CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Querelle au sein du clan Hallyday autour de l’héritage de la star, grèves de la fonction publique et à la SNCF, affaire du financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy : à la fin du mois de mars 2018, le flux des informations avait complètement recouvert la menace terroriste planant sur le pays. Même dans l’actualité du conflit syrien, également très présente sur nos écrans, Daesh avait désormais disparu dans les sables du désert, comme occulté par les bombardements du régime sur la région de la Ghouta et l’offensive des troupes turques contre les Kurdes à Afrin. La vie avait donc peu à peu repris un cours quasiment normal pour la majorité de nos concitoyens après la vague d’attentats de 2015-2016. Hormis l’assassinat au couteau de deux jeunes étudiantes à Marseille le 1er octobre 2017, l’intensité de la menace terroriste semblait avoir nettement reflué et la France n’avait pas connu d’attaque depuis près de six mois. Cette phase de relative accalmie et de respiration collective allait s’interrompre avec les attentats de Carcassonne et de Trèbes.

2Ces attaques s’inscrivent dans la stratégie dite « des 1 000 entailles ». Les terroristes frappent des cibles de proximité et d’opportunité dès qu’ils le peuvent (d’où une rythmique erratique des attaques) avec les moyens qui sont les leurs afin de tenter de déstabiliser les sociétés visées. D’un point de vue terroriste, le rapport coût/efficacité est imbattable. Cette stratégie a également pour but d’affaiblir et de harceler les forces de sécurité. D’après les premiers éléments de l’enquête, Redouane Lakdim a en effet d’abord cherché à viser des militaires en se postant devant la caserne du 3e Régiment parachutiste d’infanterie de marine [1]. Mais ne voyant pas de soldats sortir, il a choisi de frapper des CRS à proximité de leur cantonnement. Depuis les meurtres de parachutistes par Mohamed Merah en 2012, militaires et policiers ont été la cible de nombreuses attaques (des militaires de Sentinelle visés au carrousel du Louvre, à Orly, à Levallois-Perret, un couple de policiers tués chez lui à Magnanville, un autre sur les Champs-Élysées). Les attentats de Carcassonne et de Trèbes s’inscrivent donc dans une série déjà longue, dont le tempo s’était (momentanément ?) ralenti ces derniers mois [2]. Mais ces attaques survenues dans l’Aude, de par les lieux dans lesquels elles se sont déroulées et de par la nature de la cible principale, ont généré un impact spécifique dans l’opinion.

3Comme nous allons le voir, ces événements revêtent une dimension éminemment géopolitique car ils sont venus alimenter dans les représentations collectives, l’idée d’une diffusion sur tout le territoire de la menace djihadiste. Pour ce numéro d’Hérodote consacré à la « France de demain », nous avons pensé qu’il était nécessaire de traiter de cette question de la persistance de la menace terroriste au long cours dans notre pays et de la multiplicité des foyers disséminés partout sur le territoire, car cette donnée influe puissamment sur les politiques publiques en matière de sécurité mais également sur la demande sociale en la matière et sur les perceptions que nos concitoyens se font de leur pays et des fractures le parcourant.

L’extension du domaine de la menace : le djihadisme est arrivé près de chez vous

4C’est en effet une petite ville de province qui a été frappée et non pas Paris et l’Île-de-France, théâtre de la majorité des attentats récents : Charlie, l’Hypercasher, le Bataclan, les terrasses de café, le Stade de France, le carrousel du Louvre ou bien encore les Champs-Élysées. Ce n’est pas non plus un lieu hautement touristique comme la promenade des Anglais à Nice ou le cœur de la seconde métropole française, la gare Saint-Charles à Marseille, qui ont été visés, mais Carcassonne, une ville de 46 000 habitants et Trèbes, commune limitrophe de 5 600 habitants. C’est dans la France des préfectures de province et des chefs-lieux de canton [3] que le djihadisme est cette fois passé à l’attaque. Si, de par sa cité médiévale, Carcassonne bénéficie d’une large notoriété, l’immense majorité des Français (ne résidant pas dans la région) a appris à cette funeste occasion l’existence de la petite ville de Trèbes. Le fait, de surcroît, que l’attaque principale et le dénouement tragique de cette opération aient eu pour cadre un magasin Super U, renforce encore davantage le sentiment de diffusion de la menace et que le terrorisme est arrivé près de chez vous. L’enseigne qui ne compte pas moins de 1 575 magasins en France, soit environ un par chef-lieu de canton, est associée dans le paysage mental de nos concitoyens à tout ce tissu de petites villes et de gros bourgs qui couvre la majorité du territoire national. Super U, de par la taille de ses magasins (une majorité de supermarchés et très peu d’hypermarchés) et de par son territoire d’implantation, représente par excellence [4] l’enseigne à taille humaine et de proximité, tant au sens géographique qu’en matière de capital sympathie dont jouit la marque. Elle entretient d’ailleurs ce précieux capital de proximité au travers de sa communication mais aussi de sa politique commerciale et de la mise en avant des fournisseurs locaux. En choisissant de terminer son road trip djihadiste dans les rayons de ce Super U, Redouane Lakdim n’avait sans doute pas en tête ces considérations marketing. Ayant engagé son action en tirant sur des CRS (sur le territoire de la commune de Carcassonne) et sachant qu’il allait donc être pris rapidement en chasse par les forces de sécurité, il a alors opté pour un lieu où il savait qu’il y aurait à coup sûr du public un vendredi midi. Dans la France des petites villes, de tels lieux ne sont pas si nombreux. Le supermarché situé en entrée ou en sortie de bourg est souvent le seul lieu offrant cette garantie d’un minimum d’affluence à toute heure de la journée en semaine. Le choix était donc vite fait pour le jeune djihadiste audois. Ce faisant, il opta pour une cible éminemment symbolique située, de surcroît à seulement quelques kilomètres de son lieu de résidence. Les images de ce magasin et de son parking qui ont tourné en boucle dans les médias, ont dès lors généré un fort impact dans l’opinion. Autant les supermarchés hypercasher qui furent visés par des attentats à Sarcelles en septembre 2012 ou à la porte de Vincennes en janvier 2015 ne permirent pas de créer, de par leur caractère confessionnel très marqué et leur localisation francilienne, un fort réflexe d’identification dans la France de province, autant les images du Super U endeuillé de Trèbes résonnent très puissamment dans ces territoires.

