1 Sans aucune coercition externe ou interne, des États européens, au sortir de la deuxième guerre mondiale, ont décidé de lier leur quotidien, voire leur destin. L’Union européenne, en continuité avec les Communautés européennes, est un projet politique ambitieux, mais surtout unique dans l’histoire de l’humanité. Un rapide retour sur les débats qui ont ponctué les étapes de sa construction montre bien qu’il est difficile, voire illusoire, de vouloir chercher des origines ou des justifications « objectives » et indiscutables à cette confédération politique : les « racines », les histoires nationales ou régionales, se juxtaposent sans toujours s’articuler ; la naturalité des frontières ne résiste pas à l’analyse ; les langues et les cultures sont infiniment diverses ; les traditions, cultures et organisations politiques sont, à l’évidence, multiples. Réunir le supposé « continent européen » n’était, et n’est toujours, en rien une évidence. Il faut pour cela un « pourquoi » suffisamment solide et partagé, ou plutôt des « pourquoi » : une volonté de dialogue, de paix et de prospérité, puis, après la chute du mur de Berlin, un désir de « retour » en Europe des pays d’Europe centrale en particulier, et des affirmations identitaires qui ont plus besoin de confrontation et d’échanges que d’isolement.
2 Ainsi, un montage institutionnel et politique original a été mis en place, progressivement, par étapes, en un peu plus de 70 ans : selon les pays et les époques, par volontarisme ou mimétisme, ou bien les deux à la fois, à partir non pas d’un projet unique, mais de plusieurs, en parallèle et qui se retrouvent dans un espace institutionnel de convergence, l’Union européenne, imparfait et perfectible. Entre comme au sein de chaque État membre, les citoyens y adhèrent ou non, peuvent ne pas avoir la même envie d’Europe, leurs niveaux d’identification, d’adhésion et d’implication différant en fonction de leurs projets personnels ou collectifs ; et pourtant, ce montage tient, perdure et évolue.
3 C’est que le dialogue et la communication sont au centre de la réalisation du projet européen. L’échange et le partage l’étaient déjà lors de la mise en place du Conseil de l’Europe, organisation politique créée en 1949 pour fournir un cadre aux collaborations européennes, dans des domaines aussi variés que le politique, l’économique, la culture, le social, l’éducatif, le juridique, etc., et qui joue aujourd’hui un rôle plus fondamental qu’on ne le croit en matière de protection des droits humains. En 1963, une démarche du même ordre accompagne les efforts politiques de « réconciliation » entre la France et la République fédérale d’Allemagne, concrétisés par le traité de l’Élysée qui prévoit des coopérations institutionnelles et fait alors la promotion des jumelages, rencontres et échanges scolaires ou culturels. Aujourd’hui, loin d’être démodés, ils constituent la pierre angulaire de la récemment théorisée « diplomatie des régions », que l’Union européenne tente de prendre en considération pour articuler au mieux le dialogue entre grandes et petites échelles.
4 Aujourd’hui, l’Union européenne est une utopie réalisée pour certains, qui en défendent le projet, voire le trouvent insuffisant en termes d’intégration politique, et une quasi-dystopie pour d’autres, qui dénoncent des transferts de souveraineté jugés nuisibles pour les États membres et leurs citoyens. Élément remarquable, le montage institutionnel permet cohabitation et confrontation de ces positions. Comme aucune évidence ne s’impose, la construction européenne repose sur une négociation permanente, à 6, 10 ou 27 États membres, c’est-à-dire sur une conjugaison de différences pas toujours bien comprises, ni bien expliquées. Dans ce contexte, les situations d’incommunication sont autant de tentatives de poursuite d’un dialogue, avec des intercompréhensions imparfaites, des hésitations, des désaccords, voire des conflits. Ce sont ces confrontations particulières qui permettent de vivre et de construire ensemble.
