1 En ce jour de printemps du 5 avril 2021, notre collègue, le Pr. Marshall Sahlins de l’université de Chicago, est mort. Le « bonhomme » est parti [1], l’anthropologue a rejoint le panthéon des découvreurs de cultures. Faire l’hommage de Marshall Sahlins n’est pas aisé tant son apport à la science en général et à l’anthropologie en particulier est considérable. Des générations d’étudiants et d’enseignants sont redevables à Marshall Sahlins, des nuits blanches et passionnées passées à déchiffrer ses travaux pour enfin ressentir la surprise et la joie d’avoir saisi quelques moments de sa pensée originale à plus d’un titre : à propos de l’économie des sociétés traditionnelles [2], sur l’interprétation symbolique de la culture contre l’utilitarisme en vogue [3] ou encore sur la place de l’histoire dans les sociétés primitives [4], la communication interculturelle, etc. Son projet scientifique était d’étudier l’histoire des cultures et les modes de penser autochtones. Max Witynski, dans l’éloge funèbre paru dans le journal de l’université de Chicago, fait observer que Marshall Sahlins était un éminent anthropologue qui publiait abondamment et qui cumulait les prix et récompenses : « Sahlins est l’auteur de 19 livres et de plus de cent articles et essais. […] Il poursuivit une carrière brillante interrompue par un séjour de travail et de recherche de deux ans à Paris où il collabora avec Claude Lévi-Strauss [5]. »
2 Par son ouvrage sur l’économie primitive [6], Marshall Sahlins attisa mon intérêt pour les travaux sur le don et les échanges déjà analysés par l’anthropologue Marcel Mauss [7]. À contre-courant des idées reçues, Marshall Sahlins démontra que les sociétés primitives ne sont pas des sociétés de dénuement et de pauvreté mais des sociétés d’abondance dans lesquelles l’accumulation de biens n’est que le prétexte aux échanges afin de tisser des relations sociales apaisées : « Le don est Raison. C’est le triomphe de la rationalité humaine sur la déraison de la guerre [8]. » Il est certain qu’après cet ouvrage documenté, affichant à travers une analyse fine et rigoureuse dont l’humour n’est pas absent, Marshall Sahlins devint un compagnon d’études et un guide pour mes propres réflexions et travaux.
3 Les Occidentaux (et d’autres peuples) sont-ils mus par l’ordre culturel ou la raison utilitaire ? C’est la question que pose Marshall Sahlins avec beaucoup d’humour à travers une analyse fine des modes de consommation des animaux et de modes vestimentaires :
Un Indien des Plaines traditionnel ou un Hawaïen (sans parler d’un Hindou) serait stupéfait de voir que nous permettons aux chiens de mener une vie tranquille, protégée par les interdits les plus stricts quant à leur consommation. Ils parcourent les rues des plus grandes villes américaines selon leur bon plaisir, sortant leur maître en laisse et déposant leurs excréments à leur gré sur les trottoirs. […] En ce qui concerne les chevaux, les Américains ont quelque raison de soupçonner qu’ils sont comestibles. Le bruit court que les Français en mangent. Mais la seule évocation de ce fait suffit généralement à évoquer le sentiment totémique que les Français sont aux Américains ce que « les grenouilles » sont aux êtres humains [9].
5 Marshall Sahlins fait la démonstration qu’il n’y a pas d’ordre culturel sans ordre symbolique, comme il se plaît à le répéter : « Le singe ne fait pas de différence entre l’eau bénite et l’eau distillée. » Ainsi, tout système culturel est prépondérant à la raison utilitaire dans l’action, le sens se découvre dans l’action des catégories culturelles et symboliques.
6 Mais si j’étais enchanté par ces premiers ouvrages, je fus bouleversé par Des îles dans l’Histoire, le choc ! Ici Sahlins récidivait avec encore plus d’audace, de talent et de perspicacité en posant la question des contacts et communications interculturels, d’une part, et la question de l’Histoire pour les sociétés traditionnelles, de l’autre. Marshall Sahlins nous invite à découvrir la culture hawaïenne et ses mœurs, au cœur de laquelle « l’amour était le principe sociologique déterminant la forme (ou l’absence de forme) du groupe familial, et de la division du travail en son sein [10] ». Au cours de cette rencontre entre Hawaïens et Anglais, le capitaine Cook, incarnation du dieu Lono pour les Hawaïens, fut assassiné pour cause de ce que Marshall Sahlins décrit comme un « malentendu productif » (working misunderstanding), notion qu’il emprunte à l’anthropologue africaniste P. Bohannan, c’est-à-dire le résultat de la rencontre de différentes conceptions de l’histoire à travers la rencontre de plusieurs (ici deux) systèmes culturels et symboliques. Les acteurs en présence lors d’un évènement, ici la rencontre Hawaïens-Anglais, mobilisent les conceptions culturelles et les significations d’un ordre culturel et symbolique auquel ils réfèrent afin de réinterpréter la communication sociale dans ses multiples aspects : « Le capitaine Cook arrive tel un dieu ancestral pour les prêtres hawaïens, plutôt tel un guerrier divin pour les chefs, et à l’évidence comme quelque chose d’autre et de moindre pour le commun des mortels. […] La communication sociale constitue autant un risque empirique qu’une référence au monde [11]. »
7 Cette relation entre Structure et Histoire renouvelle les approches scientifiques, notamment sur la communication interculturelle et sociale, en rendant certains évènements qui nous paraissaient obscurs soudain plus explicites, possibles : qu’il s’agisse par exemple, de rencontres avec des migrants, entre communautés religieuses, de ce qui est mobilisé pour construire l’Europe, de l’écriture de traités ou encore des mariages mixtes. La réflexion ouverte sur cette « indigénisation de la modernité », comme le montre dans un article remarquable Alain Babadzan [12], ne va pas sans poser de vifs débats scientifiques, entre universalisme et culturalisme, car parfois la structure échoue à englober l’évènement.