5Après la décapitation d’un entrepreneur à Saint-Quentin Fallavier (Isère) en juin 2015, l’assassinat du couple de policiers à Magnanville (Yvelines) en juin 2016, l’égorgement du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) en juillet 2016, l’attaque du Super U de Trèbes dans l’Aude vient compléter un portfolio macabre. Ces quatre théâtres d’attaque, respectivement une zone industrielle, un lotissement pavillonnaire, une église de quartier et un Super U, font en effet partie du paysage quotidien et familier de dizaines de millions de Français habitant la France périphérique chère au géographe Christophe Guilluy.

6Le choix de ces lieux n’a sans doute pas été savamment orchestré puisque les auteurs ont agi de leur propre initiative. Dans une logique de djihadisme low cost, ils sont passés à l’action dans leur environnement de proximité immédiat. Nous touchons là un point extrêmement important dans la mesure où cette série d’attaques dans différentes petites villes de province a suscité deux types de réactions dans l’opinion publique.

7D’une part, l’état de la menace est donc très diffus et s’est propagé partout. L’exposition aux attentats djihadistes n’est plus seulement le lot des habitants de l’agglomération parisienne ou des grandes villes de province. Tous les territoires sont concernés. Les milliers de perquisitions administratives effectuées par les forces de l’ordre au lendemain du 13 novembre 2015 avaient déjà installé cette idée qui fut confortée par la publication du nombre de radicalisés par département, avec des effectifs d’au moins quarante à cinquante individus suspects par département. De la même façon, la litanie des arrestations, des attentats déjoués, des départs pour la Syrie ou l’Irak et les annonces de décès sur zone (plus de trois cents d’après les derniers décomptes) de personnes originaires de telle ou telle localité alimente cette idée d’une dissémination et d’une démultiplication de la menace partout sur le territoire, y compris dans les endroits a priori paisibles. À ce titre, on rappellera le fait que huit membres du commando ayant frappé à Barcelone et Cambrils en août 2017, étaient tous originaires de Ripoll, petite ville des Pyrénées catalanes, ce qui suscita un vif émoi de part et d’autre de la frontière.

8D’autre part, chaque ville, petite ou moyenne, peut être frappée à n’importe quel moment par des radicalisés du cru. La potentialité d’une attaque est désormais présente dans toutes les têtes et ce, quel que soit son lieu de résidence. Il n’y a plus de territoire sanctuarisé à l’abri d’un radicalisé y ayant grandi. La prégnance de cette grille de lecture est très forte. On en veut pour preuve la réaction instinctive de nombreux commentateurs et citoyens français quand, en août 2017, une voiture folle fonça sur la terrasse d’une pizzeria dans le petit village de Sept-Sorts en Seine-et-Marne. Alors que l’enquête allait rapidement démontrer qu’il s’agissait de l’acte d’une personne dépressive souhaitant mettre fin à ses jours, le réflexe premier fut de penser à une nouvelle attaque terroriste...

9Après plusieurs mois d’accalmie, l’attaque du Super U de Trèbes par un délinquant radicalisé vivant dans un quartier sensible de Carcassonne est donc venue ancrer un peu plus dans l’opinion publique l’idée, d’une part, que le combat contre le terrorisme serait de longue haleine car les auteurs potentiels sont relativement nombreux et peuvent difficilement être appréhendés avant leur passage à l’acte et, d’autre part, que chaque parcelle du territoire national devait désormais apprendre à vivre sous la menace, ce qui constitue un changement d’état d’esprit majeur.

Ségrégation sociale, communautaire et identitaire au village

10Parallèlement au fait d’avoir servi de cadre à une attaque djihadiste dans cette France des petites villes et villages, le cas de Trèbes est également révélateur à son échelle d’autres tensions géopolitiques qui vont assurément continuer de travailler en profondeur la société française dans les prochaines années. Au lendemain de la prise d’otages, les reportages des journalistes envoyés sur place ont montré une population sous le choc et abasourdie. De nombreux témoignages recueillis ont donné à voir l’image d’une communauté villageoise soudée et unie avec des formules du type « Ici, tout le monde se connaît », « Trèbes c’est une grande famille », « Ici, il n’y a pas de problème, c’est tranquille, tout le monde vit ensemble ». Pourtant, un rapide regard sur les résultats du second tour de l’élection présidentielle invite à relativiser/modérer cette image de village fraternel et à aller au-delà du discours convenu sur le vivre-ensemble régnant dans la petite commune audoise. Marine Le Pen y a recueilli 48 % des voix au second tour, soit quatorze points de plus que son score national et trois points de plus que sa moyenne départementale, déjà très élevée. Cette performance dans un paisible village français interpelle. Le dépouillement de la presse locale sur l’actualité et la vie de cette petite commune audoise avant le tragique événement renseigne sur un certain nombre de tensions locales et permet d’identifier les ressorts de cette forte audience frontiste. Les résultats de cette biopsie sur ce fragment du tissu social français sont des plus éloquents et viennent très fortement nuancer (pour ne pas dire plus) le discours officiel sur le vivre-ensemble. Certes, les très nombreux articles consacrés à la vie à Trèbes évoquent une vie associative dense et riche avec plusieurs clubs sportifs, organisant des matchs et des compétitions et remportant coupes et trophées. Les seniors ne sont pas en reste et ils ont également leurs associations proposant de nombreuses activités. Dans ce terroir méditerranéen, la convivialité passe aussi par la gastronomie. Banquets, soirées festives et repas à thèmes viennent scander la vie de la commune sans oublier les événements liés à la vigne, l’activité viticole étant encore très présente en Languedoc.