5 Cette situation semble bien inévitable dans le cadre d’une pluralité d’opinions, d’options, d’analyses. Il n’est finalement pas étonnant qu’en période de crise, on puisse avoir l’impression que l’UE avance plus vite et plus solidairement… les crises sont, justement, des évidences qui s’imposent à tous et qui peuvent donner un contexte propice aux négociations. En tentant de résoudre les crises, le politique et l’institutionnel évoluent.
Incommunications, divergences, négociations… et pourtant l’Europe avance, réussit, et réagit !
6 Les réussites sont nombreuses : paix et stabilité depuis 70 ans au sein de l’Union ; un marché unique moteur économique ; des conditions pour le développement de mobilités ; un espace interne dont les frontières se sont virtualisées ; une monnaie unique pour une grande partie de la population européenne, non seulement plus pratique, mais aussi symbole d’une unité ; des droits et protections des Européens (droits fondamentaux, droit du numérique, droit des consommateurs, etc.) ; une politique ambitieuse d’aide humanitaire ; une Europe de la santé en évolution…
7 Dans d’autres domaines, la réussite n’est pas complète, ou ne viendra peut-être jamais, comme pour l’espace européen de la recherche et de l’enseignement supérieur, alors que des universités européennes se mettent en place. Erasmus a été un formidable levier incitatif, peut-être finalement plus pour développer les mobilités que pour rapprocher les établissements d’enseignement supérieur. Des générations d’Européens mobiles profitent désormais de leur citoyenneté européenne, une citoyenneté de complément qui ne se décline pas facilement en droits et devoirs pour la grande majorité d’entre eux. On peut encore évoquer la politique migratoire, l’Europe sociale, le Brexit, la situation aux frontières externes et la diplomatie européenne, encore en manque de reconnaissance, et, bien évidemment, la guerre en Ukraine. Il ne s’agit plus alors d’incommunications, mais d’acommunication, de rupture…
8 À l’occasion de la présidence française de l’Union européenne et de la célébration des 70 ans du Parlement européen, dont l’hémicycle en effervescence pourrait laisser croire à l’impossibilité de toute tentative de communication mais prouve qu’il n’en est rien, alors que la construction européenne est presque absente du débat public, en France comme au sein de bien d’autres pays membres, et que la guerre est revenue à notre porte, Hermès, la Revue lui dédie ce numéro, cinq ans après le numéro 77 consacré aux « incommunications européennes ».
9 Ce numéro-manifeste revient sur les réussites et les échecs, avec, grâce ou à cause des incommunications européennes. Les quatre parties réunissent près de cinquante textes, selon des thématiques articulées :
- « Démocratie et promotion des droits humains » analyse l’aspiration supposée partagée à poursuivre des objectifs fondamentaux, en particulier après les élargissements aux pays ayant connu des régimes totalitaires et qui nécessitent vigilance constante et implication permanente, alors que des « démocraties illibérales » s’installent au sein même de l’Union européenne, que beaucoup de citoyens se désintéressent de la construction communautaire et que les crises migratoires nous rappellent à nos devoirs.
- « Frontières et récits européens » montre comment les citoyens investissent, racontent et conçoivent leur Europe, différemment, comment des espaces, des expressions culturelles, des images, etc., sont une source de diversité et d’enrichissement infini, mais aussi d’incommunications, dans le quotidien des actes comme des paroles.
- Les « Réussites et échecs » sont souvent difficiles à déterminer, en considérant justement la variabilité des opinions et des attitudes. « Unis dans la diversité » : en matière économique, sportive, culturelle, éducative, ou encore, avec la crise de Covid-19, de la santé, les réalisations, les succès collectifs sont nombreux, plus ou moins reconnus, plus ou moins appréciés.
- Enfin, « Au-delà des incommunications : la guerre ». Toutes les crises ne mènent pas à une guerre, et une grande partie de l’Europe ne voulait pas y croire, et même si tous les Européens n’ont pas la même conception des « marges orientales », la guerre en Ukraine peut, doit renforcer encore la cohésion, l’adhésion aux valeurs, des efforts d’accompagnement pour tous les citoyens ; « nous avons su » ou bien « nous aurions su » ?