1Parmi bien d’autres problématiques également pertinentes, la question de la signature gagne à être inscrite dans celle de l’« artification » : autrement dit l’ensemble des processus (cognitifs, sémantiques, institutionnels, économiques, affectifs...) aboutissant à faire franchir à un objet (œuvre) ou à une personne (artiste) la frontière entre non-art et art [1]. Quoique toute signature ne renvoie pas forcément à une œuvre d’art, il semble qu’il n’y ait pas d’œuvre d’art, ni d’artiste, sans signature (sauf en cas de jeu avec cette règle, comme dans l’art contemporain). C’est ce que permet de vérifier un rapide examen de quelques cas historiques d’artification.
2Commençons par le mieux connu, parce que le plus ancien et le plus reconnu : l’art de la peinture et de la sculpture [2]. Au Moyen Âge, lorsque les « imagiers » n’étaient encore que des artisans, la signature – lorsqu’elle figurait – relevait plutôt de la marque de fabrique ou de « tâcheron », comme on en trouvait sur les pierres des cathédrales. C’est seulement avec l’académisation de la peinture, constitutive de la professionnalisation de l’activité, que la signature devient sinon systématique, du moins plus fréquente : en France, les inventaires après décès montrent qu’elle prend son essor au xviiie siècle, puis se généralise au xixe (encore que de façon inégale selon les genres, puisque la nature morte, au bas de la hiérarchie, demeura longtemps moins signée), à l’époque où la professionnalisation fait place à la « vocationnalisation » de l’art, et à l’imposition de la notion moderne, postromantique, de l’artiste. Avec celle-ci se développe l’exigence d’authenticité, la valorisation de l’original au détriment de la copie, ainsi que le travail d’attribution dévolu à la discipline naissante de l’histoire de l’art – tous phénomènes symptomatiques de l’artification, et qui nécessitent la convention de la signature. Notons en passant combien cette mise en perspective historique jette un doute sur la pertinence du « Rembrandt’s project », cette entreprise dévolue à l’authentification systématique de chaque œuvre attribuée à Rembrandt (c’est-à-dire, concrètement, à la désauthentification d’un grand nombre d’entre elles, considérées comme tableaux d’ateliers, œuvres de ses collaborateurs) : à une époque où l’activité demeurait encore très artisanale, donc largement collective, l’idée que toute signature signifie que l’œuvre est entièrement de la main de l’artiste relève de l’anachronisme ou (ce qui revient au même) de la naïveté – tout comme, corrélativement, la tentative pour isoler des œuvres absolument « authentiques », c’est-à-dire non touchées par des collaborateurs.
3Plus près de nous, la photographie a connu également une évolution significative quant au statut de la signature. Considérée comme un simple document et non comme une œuvre d’art – selon une tension apparue très tôt dans son histoire, et qui continue encore aujourd’hui [3] –, elle n’est pas du tout signée. Également traitée comme un document et non pas comme une création artistique, mais imputée à un auteur, soumise au droit de la propriété intellectuelle, la photographie commerciale, ou le tirage de presse, porte au dos le cachet imprimé du photographe, plus proche donc de la marque d’entreprise (n’importe quel employé peut l’apposer) que de la signature d’artiste. À l’inverse, certains clichés – et ce, semble-t-il, très tôt dans l’histoire de la photographie – portent une signature manuscrite inscrite au pinceau sur le négatif, comme pour un tableau, attestant probablement d’une autoperception du photographe comme artiste. Aujourd’hui, dans les expositions de photographies, ce sont le plus souvent les tirages qui sont signés, soit sur la marge, soit sur le cadre, transformant ainsi non plus seulement le négatif mais le positif – multiple par définition – en un « objet-personne », particularisé par l’inscription de la trace corporelle de son auteur [4]. Enfin, c’est le cas également lorsque la photographie est signée comme l’est une estampe, c’est-à-dire sur le bord, avec indication du tirage.