11Mais, parallèlement à cette dimension apaisée et plaisante, Trèbes présente également un autre visage. Comme ailleurs dans le Midi méditerranéen, la délinquance est assez prégnante. Les cas de cambriolages, de vols ou de dégradations de véhicules et d’agressions émaillent régulièrement les pages des faits divers et alimentent les conversations. La présence significative d’une population issue de l’immigration constitue traditionnellement un autre ingrédient d’un vote Front national (FN) élevé. On le retrouve à Trèbes car, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres régions françaises, la présence immigrée dans les départements méditerranéens ne concerne pas que les grandes agglomérations mais également les petites villes, voire les villages. Trèbes, avec ses 5 600 habitants, constitue un exemple particulièrement parlant de cette spécificité.

12Comme l’a notamment montré Bernard Alidières [2006], c’est souvent l’intrication de ces deux facteurs (délinquance importante et présence immigrée significative) qui fournit le carburant du vote FN au plan local. Cette intrication est souvent matérialisée par l’existence d’un quartier « sensible », où la population issue de l’immigration est nombreuse, voire majoritaire et qui est, par ailleurs, le cadre où se déroulent une bonne partie des faits de délinquance et des trafics. Or, bien qu’étant de taille très modeste, la commune de Trèbes compte elle aussi un quartier de ce type. Il s’agit du quartier de l’Aiguille, quartier d’immeubles HLM de petite taille, abritant deux cents familles (soit environ six cents personnes), situé à la périphérie de la commune, en bordure de la route départementale venant de Carcassonne, route que le terroriste emprunta avant de se retrancher dans le Super U, jouxtant ce quartier.

Trèbes a aussi sa « cité sensible » : le quartier de l’Aiguille

13Il est saisissant de constater qu’à l’échelle d’une commune de taille aussi modeste que Trèbes, on retrouve, comme dans une reconstitution en maquette miniature, un condensé des fractures françaises. Ce quartier HLM, bâti à la sortie de la commune dans les années 1960 est coupé du reste du tissu urbain par l’Aude. La commune comporte par ailleurs un cœur villageois historique regroupé autour de l’église ainsi que des extensions pavillonnaires plus récentes au nord et à l’est. À cette coupure géographique et physique, s’ajoute un clivage social. Bien que la population de Trèbes ne soit pas aisée, les familles qui résident dans le quartier de l’Aiguille disposent en moyenne d’un niveau de vie encore plus modeste. La carte de carroyage de la commune établie à partir de données Insee fait certes apparaître une poche de pauvreté dans le vieux village (avec des populations âgées et modestes résidant dans un bâti ancien) mais la concentration des bas revenus dans le quartier de l’Aiguille est encore plus marquée.

14Dans le périmètre correspondant à ce quartier, trois carrés contigus (chaque carré ayant deux cents mètres de côté) affichent un taux de plus de 50 % de ménages vivant sous le seuil de pauvreté, un carré voisin se situe dans la tranche de 40 % à 50 % de ménages dans cette situation et les six autres carrés limitrophes sont dans la strate de 30 % à 40 % alors que, dans le reste de la commune (hors centre ancien), le pourcentage de foyers vivant sous le seuil de pauvreté oscille autour de 20 %.

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Carte 1. – Trèbes, une commune présentant de grandes disparités socioéconomiques

Carte 1. – Trèbes, une commune présentant de grandes disparités socioéconomiques

Carte 1. – Trèbes, une commune présentant de grandes disparités socioéconomiques

16Cette concentration de pauvreté dans ce quartier périphérique pèse bien entendu sur la vie locale et les représentations collectives qui se nourrissent également d’une autre réalité. On recense en effet une forte proportion de personnes issues de l’immigration maghrébine dans le quartier de l’Aiguille. Pour mesurer ce phénomène, nous avons dressé un tableau statistique permettant de quantifier le nombre de personnes ayant un prénom d’origine arabo-musulmane dans les quatre bureaux de vote à partir de la liste électorale de la commune [5].

17S’il convient de rappeler que toutes les personnes ayant un prénom originaire des mondes arabo-musulmans ne sont pas forcément musulmanes et que croire ou pas en Dieu est une opinion personnelle que l’analyse onomastique menée ici ne peut pas et n’a pas à vérifier, cette méthode nous semble un outil précieux pour mesurer le degré de ségrégation dans certaines communes ou quartiers.

18Une fois le dépouillement de la liste électorale effectué selon cette grille de lecture ethnoculturelle, nous sommes arrivés aux résultats suivants.

Tableau 1. – Proportion de prénoms arabo-musulmans sur les listes électorales des bureaux de vote de Trèbes

Bureaux de voteProportion de prénoms arabo-musulmans
BV n° 15,1 %
BV n° 23,2 %
BV n° 39 %
BV n° 4 (Aiguille)18,2 %
Ensemble de la commune8,1 %

Tableau 1. – Proportion de prénoms arabo-musulmans sur les listes électorales des bureaux de vote de Trèbes

19La proportion de prénoms arabo-musulmans est ainsi beaucoup plus forte dans le bureau de vote n° 4 que dans les autres bureaux de la commune. Mais ces chiffres ne permettent de saisir qu’une partie du phénomène d’hétérogénéité ethnoculturelle à Trèbes. Nous n’avons, d’une part, travaillé que sur la population qui était inscrite sur les listes électorales, ce qui exclut par définition la population qui ne possède pas la nationalité française. La prise en compte de cette population étrangère augmenterait mécaniquement significativement le taux observé dans le bureau n° 4. D’autre part, le périmètre de ce bureau de vote couvre à la fois la cité de l’Aiguille et également des logements individuels pavillonnaires qui en sont plus ou moins proches. Une observation plus fine de la répartition géographique des électeurs ayant un prénom arabo-musulman montre que dans la partie pavillonnaire du bureau n° 4, le taux de prénoms arabo-musulmans est de 6,2 % tandis qu’il culmine à 62,4 % dans les immeubles HLM de la cité de l’Aiguille. La concentration de la population arabo-musulmane dans ces bâtiments est donc massive et spectaculaire ce qui nourrit les représentations collectives sur ce quartier perçu comme étant un « quartier pauvre et arabe [6] ». Ceci est aussi alimenté par le fait que la commune de Trèbes, bien qu’ayant un nombre d’habitants relativement modeste, compte une mosquée [7], située dans le quartier de l’Aiguille.

