« Déjà sur son balcon la blanche JulietteParaît… et, se croyant seule jusques au jour,Confie à la nuit son amour.Roméo, palpitant d’une joie inquiète,Se découvre à Juliette,Et de son cœur les feux éclatent à leur tour. »
1 Tout commence donc par une incommunication. Au balcon, c’est parce que Juliette se croit seule qu’elle s’épanche et que surgit la plus grande histoire d’amour de tous les temps.
2 Roméo et Juliette sont une allégorie de l’Europe. Shakespeare situe leur histoire en Italie et puise son inspiration dans différents récits anglais et français, mais surtout dans celui rapporté par Ovide et repris dans le mythe gréco-romain de Pyrame et Thisbé.
3 Allégorie aussi d’une Europe qui inspire le monde. Ironie – magie ? – de l’histoire, parmi les mille créations engendrées resteront au-dessus de toutes le ballet (1935) de Sergueï Prokoviev, Russe né en Ukraine, et la comédie musicale (1961) de l’Américain Léonard Berstein. Un mythe donc pour les deux géants mondiaux du xxe siècle.
4 Allégorie enfin de cette Europe qui tâtonne et communique mal, mais avance. À l’origine, un mur ; politique lorsqu’il divise un continent, social lorsqu’il sépare deux familles, et toujours pensant rendre l’amour impossible.
5 Déjà, Pyrame et Thisbé soupiraient « Mur jaloux […], pourquoi servir d’obstacle à nos amours ? Que t’en coûterait-il de permettre à nos bras de s’unir […] ? Cependant, nous ne sommes pas ingrats ; c’est par toi, nous aimons à le reconnaître, que le langage de l’amour parvient à nos oreilles. » Le mur sépare, divise, mais aiguise la volonté d’union et l’entrain à communiquer, de part et d’autre. L’amour s’exprime grâce aux obstacles qu’il rencontre, devient visible quand il doit franchir les frontières et les séparations. Dès la scène du grand bal, Prokoviev imprime, par sa Danse des chevaliers, la dureté implacable, à la fois exigeante et créatrice, qui caractérisera l’union engendré.
6 Dominique Wolton nous dirait qu’il n’existe pas de communication parfaite, que seule l’incommunication permet d’échanger, de dialoguer, de négocier, bref, de communiquer. Le mythe absolu de Roméo et Juliette débute par cette incommunication, et tourne au drame du fait de l’acommunication. Les messages n’arrivent pas, les canaux sont obstrués ; bien qu’évident, l’amour est terrassé par le conflit, alors la guerre éclate et les protagonistes meurent.
7 Roméo et Juliette est l’image et l’histoire de notre continent. Celle de peuples qui ne peuvent s’aimer, de peuples que tout oppose et se livrent une guerre sans merci au fil des siècles. Celle de peuples qui se divisent et construisent des murs pour mieux s’oublier, mais dont certains continuent à communiquer au travers des barbelés et cherchent à s’unir et, osons, à s’aimer. L’Europe est faite de ces images puissantes, fruits d’une immense histoire, fruits des difficultés qu’elle a dû surmonter pour exister, de tous ces balcons et de tous ces murs, qui, infranchissables en apparence, ont en réalité permis aux peuples de s’exprimer et de se réunir.
Diana Weber et Jim Sohm dans le ballet Roméo et Juliette de Prokofiev chorégraphié par Michael Smuin pour le San Francisco Ballet, vers 1978

Diana Weber et Jim Sohm dans le ballet Roméo et Juliette de Prokofiev chorégraphié par Michael Smuin pour le San Francisco Ballet, vers 1978
8 À l’heure où nous pensions que le conflit entre les Jets et les Sharks pour régner sur un territoire était relégué dans la vieille histoire du xxe siècle, l’Europe vit en rupture et une situation géopolitique douloureuse. À la fin de la symphonie de Berlioz, harangués par Frère Laurent devant les deux cadavres, les Capulet et les Montaigu s’écrient : « Nous jurons tous d’éteindre enfin / Tous nos ressentiments, amis ! pour toujours ! » Berstein et ses co-auteurs décident eux de ne pas faire mourir Maria, la laissant seule, soudainement devenue femme mais bien désemparée. Où ira notre préférence ? Quelle suite et quelles perspectives donnerons-nous à la « plus grande aventure politique de tous les temps » ? Malgré les murs, malgré la douleur, quelle réalité voudrons-nous donner à la plus belle des histoires d’amour ?