1 Nous le connaissons réalisateur : Bertrand Tavernier met en scène 24 longs métrages de fiction entre 1964 et 2013. Il signe quatre documentaires diffusés en salle entre 1983 et 2016. Il réalise six films pour la télévision entre 1982 et 2017 dont un documentaire et une série documentaire adaptée de son long métrage éponyme Voyage à travers le cinéma français. Nous l’avons certainement vu crédité au générique comme scénariste. Il officie certes pour ses propres fictions et adaptations, mais écrit aussi pour d’autres réalisateurs comme Riccardo Freda en 1967 (Coplan ouvre le feu à Mexico), Jean Leduc pour le film Capitaine Singrid (1968), Bernard Favre en 1983 pour La Trace, Fredi M. Murer en 1991 (Der grüne Berg), José Giovanni en 2001 (Mon père, il m’a sauvé la vie), Jean-Baptiste Grand Jouan en 2008 (Lucifer et moi). Nous le connaissons aussi producteur. Nous lui devons huit productions audiovisuelles dont un recueil de courts métrages, Pas d’histoire en 2001. Bertrand Tavernier est également acteur. Il apparaît dans douze films comme silhouette ou comédien entre 1969 et 2017. Nous le savons peut-être un peu moins mais, suite à son travail auprès du producteur de la Nouvelle vague Georges de Beauregard, il a également exercé le métier d’attaché de presse et promeut notamment les films de Jean-Luc Godard et de Stanley Kubrick [1]. En plus d’écrire, de faire des films ou de les accompagner pour leur diffusion, Bertrand Tavernier est critique de film notamment pour les revues Positif et Les Cahiers du cinéma, mais aussi essayiste et nous raconte les histoires du cinéma américain avec Jean-Pierre Coursodon [2]. Curateur, œuvrant au sein d’institutions pour la préservation et la diffusion du cinéma, il est président de l’institut Lumière à Lyon depuis sa création en 1982, réélu pour son dernier mandat en 2019. En somme, travailler dans le cinéma chez lui n’a jamais été réductible au seul métier de réalisateur. Ce dernier a toujours été accompagné d’écrits sur le cinéma, de manifestations pour le célébrer, de documentaires pour en revisiter l’histoire, pour rendre visibles ses oubliés. Comme si, en plus de faire des films, le cinéaste se devait de compléter sa filmographie avec celles des autres, de ceux qui se retrouvent dans les siens ; comme si, en parallèle de tout acte de création se logeait la nécessité de faire retour, de temps à autre, sur ce qui lui a fait comprendre pourquoi et comment faire du cinéma. Ainsi, son dernier film, Voyage à travers le cinéma français (2016), s’inscrit dans la lignée de ses écrits. Il fait retour sur une histoire qui lui permet de redéfinir ce qu’il a fait toute sa vie – du cinéma – et de préciser encore un peu la tentative de réponse à une énigmatique question : non pas celle de Bazin, « Qu’est-ce que le cinéma [3] ? », mais plutôt : « Qu’est-ce qu’une histoire du cinéma ? » Il nous propose la réponse suivante : faire une histoire du cinéma, c’est en faire un récit subjectif. Tout à coup, dans cette réponse filmique, la subjectivité devient autre chose que la simple opinion, la simple réhabilitation, la simple déambulation dans un musée imaginaire. Elle devient une façon de parler concrètement de cinéma. À la fois dans la répétition – le fait de raconter encore une fois une histoire du cinéma – et dans le « je » – le fait d’en parler à la première personne du singulier –, le cinéma n’a jamais été aussi concret, aussi présent. Le décor révèle sa dramaturgie ; la musique, sa compréhension des enjeux du long métrage qu’elle habite ; le film, une entreprise collective. C’est à la fois sur cet ajout (encore une histoire) et sur la posture du narrateur (un récit à la première personne du singulier) que nous souhaitons faire retour.
