CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En mars 1854, le Messager de la charité, une publication nouvelle dirigée par l’abbé Mullois, premier chapelain de l’Empereur, appelait à « faire de Paris la capitale de la charité afin qu’elle développe son action charitable et morale sur toute la France » [1] . La perspective était à la fois de reconquérir le terrain perdu auprès du peuple de Paris lors des troubles de 1848 et de s’appuyer sur le nouveau régime pour assurer l’expansion d’une charité catholique désormais solidement organisée autour de l’archevêché [2].

2 Une trentaine d’années plus tard, Maxime Du Camp, polygraphe et observateur de Paris, célébrait celle-ci, non sans emphase :

3

« Chacune d’elles [les capitales] a sa splendeur spéciale et exerce sa suprématie en quelque chose. [...] Lorsque les temps seront accomplis et que l’on jugera la capitale de la France comme nous jugeons la Rome des Antonins, l’Athènes de Périclès, la Byzance de Léon l’Arménien, on lui rendra justice et l’on reconnaîtra que sa bienfaisance seule suffirait à lui garder sa place au premier rang. Paris peut attendre sans crainte l’heure de l’histoire ; dans l’impartiale balance, le plateau de ses bonnes actions ne sera pas trouvé léger, car il y pèsera du poids de sa charité, de cette charité que le monde antique n’a point connue et dont, pour toujours, la religion chrétienne a pénétré les cœurs. » [3]

4 Le second XIXe siècle, et tout particulièrement ses dernières décennies furent, en effet, vécues par les hommes et les femmes d’œuvres comme un « printemps de la charité ». Le Manuel des œuvres, un répertoire parisien publié par des catholiques intransigeants, se félicitait en 1900 :

5

« Jamais, à aucune époque, le sort de ceux qui souffrent n’a été l’objet d’une sollicitude plus ardente qu’il ne l’est de nos jours ; jamais les œuvres destinées à les secourir n’ont été plus nombreuses, et jamais, en même temps, la misère croissante n’a fait plus vivement sentir la nécessité d’une intervention immédiate, éclairée et dévouée. » [4]

6 On se disputait sur les mots, bien sûr : si « philanthropie », tout droit issu des Lumières, était tombé en désuétude, catholiques et protestants utilisaient le terme « charité » forgé par la Vulgate, tandis que les autorités publiques et les républicains bon teint préféraient « bienfaisance » pour désigner l’action des œuvres « libres ». « Assistance » s’imposait pour référer aux institutions officielles, mais cet usage se développait aussi pour parler des secours privés [5]. Surtout, on ne situait pas le temps présent dans le même récit. Les « histoires de la charité » ou « de l’assistance » abondaient [6]. Leurs auteurs partageaient la vision évolutionniste commune à l’époque et commençaient leur fresque dans l’Athènes ou la Rome antique, chez les Hébreux ou avec l’instauration de l’Église chrétienne. Dans tous les cas, la Révolution française était regardée comme un tournant. Pour les uns, elle avait détruit le magnifique ensemble d’institutions charitables déployé depuis le Moyen Âge par les paroisses, les ordres religieux et de pieux donateurs. Pour les autres, elle avait mis un terme au désordre et à l’arbitraire pour ouvrir la voie à de nouveaux droits pour les pauvres et à des méthodes enfin rationnelles pour les satisfaire. Les deux camps tendaient plutôt à regarder le XIXe siècle comme une période d’obscurantisme : pour les monarchistes, l’action de l’Église avait été le plus souvent limitée par des gouvernements hostiles ; pour les républicains, des régimes autoritaires avaient constamment freiné le progrès. Pour les uns et les autres, toutefois, les choses étaient en train de changer : la nouvelle République ouvrait une période de floraison sans précédent de la libre initiative charitable ou bienfaisante. Ce présent, cependant, était regardé comme ouvrant sur des futurs très différents, selon d’autres lignes de clivage : certains anticipaient une expansion illimitée des œuvres de la charité chrétienne, d’autres imaginaient des initiatives rationnellement organisées selon les principes de la charité scientifique anglaise, d’autres encore un effacement des prêtres au profit de l’assistance municipale, ou bien un régime mixte de « liberté subsidiée », ou encore le triomphe de la mutualité et de la coopération. La plupart de ces visions, en désaccord sur le passé et sur le futur, pouvaient toutefois s’entendre sur le présent : on s’accordait sur la nécessité de saines méthodes d’assistance, fondées sur la visite à domicile et, pour les valides, sur une vérification de leur disposition à travailler ; on envisageait même la possibilité d’une division des tâches convenue entre œuvres officielles et œuvres libres. C’était cela, le « concordat charitable » que célébra le Congrès international d’assistance et de bienfaisance de 1900.

