilités parentales.
12Le “métier de parent” porte en lui sa charge mentale, ses propres facteurs de stress et de burn-out ; la maternité, identifiée comme un facteur de risque, appelle à être reconnue comme telle. Sans surprise, le burn-out s’inscrit à point nommé dans la même perspective de capacitation/déculpabilisation des parents qui caractérise déjà l’approche actuelle de la parentalité.
A partir du concept d’empowerment
13L’appropriation de concepts nord-américains n’est pas seulement le fait du champ scientifique. La conception des interventions sociales en matière de parentalité emprunte actuellement beaucoup à l’empowerment, quitte à en offrir des interprétations multiples et potentiellement antagonistes. Originairement, l’empowerment est un mouvement écologique et communautariste de refondation du lien social et de la participation politique issu du mouvement des droits civiques. Il émerge comme catégorie d’action publique dans les années soixante-dix, dans un contexte de refondation des principes d’intervention sociale. Il repose sur une philosophie de la personne en lien avec une communauté dans laquelle on cherche à la réinsérer, dans laquelle elle devient un acteur investi, raffermi dans son estime de soi. C’est enfin un mouvement de renforcement de l’autonomie des individus face aux institutions et aux professionnels, notamment du secteur social. C’est dans cet esprit, alors qu’ailleurs la tendance était à une “compression des services de santé et des services sociaux”, que les milieux d’intervention américains et canadiens ont sollicité “les ressources des familles (...) comme cellules alternatives aux services publics” [10].
14En France, on voit apparaître deux notions : celle, “communautariste”, du citoyen-parent (le parent comme moyen pour atteindre l’habitant de la communauté, qu’on décharge de ses contraintes familiales pour lui permettre d’assumer ses devoirs de citoyen, notamment de “retisser le lien social”) et celle, “parentaliste”, du parent-citoyen (le parent considéré comme un acteur à part entière, dont on prend en compte les contraintes pour l’aider à assumer une fonction parentale par ailleurs réévaluée) [11]. Aujourd’hui, la plupart des actions de soutien à la fonction parentale naviguent entre ces deux pôles d’instrumentalisation et renforcement des parents. En effet, au-delà de ces finalités contradictoires, toutes prônent un même souci : celui d’accroître les ressources des parents. C’est en cette matière que l’influence américaine se ressent le plus lorsque, à travers une approche de la famille devenue aujourd’hui bien plus managériale que “politique”, elle incite à tourner le regard vers le renforcement des compétences de l’équipe parentale en charge de “l’entraînement des enfants” [12].
Le parental comme une inconnue de l’équation conjugale
15Il reste beaucoup à faire pour comprendre les causes du divorce : rien n’est fait en ce domaine, alors que les études se sont multipliées sur ses circonstances, son organisation et ses conséquences sur l’enfant. On en est aux balbutiements d’une approche du couple conjugal par sa parentalité ; autrement dit, à une prise en compte de la contrainte parentale et de son impact sur la viabilité du couple conjugal. Les travaux en langue anglaise, par leur approche pragmatique, actuellement quasiment managériale, du lien familial, ont exporté des notions qui permettent désormais d’aborder plus objectivement les difficultés inhérentes à la condition parentale.
16En France, depuis une dizaine d’années, la parentalité s’inscrit dans un “double corps” du parent, qui distingue sa compétence éducative et affective d’accueil et de suivi de l’enfant, et sa capacité biologique à “faire et porter un enfant”. Mais, dans ce qui constitue aussi une plus forte exigence à l’égard de cette nouvelle forme de la “mise au monde” d’un enfant, il faut reconnaître que la conjugalité occupe, si l’on peut dire, la place du “parent pauvre”. Le soutien à la fonction parentale est aujourd’hui l’objet d’un fort consensus. Si l’évolution des structures familiales conduit les experts et les pouvoirs publics à dissocier de plus en plus clairement le conjugal du parental, essentiellement pour préserver la fonction parentale des pères et mères au-delà de la rupture du conjugal, cela tend à isoler des phénomènes pourtant interdépendants. Ces regards portés, notamment sous l’impulsion nord-américaine, sur les contraintes liées à cette fonction si exigeante, représentent une première avancée vers l’étude de la relation parfois conflictuelle entre parentalité et conjugalité. ■
Notes
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[1]
Dominique Gilot, Pour une politique de la famille rénovée : rapport à M. le Premier ministre et à Madame la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, La Documentation française, Paris, 1998, 73 p.