2 « J’avais envie de parler de la manière dont j’avais découvert certains films, de ce qu’ils m’avaient apporté, des transformations que j’ai subies en les voyant [4]. » Revisiter l’histoire du cinéma par le prisme de la subjectivité résonne ainsi avec la philosophie de Stanley Cavell. Pour le philosophe, nos souvenirs de visions rendent sensible « la façon dont notre vie est aussi constituée de fragments de cinéma et dont nous l’orientons par rapport à ces moments de films, qui font partie de notre expérience exactement comme des rêves ou des moments réels qui nous hantent [5], [6] ». Le cinéma me propose un lieu où voir la vie des autres représentée à l’image m’aide à mieux comprendre la mienne. Cette vie, par écran interposé, m’aide aussi à mieux comprendre ce monde dans lequel je vis. Faire voir des films – que ce soit dans les expositions, les livres, les documentaires sur le cinéma –, c’est un peu faire voir le monde, nous montrer une certaine façon de l’habiter, de le comprendre. Dans son dernier long métrage, Bertrand Tavernier nous raconte comment, à travers le jeu d’un acteur (en l’occurrence celui de Jean Gabin), à travers la mise en scène d’un cinéaste (en l’occurrence celle de Jean Renoir), se retrouvent à l’écran les mouvements sociaux de l’époque qui agitent alors le plateau, ceux du Front Populaire. Dans les entretiens qu’il accorde aux différents médias à la sortie du film [7], le cinéaste revient sur la résonance entre le cinéma et l’Histoire. Un film donne toujours à sentir ce qu’une époque pouvait être, et ce, même quand la toile de fond du récit est différente du contexte du tournage. Et si cela a toujours été une évidence pour le cinéma américain [8], cela l’a beaucoup moins été pour le cinéma français, même s’il tient une place tout aussi importante dans le paysage cinématographique international : il n’est pas une année sans que des films y soient produits ; les festivals y sont plus nombreux qu’ailleurs ; son système de production est une exception. « La seconde moitié de ce premier siècle (de 1946 à nos jours) est définie par la mise en place et le perfectionnement constant d’un mode de production original – tutelle acceptée de l’État sur les structures privées et encadrement du marché – qui a été déterminant pour assurer cette continuité [9]. » Si ces représentations filmiques sont si nombreuses, elles valent la peine qu’on y fasse retour en nous imposant parfois quelques restitutions (les nouveaux films découverts et/ ou restaurés) ou destitutions (les positions hégémoniques trop longtemps détenues). Ainsi, chaque histoire est appelée à se défaire, à se penser autrement. À titre d’exemple, la politique des auteurs a pu empêcher un retour sur un certain cinéma qui a précédé La Nouvelle vague, retour que Bertrand Tavernier s’autorise en convoquant le cinéma de l’entre-deux-guerres et la place qu’il donne au récit dans ses films de fiction.
3 Dans ce voyage, il nous rappelle aussi une autre chose étrange et presque magique : en même temps que chaque film affirme sa qualité d’archive, il propose, malgré lui, une résonance extraordinaire avec d’autres contextes que le sien – ceux de celui qui le regarde. Si bien que sa richesse n’est pas uniquement contenue dans sa dimension artistique perceptible à travers les virtuosités de sa mise en scène, l’immense qualité de jeu de ses acteurs ou l’actualité de son sujet. Tout à coup, apparaît un type d’appréciation esthétique qui ne peut être que singulier à travers l’extraordinaire capacité du film à être réinvesti dans le présent de son spectateur, et ce malgré son ancrage dans le passé. Comme si la contemporanéité de son visionnage réactualisait à chaque fois les questions qu’il nous pose dans un double mouvement contradictoire : un ancrage aussi fort qu’une capacité à s’en extraire. Voilà un nouveau critère de sélection pour les films présents dans ce documentaire et, de fait, dans l’histoire du cinéma français. Cette présence soulève, avec celle de la sélection, une autre grande question : si les résonances peuvent être figées et actuelles, comment cette actualité du film se manifeste-t-elle ? Peut-être que ma rencontre décontextualisée avec le film se lie à l’attention que je porte aux images, aux sons, aux compositions. Peut-être que cette attention se doit d’être singulière précisément parce qu’elle est mouvement. Ainsi, de position singulière en position singulière, s’écrit l’histoire du cinéma, une histoire infinie visitant pour chacune de ses écritures des positions sensibles uniques de visionnage et d’écoute. Celle de Bertrand Tavernier est capable de faire apparaître la puissance de la musique et, avec elle, la singularité d’une écriture plaçant l’instrument soliste au cœur de la composition, défiant le recours systématique à l’orchestre symphonique. Tout à coup, se revendique dans le récit subjectivé un pas de côté qui parfois déloge les hiérarchies établies pour en proposer d’autres : le talent du cinéaste est mis à égalité de valeur avec celui du compositeur, le contrepoint musical est perçu avec autant de force qu’un enjeu dramatique. Peut-être est-ce ainsi que le cinéaste nous révèle la visée politique de son cinéma. Chaque récit de l’histoire du cinéma m’aide à voir autrement, à voir autre chose, à défier les hiérarchies dont les films qui lui appartiennent sont tributaires.