7 Comment une telle trêve avait-elle pu advenir, alors qu’au même moment la bataille faisait rage sur le terrain politique entre le camp républicain et un autre où convergeaient catholiques mal ralliés, monarchistes, nationalistes, militaristes et antisémites ? Sans doute parce que le malentendu régnait sur les futurs auxquels était supposé conduire le moment charitable présent : c’est le propre de tout consensus réformateur que de s’établir sur l’ambiguïté. Mais le concordat charitable avait aussi été rendu possible par l’existence d’espaces sociaux – institutions et réseaux – au sein desquels les adversaires en politique communiquaient, voire collaboraient en matière de secours et de prévention. C’est dans ces lieux et par ces médiations qu’une réflexion très dense était conduite, à distance ou en commun, sur la description du mal, l’identification de ses causes et les principes qu’il convenait d’adopter pour y faire face. Il en résultait un langage partagé de la réforme, dans les limites duquel étaient contenues les désaccords.

8 Le présent dossier d’Histoire urbaine se propose d’examiner l’hypothèse selon laquelle c’était Paris, la grande ville elle-même, qui constituait l’une des principales conditions de ces circulations charitables. Une telle idée peut surprendre en ces temps où l’histoire croisée ou connectée a si heureusement renouvelé des pans entiers de l’historiographie et, particulièrement, celle de la réforme sociale dans la période qui nous intéresse ici. Il est clair que la sélection dans les nations voisines de précédents, heureux ou fâcheux, et la traduction, souvent peu fidèle, des modèles étrangers nourrissaient largement les débats charitables parisiens. Il est clair aussi que, parmi les acteurs du monde charitable et réformateur, certains voyageaient intensément et, parfois, s’étaient fait un capital de leur capacité à témoigner des expériences anglaises ou allemandes, états-uniennes, suisses ou belges, en matière de soulagement et de prévention de la misère. Les congrès internationaux d’assistance, en particulier, fournissaient le support d’une sorte d’expérimentation dont la matière était faite d’observations au travers des frontières. Mais il ne faut pas oublier que toutes ces références étrangères étaient essentiellement des atouts dans le jeu local et que tous ces « cosmopolites » étaient profondément « enracinés » [7]. C’est justement la grande ville qui constituait le terreau de cet enracinement, parce qu’elle constituait l’espace de la compétition entre familles de notables, montantes ou descendantes, et cela doublement : du point de vue social et mondain, d’une part, du point de vue politique, de l’autre.

9 Les observateurs des mœurs de la « société » parisienne étaient nombreux à décrire la « frénésie charitable » qui s’y manifestait, depuis la Monarchie de Juillet et jusqu’à la Belle Époque [8]. « Paris charitable » était une troisième ville, qui unissait, en quelque sorte, les deux autres dont la littérature était saturée : la Ville-Lumière du luxe et des plaisirs, et la ville de la misère sans fond et de l’abjection [9]. Du Camp, explorateur de l’une et de l’autre, notait en 1885 :

