1Informations sociales – Votre pratique vous amène à recevoir des couples en difficulté. La démarche thérapeutique permet un remaniement de la relation et ouvre à une nouvelle dynamique. Mais faut-il attendre que le conflit éclate ou que l’éloignement soit tangible pour consulter ? Une démarche préventive serait-elle fondée ?
2Patrick Vinois – J’ai envie de commencer par une boutade : la meilleure façon de prévenir le divorce serait de ne pas se marier. Certaines personnes se plaignent de ne pas rencontrer un partenaire qui leur convienne. Mais à l’examen, c’est la crainte de vivre une séparation, un abandon, des émotions ou la peur de s’engager qui motive cet état. Cela apparaît tellement dangereux d’aimer que ces personnes préfèrent, inconsciemment, rester seules.
3La rencontre est un moment d’idéalisation de l’autre et de soi-même. Les aspects violents et inquiétants qui sont en nous ne sont pas sollicités, chacun vit un apaisement qui permet de mettre en place les bases de la relation. Mais le couple se forme aussi à partir d’un pacte inconscient et mutuel, fondé en grande partie sur les missions dont chacun est ou se croit investi par la famille d’origine. Les conflits surgissent quand l’un prend conscience que l’autre ne peut réparer ou poursuivre ce qui s’est passé dans l’enfance. Ceci est vécu comme une déception, une trahison. Mais il s’agit en réalité davantage de l’histoire de chacun que de celle du couple. L’un projette sa propre histoire sur son partenaire et la violence de l’impact est telle pour celui-ci qu’elle suscite une réaction de protection aussi intense que la projection l’a été. On attribue à l’autre la violence et l’incompréhension alors que se rejoue un scénario qui ne le concerne pas.
4Si l’un a la capacité de dire “stop, il ne s’agit pas de moi, je ne suis pas dans cette histoire”, s’il est suffisamment rassurant, contenant, la souffrance de l’autre peut s’apaiser. C’est un travail personnel et préventif d’être en mesure de reconnaître des souffrances anciennes et de ne pas les imputer à autrui. On peut aussi travailler à pouvoir exprimer ses émotions, sans violence, avec des mots.
5En fait, la prévention commencerait très tôt, dans la manière dont les parents autorisent l’expression des émotions et des sentiments de leur enfant, dont ils supportent que l’enfant soit seul face à la frustration. Et c’est parfois très douloureux pour eux car ils s’identifient à l’enfant et se précipitent pour le consoler sans lui laisser le temps de s’approprier sa frustration. Comme un sevrage qui ne serait jamais fait et qui laisse dépendant de l’autre. On reste dans une attente d’être comblé (on est donc frustré indéfiniment), provoquant une revendication permanente d’être nourri, alors qu’on serait en mesure d’aller chercher soi-même ce dont on a besoin.
6Par exemple, Mme M. est à l’égard de son mari dans une attente toujours insatisfaite : plus sa revendication est forte, plus celui-ci se sent incapable de la satisfaire. Le couple décide de se séparer. La séparation, dans ce cas, a permis l’émergence d’un regard neuf sur l’autre et sur soi. Chacun a pu reprendre une identité et réintroduire de la souplesse dans la relation. Car ils étaient tellement “engrenés” l’un à l’autre que le temps, disait Mme M., s’était arrêté. La plupart des couples qui se séparent cherchent une séparation psychique. Cette expression “ma moitié” en dit long sur la perte d’autonomie et la perte de soi que le couple peut générer. Le paradoxe du couple, c’est réussir une union psychique sans devenir l’otage de l’autre.
7La prévention se décline selon plusieurs aspects : apprendre à supporter le sevrage ; être capable d’exprimer ses émotions ; considérer que les choses ne sont pas univoques et que la relation est toujours une interaction. Souvent, on se sépare de celui ou celle que l’on tient pour responsable de l’échec du couple. Ce sont des fonctionnements psychiques courants. On rejette les pensées désagréables sur les autres pour ne pas s’y confronter. Mais la responsabilité est entière pour chacun, qui doit apprendre à dire “je” et se situer autrement que dans le modèle bourreau/victime. Il y a un moment, dans les thérapies de couple, où les patients se rendent compte que personne ne réparera les souffrances ni ne comblera les frustrations passées. Personne d’autre que soi.
8I.S. - Est-ce que le conflit ne peut pas venir aussi du couple lui-même ?
9P. V. – Un couple, c’est l’union de deux cultures et, à des degrés divers, il y a “choc” des valeurs, des habitudes, etc. Qu’est-ce que négocier dans un couple ? Cela implique de reconnaître son propre modèle, de savoir s’en détacher suffisamment pour regarder sans peur celui de l’autre. Accepter qu’il y ait des points des vue différents. Cela suppose aussi la capacité d’exprimer ses limites, de les parler sans passer à l’acte. Car le conflit, s’il ne peut plus être réglé par la parole, est traité par de « l’agir ». On part pour chercher ailleurs quelque chose qui satisfasse pleinement. Mais la satisfaction absolue n’existe pas. Et la situation se répète.
10Étrangement, les couples qui sont secoués par des problèmes extrêmement graves comme la toxicomanie, l’alcoolisme, tiennent plus longtemps que d’autres qui ont des difficultés moindres parce que la mission de sauvetage de l’un des deux est pleinement sollicitée. Il y aurait comme un accord entre les deux malgré la souffrance. Une partie du travail du thérapeute est d’amener l’homme et la femme à reconnaître qu’ils sont d’accord inconsciemment pour être en désaccord. Cela se vérifie dans beaucoup de situations de conflit.
11Ceux qui expriment une disqualification à l’égard de l’autre ont été eux-mêmes disqualifiés en tant qu’enfant. Dans une approche systémique, on est amené à envisager l’histoire d’une famille à travers plusieurs générations. Quand on monte au grenier de la maisonnée familiale, jusqu’aux grands-parents, on comprend mieux ce qui a été à l’œuvre. Le temps se remet en marche puisqu’on interpelle les ancêtres en leur donnant une fonction de transmission et en cherchant à voir ce qu’ils ont transmis. Ce qui est en jeu dans la relation ici et maintenant renvoie à une autre histoire. On observe alors, dans les relations du couple, que la tension tombe. Le système fermé, arrêté dans le temps, peut s’ouvrir à nouveau.