20Cette ségrégation ethnoculturelle se lit également au plan scolaire puisqu’on retrouve une très forte disparité dans le public scolarisé dans les deux écoles primaires de la commune avec une proportion nettement plus importante d’enfants issus de familles immigrées à l’école de l’Aiguille que dans celle des Floralies, située dans un quartier pavillonnaire au nord-est de la ville. D’ailleurs, quand en 2016, l’école du centre-ville a été fermée, c’est avec les Floralies qu’elle a été fusionnée et non pas avec celle de l’Aiguille. Dans le même ordre d’idées, on constate à la lecture de la presse locale que le clivage ethnoculturel se décline également d’une certaine manière en matière de pratique sportive. Si certains clubs sportifs (handball, arts martiaux etc.) semblent présenter un recrutement très diversifié, les deux institutions locales que sont le TFC (club de football) et l’UST (club de rugby) ne s’adressent manifestement pas au même public. Alors que les effectifs du TFC sont très bigarrés sur le modèle de l’équipe de France « black-blanc-beur » de 1998, ceux de l’UST sont quasi exclusivement blancs. Cette faible représentation de l’immigration dans les rangs de l’UST interpelle d’autant plus que le stade de rugby de la commune, où joue et s’entraîne l’UST, est situé à proximité immédiate du quartier de l’Aiguille [8].

21Le quartier de l’Aiguille, géographiquement, « urbanistiquement », socialement et culturellement à part du reste de la commune, a par ailleurs vu s’installer progressivement une activité délinquante. La situation n’atteint certes pas le degré de violence et d’insécurité que connaissent les quartiers nord de Marseille ou des cités chaudes du 93, mais l’on enregistre régulièrement des faits s’apparentant à des violences urbaines. Le dépouillement de la presse quotidienne régionale permet de dater à 2000 l’irruption de ces phénomènes dans la petite commune audoise. Le 21 février 2000, La Dépêche du Midi publiait ainsi un article intitulé « À Trèbes aussi les quartiers s’enflamment ». Pour la première fois, deux garages et une voiture étaient incendiés, ces faits ayant eu lieu dans le quartier de l’Aiguille. L’analyse de cet article tant sur la forme que sur le fond est des plus intéressantes. On voit tout d’abord se mettre en place la thématique de la propagation de la délinquance jusque dans les territoires réputés les plus paisibles, phénomène qui alimentera partout le vote frontiste. Le journaliste écrit ainsi : « Jusqu’ici, la petite ville se croyait à l’abri des phénomènes de violence urbaine » puis un peu plus loin dans l’article : « Les soupçons des enquêteurs s’orientent vers des résidents de la cité voisine. “Des liens existent avec les cités de Carcassonne”, indique un gendarme. Un rapprochement qui inquiète les Trébéens dont la ville a été jusqu’ici épargnée par le phénomène de violence urbaine. » Pour le journaliste comme pour le gendarme interviewé et sans doute comme pour de nombreux Trébéens, l’origine de ces premières manifestations de violences urbaines ne peut pas être endogène. Trèbes n’ayant, jusqu’ici, jamais connu ce type de problèmes, les auteurs doivent forcément venir de l’extérieur. On pense alors aux « cités de Carcassonne » qui sont géographiquement proches car situées à la sortie de cette ville sur la route menant précisément à Trèbes. Il convient à ce stade de préciser que ces cités correspondent au quartier de La Conte et d’Ozanam, dont est originaire Redouane Lakdim qui attaquera dix-huit ans plus tard le Super U de Trèbes. Déjà, à l’époque, ces quartiers avaient commencé à faire parler d’eux comme étant le théâtre de violences et de trafics. À la charnière des années 1990 et 2000, par un effet de diffusion en cascade, la délinquance avait essaimé des périphéries des plus grandes agglomérations du pays pour aller toucher progressivement certains quartiers des villes moyennes comme Carcassonne, puis, irradier jusque dans des petites communes à l’instar de Trèbes. On rappellera qu’à l’époque, une intense controverse opposa la gauche au gouvernement à la droite et au FN à propos de la montée de la délinquance. Le gouvernement Jospin s’en tenait à la thèse d’une exacerbation du sentiment d’insécurité sans lien véritable avec la réalité du terrain mais engendrée et alimentée par l’action des médias et de l’opposition, qui elle pointait du doigt une aggravation réelle de la situation. Le cas de Trèbes nous montre très concrètement que la sensibilité accrue de l’opinion publique pour la question de la délinquance s’est à l’époque fondée sur une large diffusion spatiale des phénomènes violents et criminels y compris dans des lieux jusqu’alors préservés [9].

22Cette émergence de la délinquance a bien entendu interpellé la population locale mais à Trèbes comme ailleurs la réaction première des élus a été de relativiser. Ainsi, Claude Banis, à l’époque maire divers droite de la commune, déclarait dans cet article de La Dépêche : « Ces incidents sont vraisemblablement l’œuvre d’éléments incontrôlés et il n’y a pas de raisons de s’alarmer. Il n’y a pas eu jusqu’ici d’incidents majeurs. Cela dit nous avons décidé avec les gendarmes de resserrer la surveillance du quartier. » Sans adopter un ton alarmiste, le premier édile indiquait cependant publiquement que le quartier de l’Aiguille allait désormais faire l’objet d’une attention particulière. Le journaliste terminait son papier par cette citation du maire, suivie de la formule suivante : « Pour ne pas laisser les flammes se propager... » La chute de ce papier était prémonitoire dans le sens où, progressivement, au fil des années, la situation sécuritaire allait s’aggraver dans le quartier de l’Aiguille. Ce territoire, déjà en proie à d’importantes difficultés socioéconomiques, comme on l’a vu, voit ainsi son image se dégrader davantage aux yeux de la population du reste de la commune. En dépit de la vigilance des pouvoirs publics, le développement de l’insécurité se fait inexorablement, nourrissant à l’échelle de ce quartier et de cette petite ville, le procès de l’impuissance publique, sur laquelle le FN prospère.