10

« Il y a des femmes du monde, jeunes, jolies, faites pour tous les plaisirs, habituées à tous les luxes, sollicitées par tous les enivrements, qui visitent les pauvres, soignent les malades, bercent les enfants sans mère et ne s’en vantent pas. [...] au milieu des tentations qui les assaillent, elles traversent la vie sans faillir, soutenues par l’énergie intérieure qui les a faites charitables et discrètes. » [10]

11 Ou encore, quelques années plus tard, Albert de Maugny, de noblesse savoyarde, militaire et diplomate devenu chroniqueur mondain :

12

« Une femme du monde qui se respecte et qui veut maintenir ou affermir sa position ne saurait se dispenser de patronner une œuvre quelconque et de vendre, à un jour donné, en faveur de cette œuvre. Elle profite de la circonstance pour étaler tout son luxe et déployer toutes ses séductions. Pour ce qui est des hommes, tout les oblige – s’ils tiennent à faire parler d’eux – à emboiter le pas et à payer galamment de leur personne et de leur bourse. Nul n’est complet et ne peut se dire élégant sans passer par cette étamine. » [11]

13 Le topos, alors fort répandu, n’avait rien de neuf [12]. Il pointait une réalité : la charité était, sans doute, un mouvement du cœur, mais aussi une obligation [13]. Ces femmes du monde s’efforçaient, l’histoire du genre y a justement insisté, de conquérir un espace propre dans la sphère publique alors que le vote, les affaires et les professions leur étaient obstinément fermées [14]. Mais elles travaillaient en même temps au bénéfice de leurs époux, leurs pères, leur lignage. La charité était, en effet, pour ces familles et leurs chefs, une condition de la notabilité, et la notabilité une condition de l’appartenance à la bonne société parisienne, éventuellement une chance aussi de conquérir ou entretenir une influence sur le théâtre politique de la capitale.

14 La pratique de la charité et l’engagement dans des causes réformatrices étaient, tout d’abord, des moyens puissants d’affirmer un statut dans les concurrences internes aux classes fortunées. Nous rejoignons ici une histoire sociale de la philanthropie qui regarde celle-ci comme un des théâtres et un des vecteurs du conflit entre élites urbaines installées, élites déclinantes et élites montantes. Un nombre croissant de travaux d’historiens et de sociologues confirme ce que le prince d’Arenberg et le baron de Rothschild savaient parfaitement et jouaient de leur mieux à la fin du XIXe siècle : l’élite urbaine était composée de fractions en concurrence, d’une aristocratie et d’une haute bourgeoisie d’affaires établies, elles-mêmes fortement clivées, confrontées à des nouveaux riches ou à des titres trop frais, s’efforçant de conquérir les signes de statut qui leur manquaient – sans parler des « nouvelles couches sociales », commerçantes ou capacitaires, qui montaient, inexorablement [15]. Le jeu social de l’inclusion et de l’exclusion dans le grand monde – si subtilement décrit par Proust – ou, moins ambitieusement, dans la bonne société, était fondé sur un travail de distinction [16]. Dans le camp des élites établies, c’était la tâche incessante des femmes de fermer la porte aux nouveaux venus et, chez ces derniers, non seulement d’ouvrir cette porte et d’entrer, mais de faire comme s’ils étaient là depuis toujours. Les moyens de jouer ce jeu étaient nombreux : tenir salon, protéger les arts, éduquer les filles, donner aux œuvres. C’est un des mérites du livre récent de Thomas Adam de rappeler que la philanthropie, qu’il s’agisse de financer les institutions de la haute culture ou de secourir scientifiquement les pauvres, était un des principaux moyens d’« acheter de la respectabilité » et que la bonne échelle d’observation de tels processus était la ville [17].

