La philosophie des Lumières, qui plaçait l’usage de la raison au centre du processus d’émancipation intellectuelle (Kant, 1784a), est tout entière dominée par une indéfectible foi en l’idée de perfectibilité humaine et, par conséquent, de progrès collectif. Cette vision progressiste de l’histoire, que la pensée téléologique de Hegel affirma dans bon nombre de ses œuvres, s’exprima aussi avec force chez Emmanuel Kant. Dans le système kantien, en effet, les relations interpersonnelles et interétatiques sont soumises à la « réalisation d’un plan caché de la nature » (Kant, 1784b, p. 83), à savoir une vaste évolution méliorative dont la finalité (sans doute inaccessible mais conçue comme un idéal vers lequel on doit tendre) n’est autre que la « paix perpétuelle » (Kant, 1795).
Le philosophe allemand n’a certes pas la naïveté de croire que la morale et la conscience du bien dictent seules une pacification graduelle des rapports humains, encadrés puis pérennisés, au fil des siècles, par des lois et institutions favorisant toujours davantage la concorde. Bien au contraire, les desseins égoïstes que poursuivent les individus, conjugués aux calculs rationnels qu’ils établissent, lui apparaissent comme la source principale d’une harmonisation croissante, chacun finissant par comprendre que la discorde dessert ses intérêts propres. Tel est le sens de la formule « insociable sociabilité de l’être », dont le tour oxymorique rend compte du paradoxe selon lequel la nature égocentrée et querelleuse des hommes, parce qu’elle fait peser sur eux le risque d’une destruction mutuelle, incite peu à peu ces derniers à réfréner leurs inclinations guerrières, à signer des traités limitatifs particuliers et, enfin, à nouer des alliances pérennes : « …