8 La modernité de Marshall Sahlins se concrétise aussi dans l’écriture de son récent ouvrage [13] à travers lequel il revisite l’Histoire occidentale et l’émergence des paradigmes scientifiques et communs auxquels nous nous référons à partir des notions Nature/Culture. « Au cours de ces dix ou vingt dernières années, l’enseignement connu sous le nom de “civilisation occidentale” a progressivement perdu de son importance dans le cursus des étudiants américains », l’objectif de cet ouvrage étant « d’accélérer ce processus en réduisant la “civi occidentale” à trois heures de lecture ».
9 Marshall Sahlins, c’est aussi l’humaniste qui inventa les teach-in en 1965, mouvement qui se répandit sur tous les campus américains afin de protester de manière non-violente contre la guerre au Vietnam et contre l’instrumentalisation de l’anthropologie dans la guerre. D’ailleurs, Georges Condominas, invité pour la Distinguished Lecture en 1972 devant l’Association américaine d’anthropologie, reprendra ces thématiques fortes lors d’un discours sans concession : « Éthique, Technique et Ethnologie [14] ». Marshall Sahlins ne manque pas « [de rappeler], dans une réponse ludique à Lévi-Strauss, que la vraie pensée sauvage est celle du capitalisme contemporain [15] ». En 2013, il démissionne de la National Academy of Sciences dans un geste de protestation contre l’élection du chercheur Napoleon Chagnon, qui « a fait beaucoup de mal aux communautés indigènes au sein desquelles il a effectué ses recherches [16] ». Marshall Sahlins marque ainsi son opposition au déterminisme génétique mais aussi aux dérives de l’Académie des sciences américaine vers la recherche militaire.
10 Par ses origines d’enfant de migrants, par ses amitiés et ses affinités intellectuelles, notamment en France avec Claude Lévi-Strauss et d’autres intellectuels tels que Roger Bastide et Georges Balandier, par ses travaux scientifiques originaux et par ses positions politiques, l’héritage de son œuvre est immense et la stature de Marshall Sahlins universelle.
Notes
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[1]
Pour un aperçu succinct de sa personnalité, voir Marshall Sahlins en entretien : « Marshall Sahlins : Anthropology », Chicago Humanities Festival, 26 octobre 2014, en ligne sur <www.youtube.com/watch?v=O0S0jN1wb3Q>.
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[2]
Sahlins M., Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1976.
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[3]
Sahlins M., Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Paris, Gallimard, 1980.
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[4]
Sahlins M., Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard/Études du Seuil, 1989.
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[5]
Witynski M., « Marshall D. Sahlins, titanofanthropology, 1930-2021 », UChicago News, 12 avril 2021, en ligne sur <https://news.uchicago.edu/story/marshall-d-sahlins-titan-anthropology-1930-2021>.
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[6]
Sahlins M., op. cit., 1976.
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[7]
Mauss M., Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950. Sur le don, voir aussi : Dufoulon S., El Methni M., « The Logic of the Gift. From Local Traditional Exchange to Modern Globalization », Sociological Problems (Социологически проблеми), n° 3-4, 2011, p. 271-286.
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[8]
Sahlins M., op. cit., 1976, p. 285.
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[9]
Sahlins M., Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle [1976], Paris, Gallimard, 1980, p. 217.
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[10]
Sahlins M., op. cit., 1989, p. 27.
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[11]
Sahlins M., op. cit., 1989, p. 10.
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[12]
Voir à ce sujet Babadzan A., « L’“indigénisation de la modernité” », L’Homme, n° 190, 2009, en ligne sur <doi.org/10.4000/lhomme.22118> et Chevalier S., « De la modernité du projet anthropologique : Marshall Sahlins, l’histoire dialectique et la raison culturelle », ethnographiques.org, n° 8, 2005, en ligne sur <www.ethnographiques.org/2005/Chevalier.html>.
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[13]
Sahlins M., La nature humaine : une illusion occidentale, éditions de l’Éclat, 2009, en ligne sur <https://download.tuxfamily.org/defi/pdf/La%20Nature%20humaine%3A%20une%20illusion%20occidentale.pdf>.
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[14]
Condominas G., L’Espace social. À propos de l’Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion, 1980, p. 95.
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[15]
Marongiu J.-B., « L’équipée sauvage », Libération, 1er février 2007.
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[16]
Price David, « The Destruction of Conscience in the National Academy of Sciences », Counterpart, 26 février 2013, en ligne sur <www.counterpunch.org/2013/02/26/the-destruction-of-conscience-in-national-academy-of-sciences/>.