15 L’enjeu n’était pas que mondain, il était aussi politique. La promotion et l’entretien du statut d’un nom avait de multiples dimensions : il affectait le crédit auquel on pouvait prétendre dans les affaires, les places que l’on pouvait obtenir dans l’administration, les mariages que l’on pouvait assurer à sa descendance. S’agissant de politique au sens plus étroit, il s’agissait de maintenir ou conquérir la « notabilité », c’est-à-dire la qualité naturelle à gouverner qui est attribuée par l’opinion à une personne ou un lignage. C’est ainsi que la pratique de la charité pouvait être considérée en France comme un « devoir d’état » par la noblesse légitimiste ou un « devoir social » par les nouvelles bourgeoisies montantes [18]. L’extension du suffrage et l’irruption des masses urbaines dans le processus électoral qui se produisirent, en France et ailleurs, dans la seconde moitié du XIXe siècle ne pouvaient qu’éroder les notabilités d’antan. Dès lors, la pratique de la charité ou la promotion de causes réformatrices était de nature à protéger ou restaurer des positions menacées : c’était notamment le cas des anciens notables évincés par la victoire républicaine [19]. Symétriquement, une partie des nouveaux professionnels de la politique portés au pouvoir par les urnes investirent bienfaisance et réforme pour s’assurer de positions notabiliaires et, ainsi, asseoir leur avenir sur des bases moins fragiles que l’adhésion d’un électorat populaire versatile. C’est ainsi que le peuple de Paris s’immisçait dans le jeu des bourgeois philanthropes : cible de tous les efforts charitables, il n’en était certes pas l’objet passif – mais cela est une autre histoire [20].

16 Le présent dossier approche ces questions par des méthodes d’enquête contrastées. Matthieu Brejon de Lavergnée étudie la trajectoire d’un homme charitable, actif à Paris de la Monarchie de Juillet au lendemain de la Commune. La « carrière bourgeoise » d’Augustin Cochin, catholique fervent et orléaniste, s’inscrivait dans un lignage parisien pour lequel action bienfaisante, contributions à la science philanthropique et obtention de places dans l’administration étaient inextricablement mêlées. Cochin, membre éminent de la Société Saint-Vincent-de-Paul et enquêteur leplaysien, a été nommé maire d’arrondissement, puis conseiller municipal sous le Second Empire avant d’échouer à deux reprises devant l’électorat parisien. L’inscription de ses investissements dans la ville est un des traits saillants d’un parcours de notabilisation qui ne parvint pas à faire valoir ses engagements charitables sur le terrain électoral : de cette tension – mise en évidence par Nagisa Mitsushima pour le premier XIXe siècle – la suite du dossier rencontrera nombre d’autres exemples [21] .

17 Les autres articles se déplacent vers la Belle Époque et trois d’entre eux s’intéressent à des collectifs choisis dans des régions aussi distantes que possible dans l’espace politico-confessionnel de la capitale : deux de ces études de cas sont circonscrites par une confession, la troisième par une doctrine.

18 Marie Aboulker met en évidence les changements qui affectaient, à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, le Comité de bienfaisance israélite de Paris. Depuis le Premier Empire, cette œuvre s’occupait de secourir les pauvres de confession juive, dont le nombre avait récemment augmenté avec les vagues d’immigration d’Alsace-Moselle, puis d’Europe orientale. Le comité était donc clairement l’institution d’une confession minoritaire – à la différence de nombre d’œuvres patronnées par des familles de la haute bourgeoisie juive, qui desservaient un public plus large. Marie Aboulker observe toutefois que les membres du comité tendaient, dans la période étudiée, à s’affranchir des limites de leur communauté confessionnelle : auparavant presqu’exclusivement affiliés à des œuvres religieuses dépendant du Consistoire, nombre d’entre eux adhéraient désormais à des œuvres de bienfaisance. Cette évolution s’accompagnait d’une diversification des activités professionnelles : moins de négociants et commerçants, plus de professions libérales et de « juifs d’État ». Diversification, aussi, des inscriptions spatiales : moins d’adresses dans le Petlz (4e arrondissement) ou les anciens quartiers d’affaires (9e), plus dans les nouveaux quartiers de résidence bourgeoise du Second Empire (8e) ou de la Belle Époque (16e et 17e). Ces changements dans le recrutement social du Comité n’étaient sans doute pas sans rapport avec une laïcisation de ses pratiques et l’adoption du langage de la rationalisation de la bienfaisance. Le présence des dirigeants de la charité israélite au congrès du concordat charitable de 1900 est, de ce point de vue, caractéristique.