4 Toutes les histoires dépendent de classements imposés, de batailles à mener pour les relativiser. En déplaçant les étiquettes, d’autres enjeux apparaissent pour les films et d’autres possibilités d’articulation avec le monde dans lequel ils sont vus font leur entrée. Ce sont ces séries de transgressions que l’histoire individuelle met en avant. Si bien que si une histoire supplémentaire est possible, elle mobilise forcément une série de déplacements : dans l’histoire sociale et les résonances que le film entretient avec le contexte de sa réception (l’écho de certaines répliques par exemple), à travers les sensibilités esthétiques et l’affirmation de positions fortes jusque-là imperceptibles et que l’on ne peut plus ne pas voir (le refus d’une musique de soutien : refus du soutien émotif des affects des personnages, refus du soutien narratif qui prolonge dans la musique les sons du paysage sonore du film comme principe esthétique de la composition, refus manifestes chez Maurice Jaubert, par exemple), dans une série de renversements hiérarchiques (considération d’une histoire du cinéma à travers l’importance accordée à la musique). Il s’agit d’une histoire révélée par les puissances performatives de l’image, une image qui modifie, intervient, agit sur son référent, sur son spectateur, sur son environnement. Faire ce voyage dans l’histoire du cinéma français avec Bertrand Tavernier, c’est se rendre enfin sensible à ce qui, en dehors d’une simple suite de dates, de mouvements, de noms, de géographies peut faire histoire et nous libérer un peu « des circuits de légitimation [10] » que nous connaissons.
Notes
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[1]
Il revient sur cette expérience dans un entretien. Ferrari J.-C., « Quand j’ai commencé comme attaché de presse… », Revue des Deux Mondes, 2006, en ligne sur <www.jstor.org/stable/44194089>, page consultée le 11 juillet 2021.
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[2]
Coursodon J.-P., Tavernier B., 30 ans de cinéma américain, Paris, éditions C.I.B., 1970 et 50 ans de cinéma américain, Paris, éditions Nathan, 1991.
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[3]
Titre du recueil d’articles écrits par André Bazin publié initialement en quatre tomes entre 1958 et 1962, rassemblés par les éditions du Cerf en un seul livre publié en 1972.
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[4]
Entretiens « Bertrand Tavernier, Director of “Voyage à travers le cinéma français” », Festival de Cannes/Vivendi, 2016, en ligne sur <www.dailymotion.com/video/x4yzejv>, page consultée le 12 juillet 2021.
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[5]
Laugier S., « Chroniques philosophiques, notre vie en série », Libération, 22 mai 2015, en ligne sur <www.liberation.fr/chroniques/2015/05/22/notre-vie-en-series_1314756/>, page consultée le 12 juillet 2021.
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[6]
Voir à ce sujet Cavell S., La Projection du monde, réflexions sur l’ontologie du cinéma [1999], Paris, Vrin, 2019 ainsi que Si je l’avais su… Mémoires, Paris, éditions du Cerf, coll. « Passages », 2014 ; Ogien A., Laugier S., Antidémocratie, Paris, La Découverte, coll. « Les Cahiers libres », 2017.
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[7]
Voir la présentation du film donnée à la Cinémathèque suisse, 21 mars 2017, en ligne sur <www.youtube.com/watch?v=ggNHezdk924>, page consultée le 10 juin 2021.
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[8]
Voir à ce sujet les écrits de Jean-Baptiste Thoret, notamment : avec Moussaron J.-P. (dir.), Why Not ? Sur le cinéma américain, Aix-en-Provence, Rouge Profond, 2003 ; 26 secondes : L’Amérique éclaboussée. L’assassinat de JFK et le cinéma américain, Rouge Profond, 2003 ; Le Cinéma américain des années 70, Cahiers du cinéma, 2006 ; avec Benoliel B., Road Movie, USA, éditions Hoëbeke, 2011. Il réalise en 2016 le documentaire En ligne de mire, comment filmer la guerre ?, diffusé le 28 mars 2016, dans lequel figure un entretien avec Bertrand Tavernier.
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[9]
Jeancolas J.-P., Histoire du cinéma français, Paris, Nathan Université, coll. « Cinéma 128 », 1992, p. 5.
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[10]
Brenez N., Manifestation. Écrits politiques sur le cinéma et autres arts filmiques, Paris, De l’incidence éditeur, 2019, p. 16.