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Claude Pujade-Renaud, Chers disparus, Actes Sud, 2004

1C’est l’histoire de cinq couples. Les “chers disparus” ce sont les maris : Michelet, Stevenson, Schwob, Renard, London. Les témoignages, ceux de leurs épouses : Athénaïs, Fanny, Margo (l’actrice Marguerite Moréno), Marinette (alias Gloriette), Charmian. Athénaïs est née en 1826, Charmian est morte en 1955. Un espace de deux générations environ entre ces deux dates. Ces femmes participent donc à une même histoire. Si elles ne se sont jamais rencontrées, elles ne se sont pourtant pas ignorées : Charmian s’émeut d’occuper dans une auberge de la forêt de Fontainebleau la chambre où des années auparavant Fanny a dormi. C’est encore Fanny qu’elle évoque dans les tempêtes que Livingstone et sa femme affrontèrent, tout comme elle avec son “mate”, compagnon, camarade, terme de marine par lequel elle désigne London. Les destins des couples interfèrent parfois épisodiquement : Athénaïs évoque Michelet lisant un ouvrage de Renard ; Schwob part en Polynésie pour un pèlerinage sur les traces de Stevenson dont L’île au trésor a enchanté son enfance, etc. Ces quelques repères biographiques donnent au récit consistance et unité.

2Mais ce qui lie ces femmes et marque leurs destinées du sceau d’une émouvante fraternité, c’est quelque chose de plus fondamental que des événements fortuits. Elles ont toutes été les épouses d’écrivains et leur ont survécu. Quatre d’entre elles ont partagé l’existence de malades. Stevenson emphysémateux. Schwob qui meurt à 40 ans d’un mal non identifié mais aux manifestations répugnantes. Renard psychologiquement démoli par une mère rejetante (la madame Lepic de Poil de carotte). London, le bel athlète transformé par l’alcool et la drogue en un être monstrueusement bouffi. Toutes ont été persécutées par la famille, les amis, ont dû faire face aux jalousies, aux tentatives d’accaparement de leur compagnon. Y compris post mortem. Une veuve d’écrivain, c’est un être suspect, soupçonné d’avoir abusé de son pouvoir, femme accusée d’avoir été castratrice. Procès scandaleusement injuste. Elles se sont montrées secourables, aimantes sans réserves, s’accommodant des névroses de leurs compagnons, essayant dans la mesure du possible de les protéger de leurs démons. Il faut admirer l’intégrité de l’auteur, son souci de revenir aux sources : journaux intimes, notes, carnets, correspondances, non pour réhabiliter les héroïnes, mais pour les restituer dans leur vérité, leur amour, leurs souffrances. Et surtout dans leur souci de vigilance concernant l’œuvre d’un disparu.

3Claude Pujade-Renaud crédite les épouses d’une perspicacité qui peut étonner. Le bébé jeté dans le puits dans Poil de carotte, c’est, pense Marinette, Renard lui-même qui souffrira toute sa vie de son statut d’enfant non désiré. Le secret de famille que Charmian protège jalousement, c’est la filiation non élucidée qui taraude London. C’est la part de l’imagination romanesque qui donne un supplément de lumière et d’humanité.

4Chers disparus est un beau livre, intelligent, sensible, subtil. L’auteur s’affirme comme un des écrivains qui marqueront la littérature de notre époque.

Paule Paillet
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/inso.122.0117
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