19 Anne Jusseaume s’intéresse à un aspect crucial de la charité catholique : la présence des « sœurs » dans les hôpitaux et maisons de secours de l’Assistance publique, sur la laïcisation desquels elle apporte des résultats très neufs. Une des caractéristiques du monde charitable parisien, depuis la fulgurante expansion des congrégations féminines au cours du XIXe siècle, tenait au fait que celles-ci dirigeaient ou desservaient non seulement les œuvres propres de leur congrégation, des œuvres paroissiales ou fondées par des laïcs catholiques, mais aussi des œuvres « neutres » (notamment de nombreux fourneaux économiques de la Société philanthropique) et la totalité des maisons de secours des bureaux de bienfaisance des arrondissements parisiens. Cette présence réticulaire, particulièrement celle des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, était un important facteur de cohésion d’une poussière d’œuvres locales isolées les unes des autres : vers 1900, les congrégations étaient présentes dans 53 % des œuvres pour lesquelles les répertoires citaient des noms de dirigeants (individus ou congrégations) et, dans 40 % des cas, elles étaient seules citées [22]. L’enquête d’Anne Jusseaume met en évidence qu’en dépit de la décision de principe, prise entre 1878 et 1886, de laïciser le personnel des hôpitaux et maisons de secours, il s’agissait en réalité, à Paris, d’« une politique inédite d’inclusion faite de coopération sous contrôle étatique ». Non seulement les congrégations furent autorisées à maintenir une activité dans le domaine des secours et du soin dans leurs propres « maisons de charité », mais la laïcisation des maisons de secours municipales, devenues « dispensaires », fut généralement négociée et progressive, et, dans certains arrondissements, indéfiniment reportée. Les conseils d’administration des bureaux de bienfaisance, qui comprenaient les maires d’arrondissement nommés par le gouvernement, étaient, sur ce point, aux commandes. Le résultat paradoxal de la laïcisation à Paris fut la diminution du nombre de dispensaires municipaux et l’augmentation considérable de celui des maisons de charité catholiques.

20 Benjamin Jung, enfin, étudie les œuvres et les hommes qui furent le fer de lance de la rationalisation des secours aux pauvres « valides » selon les principes de la charité scientifique dans les années 1890 : les promoteurs de l’assistance par le travail. Il met en évidence la convergence sur une doctrine commune de réformateurs de traditions et inclinations politico-confessionnelles diverses. Au centre du réseau, la réforme des prisons coalisait, sur une même cause, des notables déchus de l’Empire et de l’Ordre moral et des hauts fonctionnaires du nouveau régime. Autour d’eux, s’agrégèrent des hommes d’œuvre protestants, des catholiques ralliés, des représentants de l’administration de l’Assistance publique, des conseillers municipaux radicaux. Tous avaient pour projet une réorganisation complète des secours aux indigents physiquement capables de travailler : pas de secours sans « travail d’épreuve ». Avec, comme condition de l’efficacité du nouveau système, une coordination générale des œuvres de toutes tendances, qui pare à la ruse des mauvais pauvres. Ainsi, l’assistance par le travail est un cas paradigmatique de la formation d’un consensus réformateur sur la base d’un réseau d’hommes, d’expérimentations et d’institutions : c’est dans ces interactions que se forma une doctrine commune sur le traitement des hommes et des femmes sans travail.