4De même que la photographie, le cinéma témoigne de la difficulté à « artifier » une activité soumise à de fortes contraintes collectives, industrielles et commerciales [5]. Le générique – qui ne cesse de s’allonger avec le temps, comme on l’a souvent remarqué – témoigne du caractère à la fois collectif et mécanique de la création [6]. Quant à l’affiche du film, on peut noter la différence entre la forme « à l’américaine » – où le nom du réalisateur apparaît à peine, voire pas du tout, tandis qu’acteurs et producteurs ont leurs noms bien en vue – et la forme « à la française », conforme aux normes du cinéma d’auteur – où le nom du réalisateur est non seulement bien visible mais, parfois, ostensiblement mis en valeur. Entre le pôle industriel et le pôle artistique, la signature au cinéma révèle là encore les aléas d’une artification partiellement réussie, limitée à certains genres, voire à certains pays.
5Il en va de même avec une activité dont l’évolution se rapproche beaucoup de celle du cinéma, et qui se trouve être en cours d’artification, selon un processus entamé en France il y a moins d’une génération : le commissariat d’expositions [7]. Dans le courant des années 1980, on a commencé à voir le nom du commissaire (et non plus seulement celui de l’institution d’accueil) affiché à l’entrée de l’exposition et dans le catalogue, ou encore mentionné dans les articles de presse. Cette évolution est allée de pair avec une « autonomisation » du travail du commissaire [8], de plus en plus spécialisé et personnalisé, au point que le public averti en vient maintenant à visiter l’exposition « de » tel commissaire – bien que ce cas demeure exceptionnel – plutôt que de tel artiste ou de tel courant. L’exposition apparaît alors « signée » non seulement littéralement, par la mention du nom de son auteur, mais aussi au sens figuré, par la personnalisation des choix, le type d’œuvres sélectionnées et la façon de les mettre en scène.
6On pourrait également montrer comment l’art contemporain joue avec la signature, conformément à sa logique de transgression des frontières, des codes, des règles. L’absence de signature, ou son ambiguïté, ne relève évidemment pas, dans de tels cas, d’un processus de « désartification » des arts plastiques : bien au contraire, elle témoigne de la liberté que peut conférer une artification si réussie que les praticiens de cette activité peuvent se permettre de jouer avec cette convention décidément constitutive de toute accession au rang d’art : la signature.
Notes
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Directrice de recherche, CNRS, CRAL.
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[1]
Cette question fait l’objet depuis 2004 d’un groupe de travail au sein du LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture) à l’initiative de Roberta Shapiro, réunissant des spécialistes de plusieurs domaines de l’art concernés. Contrairement à la problématique classique de la « légitimation », observant les déplacements entre arts « majeurs » et « mineurs », nous nous attachons à repérer une transformation non plus seulement axiologique (différence de valorisation) mais ontologique (différence de nature attribuée à un être), en travaillant donc sur une discontinuité (passage de frontière) et non plus sur une échelle continue (légitimation).
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[2]
Ces réflexions s’appuient sur les analyses développées dans N. Heinich, Du Peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, 1993.
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[3]
B. Edelman, Le Droit saisi par la photographie, Paris, 1980; A. Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Paris, 2005.
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[4]
N. Heinich, « Les objets-personnes. Fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, 6 (1993), p. 25-56.
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[5]
Y. Darré, Histoire sociale du cinéma, Paris, 2000 (Repères); N. Heinich, « Aux origines de la cinéphilie : les étapes de la perception esthétique », dans Politique des auteurs et théories du cinéma, J.-P. Esquenazi éd., Paris, 2002.
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[6]
H. Becker, Les Mondes de l’art, 1982, Paris, 1988.
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[7]
B. Edelman et N. Heinich, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie, Paris, 2002 ; N. Heinich, Harald Szeemann, un cas singulier, Paris, 1995.
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[8]
Cette notion a été développée dans le domaine de la sociologie de l’art par P. Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, 1992.