23Ainsi, un nouveau palier est franchi en mars 2010, période au cours de laquelle une rixe violente se produit entre bandes rivales de l’Aiguille et du mobilier urbain est incendié plusieurs nuits de suite. Une réunion à laquelle participent les gendarmes et la municipalité se tient à ce sujet quelques semaines plus tard, réunion au cours de laquelle le projet d’installer de la vidéosurveillance est lancé. Alors que la ville était déjà dotée d’une police municipale, ce qui est assez rare pour une commune de sa taille (5 600 habitants), engager la réflexion sur la vidéosurveillance dénotait d’un climat assez risqué. Les responsables de la gendarmerie qui s’exprimèrent à l’issue de cette réunion évoquèrent un « foyer local qui se radicalise dans le quartier de l’Aiguille ». En l’espace de dix ans, nous étions donc passés d’actes de délinquance isolés commis par des individus extérieurs à une criminalité incrustée dans ce quartier.

24Un nouveau seuil est franchi quelques années plus tard quand la cité de l’Aiguille connaît plusieurs nuits de violence sur fond d’affrontements entre bandes en juin 2015. La presse locale a couvert abondamment ces événements au travers d’une série d’articles aux titres explicites :

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  • – « Vives tensions entre bandes rivales à la cité de l’Aiguille à Trèbes », L’Indépendant, 19 juin 2015 ;
  • – « C’est le feu à la cité de l’Aiguille », La Dépêche, 24 juin 2015 ;
  • – « Incidents et interpellations hier soir dans la cité de l’Aiguille », La Dépêche, 25 juin 2015 ;
  • – « Cité de l’Aiguille à Trèbes : nouveaux incidents cette nuit », L’Indépendant, 25 juin 2015.

26Intervenant pour mettre fin aux incendies et aux rixes, pompiers et policiers sont pris à partie par certains habitants du quartier. Devant la gravité des faits, une réunion a lieu le 26 juin 2015 en présence du maire, des bailleurs sociaux, du directeur départemental de la sécurité publique, du commandant de groupement de gendarmerie et du préfet de l’Aude avec comme objectif de « rétablir l’état de droit à l’Aiguille ». Il ne s’agissait plus là d’une délinquance importée ni d’un foyer en voie de durcissement mais selon les termes officiels, d’une situation telle que l’État de droit n’était plus respecté. Même si ce quartier n’est pas en proie en permanence à la violence, en l’espace de quinze ans, la dérive de ce quartier à taille humaine (six cents habitants répartis dans quelques petites barres d’immeuble et pavillons avoisinants) est saisissante. Signe supplémentaire de l’aggravation de la situation sécuritaire, le quartier de l’Aiguille allait faire l’objet d’une perquisition administrative dans la nuit du 27 novembre 2015. Dans la foulée des attentats du 13 novembre 2015 et de l’instauration de l’état d’urgence, les forces de sécurité procédèrent partout en France à de très nombreuses descentes sur des cibles potentiellement en lien avec la mouvance djihadiste. C’est dans ce cadre que plusieurs dizaines de gendarmes investirent notamment l’appartement d’un jeune couple trébéen dans un des immeubles de la cité, contribuant à ternir un peu plus la réputation du quartier le donnant à voir comme un foyer potentiel de radicalisation.

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Carte 2. – Concentration des incivilités et violences dans le quartier de l’Aiguille

Carte 2. – Concentration des incivilités et violences dans le quartier de l’Aiguille

Carte 2. – Concentration des incivilités et violences dans le quartier de l’Aiguille

28Des habitants du quartier de l’Aiguille sont par ailleurs épisodiquement mis en cause dans le cadre d’affaires de stupéfiants [10]. La situation géographique de Trèbes, à proximité de la frontière espagnole et de l’axe par lequel les go fast remontent du Maroc avec leurs cargaisons de résine de cannabis, favorise le trafic et l’approvisionnement. Pour compléter ce tableau, la forte concentration (certes à l’échelle d’une petite ville comme Trèbes) de la population issue de l’immigration dans le quartier de l’Aiguille contribue à marquer davantage l’image de la cité et à accentuer les clivages. La presse locale fait parfois état d’épisodes de tensions communautaires dans ce quartier. Ainsi, par exemple, en février 2016, une altercation débouchait sur une expédition punitive de personnes issues de la communauté des gens du voyage qui agressèrent puis renversèrent un habitant du quartier avec leur véhicule [11]. Deux ans plus tard, en avril dernier, L’Indépendant se faisait l’écho de tensions intercommunautaires entre jeunes Maghrébins de l’Aiguille et une famille croate de Montséjour, bâtiment situé à l’extrémité nord de l’Aiguille. L’altercation a nécessité le déploiement d’importants effectifs de gendarmes locaux et mobiles pour assurer la sécurité du quartier durant la nuit et éviter que les deux bandes en décousent [12].

Le FN prend racine

29C’est sur ce terreau local favorable que prospère le vote frontiste depuis les vingt dernières années. Comme on peut le voir sur le graphique suivant, le profil sociologique de la population trébéenne est marqué par une forte surreprésentation des catégories populaires (ouvriers et employés) qui pèsent pour près des deux tiers de la population active locale (contre 51 % en moyenne nationale).