21 L’article qui clôt le dossier s’efforce de donner une représentation d’ensemble du monde charitable parisien tel que le décrivaient deux répertoires concurrents publiés autour de 1900. L’analyse du réseau constitué par les principaux dirigeants des œuvres met en évidence l’existence de diverses « régions » organisées autour d’œuvres et de personnes qu’il est possible de caractériser à la fois en termes de champ d’action et d’inclinations politico-confessionnelles. Le réseau de l’archevêché se distingue nettement de celui des œuvres récentes d’inspiration républicaine, entremêlé à celui des œuvres israélites. Mais il est aussi d’autres régions, limitrophes de l’un et de l’autre, qui sont liées à l’un et à l’autre – comme le réseau de la réforme des prisons et des institutions patronales, celui de la Société philanthropique ou ceux des sociétés de charité maternelle et de croix-rouge, quasi-officielles sous les régimes précédents. Certains personnages jouaient un rôle de pont entre ces mondes, comme les notables de l’establishment réformateur les plus proches de l’archevêché, quelques aristocrates catholiques fortunés qui avaient pu préserver leurs mandats électifs et, surtout, des grandes dames de la haute bourgeoisie titrée. Ce sont ces connecteurs qui rendaient possible à la fois la circulation des modèles réformateurs entre les fractions du champ et, en dépit des disputes, l’émergence du « concordat charitable ». Bien que la notion d’espace ne soit ici que métaphorique, c’est bien au sein de l’espace social des classes privilégiées parisiennes – rendu cohérent par les concurrences mêmes qui le traversaient – que se structurait le monde charitable : une institution éminemment urbaine.