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[2]
Une définition “syncrétique” de la parentalité, défendue notamment par le rapport pour la Direction de l’action sociale du groupe de travail sous la direction de Didier Houzel, Les enjeux de la parentalité, Erès, 1999. Cette définition trouve davantage sa logique dans les préoccupations actuelles de l’action publique que dans un fondement scientifique. Pour une discussion critique des usages de la notion de parentalité, voir Gérard Poussin, “La fonction parentale dans sa complexité”, in Le Relais parental, colloque du 14 novembre 2002, Paris, Atlante Editions, 2003, p. 76.
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[3]
Gérard Poussin, “La fonction parentale dans sa complexité”, in Le Relais parental, op. cit., p. 76.
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[4]
Quelques travaux significatifs : Alain Bouregba, Les troubles de la parentalité, approches cliniques et socio-éducatives, Paris, Dunod, 2002 ; Maurice Berger, Les séparations à but thérapeutique, Paris, Dunod, 1997 ; Gérard Poussin, Psychologie de la fonction parentale, Paris, Dunod, 1993 ; Leticia Solis-Ponton (dir.), La parentalité. Défi pour le troisième millénaire. Un hommage international à Serge Lebovici, Paris, PUF, 2000.
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[5]
Voir notamment la bibliographie des recherches anglophones présentée par Gérard Poussin, “La fonction parentale dans sa complexité”, in Le Relais parental, op. cit., 2003, p. 75-92.
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[6]
Le premier ouvrage en langue française traitant explicitement des besoins et des contraintes spécifiques aux “aidantes naturelles” que sont les mères a été publié récemment. Il s’agit de La fatigue émotionnelle et physique des mères. Le burn-out maternel, de Violaine Guéritault (Paris, Odile Jacob, 2004). L’auteur, français, a soutenu une thèse de psychologie aux États-Unis.
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[7]
Violaine Guéritault, op. cit., p. 27.
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[8]
L’auteur reconnu comme le théoricien de la notion est Christina Maslach, docteur en psychologie sociale, Cf. Burnout. The Cost of Caring. Malor Books, Cambridge, MA, 2003. Typiquement, la dédicace de son dernier ouvrage adressé aux infirmières, enseignants, médecins, policiers, travailleurs sociaux et “anyone else who cares about people”, s’adresse à ses parents “whose love and caring have meant so much to me”. Ainsi le passage du soin professionnel à autrui au soin parental se fait-il insensiblement.
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[9]
“Si, pour tous les professionnels, on retrouve épuisement émotionnel et perte d’accomplissement de soi au travail, il n’y a que dans les professions d’aide que la déshumanisation de la relation à autrui a un impact si important.” Pierre Canouï et Aline Mauranges, Le burn-out. Le syndrome d’épuisement professionnel des soignants. De l’analyse aux réponses, Paris, Masson, 2004, p. 11. C’est donc l’épuisement de la relation à l’autre (au centre des professions de relation d’aide) qui spécifie le burn-out.
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[10]
Gallagher et al., 1997, cités sur le site du CESAF (Centre d’excellence pour la santé des femmes) de Montréal. Voir www.cesaf.umontreal.ca/f.ress.doss.empow.doc1.html#introduction, dernière consultation le 1er octobre 2004.
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[11]
Marine Boisson et Anne Verjus, “La parentalité, une action de citoyenneté. Une synthèse des travaux récents sur le lien familial et la fonction parentale (1993-2004)”, CNAF, 2004, dossier d’études 62. L’essentiel de ce rapport est mis en ligne sur www.cnaf.fr
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[12]
“Train the trainers” : telle est l’expression en usage dans les groupes de capacitation et d’apprentissage professionnel, pas seulement parental, dans la plupart des pays anglo-saxons. Un grand nombre de programmes privés et publics, à destination des travailleurs sociaux, des formateurs et des familles, intègrent aujourd’hui cette notion.