30Or les sondages électoraux indiquent que ces catégories socioprofessionnelles constituent le principal réservoir électoral du FN. Mais cet avantage structurel est contrebalancé par le fait que la population de Trèbes est nettement plus âgée que la population française (39 % de 65 ans et plus au sein de la population de 18 ans et plus à Trèbes contre seulement 28 % au plan national) et l’on sait que les seniors sont l’un des groupes sociodémographiques les plus réfractaires au vote lepeniste. Si la sociologie locale a sans doute une influence dans les performances enregistrées par le FN à Trèbes, les deux effets contradictoires (surreprésentation des catégories populaires et des retraités) se contrebalancent de sorte que le contexte local joue bien davantage. Ainsi, alors que le score du FN au premier tour de la présidentielle est passé au plan national de 15 % en 1995 et 21,5 % en 2017, la progression a été bien plus fulgurante à Trèbes puisque Marine Le Pen y a multiplié par deux le score de son père : 33,5 % contre 16,1 % vingt-deux ans plus tôt.

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Graphique 1. – La composition sociologique de la population active à Trèbes et au plan national

Graphique 1. – La composition sociologique de la population active à Trèbes et au plan national

Graphique 1. – La composition sociologique de la population active à Trèbes et au plan national

32L’ensemble du département de l’Aude a également enregistré une poussée frontiste mais le score de Trèbes (33,5 %) se situe au-dessus de l’étiage départemental (28,3 %), déjà élevé.

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Graphique 2. – Évolution du vote FN aux élections présidentielles à Trèbes

Graphique 2. – Évolution du vote FN aux élections présidentielles à Trèbes

Graphique 2. – Évolution du vote FN aux élections présidentielles à Trèbes

34La présence d’une personnalité incarnant et animant le FN, constitue un autre ingrédient de la forte audience frontiste dans la commune. Le FN y est ainsi représenté par un agriculteur d’une cinquantaine d’années, Christophe Barthès, qui se montre, à l’instar d’autres figures locales du mouvement, très actif et présent sur le terrain. Les éléments biographiques du cadre frontiste ne sont pas sans intérêt. Issu du côté paternel d’une longue lignée de viticulteurs du village, il hérite d’un fort ancrage local et un vaste réseau de sociabilité. Sa mère, Marie-Josèphe Barthès, est, quant à elle, une ancienne adjointe au maire divers droite qui rompit avec le maire de l’époque pour se présenter contre ce dernier lors des municipales de 2008. Le patronyme Barthès est donc bien connu, et le fils a pu bénéficier de la petite notabilité de sa mère. Celle-ci est par ailleurs pied-noir, ce qui n’est pas sans importance dans une région où les rapatriés et leurs descendants sont nombreux. La cause des pieds-noirs et le souvenir de l’Algérie française sont d’ailleurs, comme nous le verrons, méticuleusement cultivés par le représentant frontiste. Fort de cet ancrage et grâce à son travail militant, il fut en capacité de présenter une liste lors des élections municipales de 2014 en rassemblant quatorze femmes et quatorze hommes, ce qui n’était pas évident pour une commune de la taille de Trèbes. Ce maillage se fit notamment grâce à la distribution d’un questionnaire sur l’immigration pour lequel il enregistra une centaine de retours, ceci lui permettant d’étoffer son réseau de sympathisants. Dans une interview réalisée à l’époque [13], il revendiquait quarante-trois encartés sur la commune, soit un ratio élevé par rapport à la moyenne nationale. La densité de la présence militante et sympathisante frontiste se lit également dans d’autres indicateurs. Lors des municipales de 2014, le FN est parvenu, au plan national, à présenter 595 listes mais la plupart du temps dans des villes moyennes ou grandes, communes dont la taille permet de recruter assez facilement le quorum de colistiers requis. La présentation d’une liste dans des villages ou petites villes fut statistiquement plus rare. Si l’on classe en fonction de leur nombre d’habitants les 595 communes dans lesquelles une liste FN a été montée, Trèbes pointe à la 512e position. La commune audoise fait donc partie des plus petites communes ayant vu une liste frontiste se présenter, ce qui renseigne sur l’énergie déployée par le candidat ainsi que sur son ancrage local. Dans le même temps, au soir du premier tour, Trèbes se situait au 112e rang en termes de résultat enregistré. Avec près de 22 % des voix, Barthès se qualifiait pour le second tour, où il obtiendra 23 % de suffrages. Cette campagne des municipales fut assez animée avec pas moins de cinq listes en présence au premier tour (deux de gauche et deux de droite, plus celle du FN) et une triangulaire entre les deux listes de gauche et le FN au second. Si le contexte national et la compétition pour remplacer le maire sortant, qui ne se représentait pas, structurèrent les débats, la question de la sécurité fut présente tout comme celle de l’islam. Deux rumeurs circulèrent ainsi affirmant que le favori de gauche, Éric Menassi, avait l’intention de construire une mosquée à Trèbes et d’implanter un abattoir halal [14]. Que ce type de rumeur ait circulé dans la petite ville en dit long sur le climat régnant localement et sur la polarisation des esprits autour de ces enjeux. De manière assez classique, cette liste de gauche était ainsi accusée de faire du clientélisme en direction de la communauté musulmane et donc du quartier de l’Aiguille. Cet argumentaire est notamment nourri par le fait que le bureau de vote n° 4, qui correspond à ce quartier, est traditionnellement, et comme on l’observe pour de nombreuses cités populaires, celui où la gauche enregistre ses meilleurs résultats. Au second tour, la liste d’Éric Menassi y a de facto obtenu son meilleur score (43,4 % contre 39,3 % en moyenne). Son rival de gauche, Sébastien Ribéra, enregistra son résultat le plus élevé (41,6 % contre 37,4 % en moyenne) dans le bureau de vote n° 1, correspondant au vieux village de Trèbes. Dans la mesure où le second tour voyait s’affronter, outre le FN, deux listes d’obédience socialiste, la structuration des votes et les reports de voix n’ont pas tant répondu à une logique partisane qu’à l’influence de l’équation personnelle des deux favoris et à l’étendue de leurs réseaux et soutiens. Éric Ménassi, pouvait notamment s’appuyer sur son statut d’ancien dirigeant du Trèbes Football Club, dont le recrutement est, on l’a vu, assez « black-blanc-beur », quand Sébastien Ribéra, en tant que président du club de rugby de l’UST, a sans doute bénéficié de davantage de soutiens dans les vieilles familles trébéennes. Le fait qu’Éric Ménassi vire en tête à l’Aiguille et Ribéra dans le vieux village renvoie symboliquement à ce clivage sociologique.