Notes

  • [1]
    Messager de la charité, 1re année, no 1, 12 mars 1854.
  • [2]
    Sur les efforts d’organisation des œuvres par l’archevêché après 1848, voir Jacques-Olivier Boudon, Paris capitale religieuse sous le Second Empire. Paris, Cerf, 2001, p. 152-154. Sur les déceptions vis-à-vis du régime, voir [Armand de Melun], Mémoires, revus et mis en ordre par le comte Le Camus, Paris, H. Oudin, 1891, vol. 11..
  • [3]
    Maxime Du Camp, La charité privée à Paris, Paris, Hachette, 1885, p. 555-556.
  • [4]
    Manuel des œuvres [...], Paris, Poussielgue, 6e éd., 1900, p. v.
  • [5]
    C’est ce qui résulte de l’analyse du lexique utilisé par le répertoire Paris charitable et prévoyant, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1897, pour décrire les œuvres ; voir Thomas Depecker, Anne Lhuissier et Christian Topalov, « Une sémantique de la charité : New York et Paris », dans Christian Topalov (sous la direction de), Philanthropes en 1900, Paris, Creaphis, sous presse, ch. 4.
  • [6]
    Parmi de nombreux titres, du côté catholique : Léon Lallemand, Histoire de la charité, Paris, Alphonse Picard et Fils, 1902-1910, 5 vol. ; un partisan de la collaboration : Maurice Beaufreton, Assistance publique et charité privée, Paris, M. Giard et E. Brière, 1911 ; un partisan de la centralisation administrative : Louis Parturier, L’assistance à Paris sous l’ancien régime et pendant la révolution, Paris, Librairie de la Société du recueil général des lois et des arrêts, 1897 ; un point de vue « scientifique » officiel : Georges Rondel, La protection des faibles, assistance et bienfaisance, Paris, O. Doin et fils, 1912.
  • [7]
    Sydney Tarrow, « Rooted Cosmopolitans and Transnational Activists », in Idem. (ed.), Strangers at the Gates : Movements and States in Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 181-199.
  • [8]
    Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou la formation du Tout-Paris (1815-1848), Paris, Fayard, 1990, p. 155-165.
  • [9]
    Voir pour le premier XIXe siècle : Maurizio Gribaudi, Paris ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848), Paris, La Découverte, 2014, ch. 3.
  • [10]
    Maxime Du Camp, La charité privée..., op. cit., p. 3.
  • [11]
    Zed [comte Albert de Maugny], La grande vie de Paris, Paris, Kolb, 1889, p. 14.
  • [12]
    Pour une autre occurrence (en 1842) : Matthieu Brejon de Lavergnée, « Une politique sans État ? Charité catholique et régulation de la pauvreté à Paris au XIXe siècle », Genèses, no 109, 2017, p. 9.
  • [13]
    La perspective retenue ici ne signifie pas pour autant que le sens donné par les individus à leur engagement charitable ne soit pas un objet digne d’intérêt, mais il s’agirait d’une autre enquête, faisant appel à de toutes autres sources : on pense à des documents pouvant être mis en série, comme des brochures ou sermons, des correspondances ou journaux intimes, ou encore des autobiographies comportant des « récits d’illumination » – à la fois très personnels et, probablement, très codifiés.
  • [14]
    Parmi de nombreux travaux, évoquons seulement quelques pionnières : Kathleen McCarthy, Lady Bountiful Revisited : Women, Power, and Philanthropy, New Brunswick, N.J., Rutgers University Press, 1990 ; Jane Lewis, Women and Social Action in Victorian and Edwardian England, Stanford, Stanford University Press, 1991 ; Michelle Perrot, « Sortir. Dans la cité : de la charité au travail social », dans Geneviève Fraisse et Michelle Perrot (sous la direction de), Histoire des femmes en Occident, tome 4 : Le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991, p. 467-494.
  • [15]
    Sur la « couche sociale nouvelle » évoquée par Gambetta en 1872, voir Chloé Gaboriaux, « Fonder la République sur les ‘‘nouvelles couches sociales’’ (Gambetta) : description du monde social et préférences institutionnelles dans la France des années 1870 », Histoire@Politique, no 25, 2015/1, p. 12-23.
  • [16]
    Catherine Bidou-Zachariasen, Proust sociologue, Paris, Descartes et Cie, 1997. Même si le « jeu social » se déroulait sur la toile de fond d’une progressive unification de fractions de ces différentes « élites » en une même oligarchie économique présente dans les conseils d’administration des grandes affaires (les compagnies de chemin de fer, notamment).
  • [17]
    Dans ce cas : Leipzig, Boston, New York et Toronto ; Thomas Adam, Buying Respectability : Philanthropy and Urban Society in Transnational Perspective, 1840s to 1930s, Bloomington, Indiana University Press, 2009.
  • [18]
    Matthieu Brejon de Lavergnée, « Culture ‘‘blanche’’ et œuvres de charité. Le Faubourg Saint-Germain à Paris au XIXe siècle », dans Bruno Dumons et Hilaire Multon (sous la direction de), Blancs et contre-révolutionnaires. Espaces, réseaux, cultures et mémoires (fin XVIIIe-début XXe siècle) : France, Italie, Espagne, Portugal, Rome, École française de Rome, 2012, p. 148-152 ; Léon Lefébure, Le devoir social, Paris, Perrin, 1890.
  • [19]
    Christian Topalov (sous la direction de), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880 – 1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
  • [20]
    Heureusement explorée par ailleurs : Matthieu Brejon de Lavergnée et Antoine Savoye (sous la direction de), « L’intelligence de la pauvreté. Régulations sociales et usages de l’argent en milieu populaire (XIXe-XXIe siècle) », Études sociales, no 164, 2016. Et aussi, l’ouvrage pionnier : Peter Mandler (ed.), The Uses of Charity : The Poor on Relief in the Nineteenth-Century Metropolis, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1990.
  • [21]
    Nagisa Mitsushima, « Aménager, subvertir et contester l’ordre électoral. Philanthropie et politique sous la Restauration (1819-1830) », Genèses, no 109, 2017, p. 32-56.
  • [22]
    Stéphanie Ginalski et Christian Topalov, « Le monde charitable représenté (Paris 1900) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vo. 64, no 3, 2017, p. 110.
Christian Topalov
EHESS, Centre Maurice-Halbwachs UMR 8097 (EHESS-ENS-CNRS)
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2018
https://doi.org/10.3917/rhu.052.0005
Pour citer cet article
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