35La liste du FN a, quant à elle, obtenu son meilleur score (26,1 %) dans le bureau de vote n° 3, correspondant à la partie pavillonnaire située au nord-est de la commune, et son moins bon résultat (20,3 %), dans le bureau de vote de l’Aiguille. Pour l’anecdote la permanence du FN est logée dans une vaste maison, située à l’entrée du cœur historique du village et donnant sur le pont qui enjambe l’Aude et qui mène au quartier de l’Aiguille, le local frontiste faisant l’objet de tags réguliers [15].

36Pour récompenser son travail militant et ses performances électorales, Barthès allait être nommé en 2015, secrétaire départemental de la fédération de l’Aude. Le cadre frontiste a continué à labourer en profondeur le terrain en multipliant les initiatives et les prises de position : soutenant les viticulteurs en difficulté ou dénonçant le niveau de la fiscalité. Mais c’est sur les thèmes de prédilection du FN que Barthès est le plus actif. À la suite de plusieurs agressions et cambriolages dans le vieux Trèbes en juin et juillet 2017, il organisa notamment une réunion publique et publia un communiqué. Le passage suivant est particulièrement symptomatique car il présente en condensé le credo frontiste : « Il est inadmissible que des “mamies” avouent avoir peur, dans un village qui pour la plupart les a vues naître et grandir, il est tout autant inadmissible que des comportements facilement identifiables pourrissent la vie d’une majorité d’habitants, en toute impunité. » On retrouve ainsi la figure de l’habitant de souche (la « mamy » qui est née et a grandi dans ce village), victime directe de l’insécurité ou d’un climat qui font qu’il se ressent progressivement étranger dans son propre quartier ou village mais aussi celle de la « minorité délinquante », qui, du fait de l’impuissance publique, a pris le contrôle du terrain et « pourrit » la vie de la majorité silencieuse. La dégradation progressive de la sécurité dans cette commune, dont nous avons retracé la chronologie depuis 2000, constitue un terreau fertile pour ce type de discours qui rencontre un écho grandissant à Trèbes. Parallèlement, la pression migratoire et l’islamisation (cf. la polémique sur la construction d’un abattoir halal et d’une mosquée) se trouvent également au cœur de l’argumentaire frontiste. Les évolutions démographiques qu’a connues Trèbes et sa région au cours des dernières décennies viennent alimenter ces représentations. C’est donc un univers de communautarisation très prononcée, portant en germe les ferments d’une guerre civile à venir qui se dessine en filigrane dans ce discours. Dans cette terre méditerranéenne qui a accueilli de nombreux pieds-noirs à partir de 1962 (une association pied-noir existe à Trèbes et rassemble une centaine d’adhérents), les références fréquentes au conflit algérien participent à l’élaboration de cet imaginaire. Ainsi, en mars 2017, Christophe Barthès publiait un communiqué de presse condamnant le choix du 19 mars, comme date commémorative de la fin de la guerre d’Algérie car écrivait-il : « Il faut savoir que le cessez-le-feu du 19 mars 1962, appliqué strictement par l’armée française et rompu unilatéralement dès le lendemain, par les dirigeants FLN, a marqué le début des massacres de 100 000 harkis sauvagement assassinés, de militaires et civils tués ou disparus et ce, jusqu’après l’indépendance de l’Algérie, le 5 juillet 1962. »

Conclusion

37Si ces souvenirs douloureux continuent de hanter l’esprit de bon nombre de nos concitoyens, c’est parce qu’ils résonnent d’une manière particulière avec l’actualité comme l’illustrent ces propos d’un restaurateur trébéen interrogé à la sortie de la messe à la mémoire des victimes de l’attentat de Trèbes : « Après chaque attentat, il y a toujours une messe avec cette promesse illusoire que cela n’arrivera plus. Doit-on encore y croire ? J’ai comme l’impression d’un malheureux déjà vu... Je serais tellement heureux que cette guerre non déclarée s’arrête enfin [16]. »

38Le cas de Trèbes nous montre que la menace djihadiste est venue se greffer sur une problématique qui travaille la société française sur un temps relativement long. On se souvient des premières émeutes des Minguettes au début des années 1980, qui avaient donné lieu aux premières politiques de la ville. Près de quarante ans après, à ces problématiques économiques, sociales et sécuritaires, toujours vivaces, se sont ajoutées celles du djihadisme et du communautarisme. Loin du discours consensuel sur le vivre-ensemble, un récent sondage de l’Ifop [17] révèle que seulement 7 % des Français pensent que les communautés et les classes sociales se fréquentent et se côtoient sans problème. 93 % estiment donc que la notion de vivre-ensemble ne s’applique pas ou plus à la société française ! Dans le détail, 48 % des sondés pensent que les différentes catégories sociales et communautés vivent séparées, mais sans tensions, tandis que 45 % jugent, de manière plus inquiétante, que les groupes sociaux ou communautaires vivent séparément, et que cela crée des tensions.

39Si les banlieues et les quartiers populaires sont perçus comme l’incarnation même de ce phénomène de fragmentation de la société française, les vastes cités du « 9-3 » ou des quartiers nord de Marseille ne sont pas les seuls territoires concernés. La dérive sociale, sécuritaire et communautaire des banlieues populaires est un phénomène que l’on retrouve sur tout le territoire national, y compris dans des petites communes de la taille de Trèbes, comme l’illustre l’évolution du quartier de l’Aiguille. De surcroît, depuis 2012 et les attentats commis par Mohamed Merah, dans certains de ces « territoires perdus de la République », la question déjà épineuse des banlieues ne se pose plus uniquement en termes de cohésion nationale mais bien également désormais en termes de sécurité nationale avec l’émergence d’une mouvance djihadiste dont certains des membres passent à l’action en frappant à l’aveugle en tout point du territoire. Ainsi, de par son histoire récente, Trèbes offre un aperçu saisissant des défis majeurs qui se présentent à la « France de demain ».

Notes

  • [1]
    Le 3e RPIMA a notamment été déployé dans le cadre de l’opération Serval pour combattre les djihadistes au Mali. Il est l’héritier du 3e Régiment de parachutistes coloniaux qui, sous le commandement du lieutenant-colonel Bigeard, s’est illustré en Indochine et Algérie.
  • [2]
    Le 12 mai, un jeune homme d’origine tchétchène poignardait plusieurs personnes dans le quartier de l’Opéra à Paris.
  • [3]
    Carcassonne est la préfecture de l’Aude et Trèbes est chef-lieu de canton.
  • [4]
    Avec Intermarché qui dispose d’environ 1 800 magasins en France.
  • [5]
    Pour plus de précisions sur la méthodologie employée, voir : J. Fourquet, N. Lebourg et S. Manternach, Perpignan, une ville avant le Front national ?, Fondation Jean Jaurès, Paris, 2014.
  • [6]
    Deux autres quartiers ou résidences, de taille beaucoup plus modeste, présentent également à la fois une très forte proportion de foyers vivant sous le seuil de pauvreté et un fort pourcentage d’inscrits sur les listes portant un prénom arabo-musulman (un peu moins d’un tiers dans les deux cas). Il s’agit du lotissement Rouvenac (rue des Alizés) et de la cité Les Bords d’Aude (rue Miramont). Ces données illustrent clairement la très forte surreprésentation des ménages d’origine maghrébine dans les catégories les plus modestes de la population. Mais l’on constate également via le dépouillement des listes électorales qu’à Trèbes, comme ailleurs, une part non négligeable de la population issue de cette immigration est engagée dans un parcours d’ascension sociale et réside dans des quartiers de classes moyennes.
  • [7]
    Il s’agit précisément d’une salle de prière au rez-de-chaussée d’une barre d’immeuble.
  • [8]
    Dans leur monographie de Lunel, petite ville du Gard très fortement communautarisée, Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon [2017] soulignent également un phénomène de ségrégation ethnoculturelle entre les différents clubs sportifs de la ville, un des clubs de football, l’US Lunel, ayant hérité du sobriquet évocateur de l’« US Barbus ».
  • [9]
    Quelques mois plus tard, en septembre 2000, la commune allait être endeuillée par la mort d’un restaurateur, poignardé par des jeunes à la suite d’une altercation. La mort de cet homme, figure locale du monde du rugby et propriétaire d’une pizzeria très fréquentée par les Trébéens suscita un choc important dans la commune. Voir « À Trèbes, hier dans la nuit, la rixe tourne au meurtre », La Dépêche du Midi, 4 septembre 2000.
  • [10]
    « Perquisition chez un Trébéen après l’interception d’un go-fast », L’Indépendant, 27 avril 2017.
  • [11]
    « Trèbes : expédition punitive au cœur de la cité de l’Aiguille », L’Indépendant, 3 février 2016.
  • [12]
    « Aude : tensions intercommunautaires à Trèbes », L’Indépendant, 2 avril 2018.
  • [13]
    « Trèbes. Municipales : la liste Front national est bouclée », La Dépêche, 7 novembre 2013.
  • [14]
    « Municipales : western au village à Trèbes », Le Monde, 27 mars 2014.
  • [15]
    Lors des dernières élections municipales, cette césure géographique se manifestait également dans la composition de la liste frontiste dont aucun des vingt-neuf membres n’était domicilié dans ce bureau de vote n° 4. Si la liste FN avait été constituée de manière à être représentative des différents quartiers de la ville, elle aurait dû compter cinq inscrits dans ce bureau de vote. Signe plus général d’une moindre intégration citoyenne de ce quartier, la liste du futur maire ne faisait guère mieux en affichant seulement deux colistiers habitant dans le quartier de l’Aiguille.
  • [16]
    « Attaques dans l’Aude : Trèbes se recueille en hommage aux victimes », Le Parisien, 26 mars 2018.
  • [17]
    Sondage pour l’association Le Rocher, réalisé en ligne du 14 au 15 mai 2018 auprès d’un échantillon national représentatif de 1 019 personnes.
Français

Le 23 mars 2018, après une accalmie de plusieurs mois, ont eu lieu les attentats de Carcassonne et Trèbes. Cette petite ville de province et son Super U, lieu de la prise d’otages qui, notamment, coûta la vie au lieutenant-colonel Beltrame, sont devenus les symboles de la diffusion de la menace terroriste sur l’ensemble du territoire métropolitain. Le fait que le terroriste vienne d’un « quartier sensible » de Carcassonne, renforce encore la représentation d’un djihad à dimension locale. Au-delà de ces événements tragiques, Trèbes est aussi traversé depuis le début des années 2000 par des tensions géopolitiques majeures liées à la montée de la délinquance et à la ségrégation ethnique et sociale qui caractérisent l’un de ses quartiers (cité de l’Aiguille) et que les excellents scores du FN (Marine Le Pen recueille 48,5 % des suffrages exprimés au second tour de l’élection présidentielle) mettent en lumière. Ainsi, à l’échelle d’une commune de moins de 5 000 habitants se trouvent posés des défis majeurs pour la France de demain.

  • Alidières B. (2006), Géopolitique de l’insécurité et du Front national, Armand Colin, Paris.
  • Décugis J.-M. et Leplongeon M. (2017), Le Chaudron français, Grasset, Paris.
  • Fourquet J. (2015), Karim vote à gauche et son voisin vote FN, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues.
  • Fourquet J., Lebourg N. et Manternach S. (2014), Perpignan, une ville avant le Front, Fondation Jean Jaurès, Paris.
Jérôme Fourquet
Directeur du Département opinion publique et stratégie d’entreprise de l’Ifop.
Sylvain Manternach
Géographe-cartographe.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 18/10/2018
https://doi.org/10.3917/her.170.0057
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