1 Tout commence par cette offre sur les réseaux sociaux où des étudiants d’un Lycée français s’échangent des bons plans. Une étudiante fraîchement rentrée du Népal, où elle vient de passer six mois comme bénévole, fait la promotion d’une association humanitaire. Sans aucune hésitation, tous acceptent d’être mis en relation avec l’association. C’est à ce titre qu’avec un étudiant en médecine je décide également de partir au bout du monde pour une mission humanitaire. Militants tous deux depuis des années en France dans différentes associations qui œuvrent dans le social, nous avons voulu prolonger notre engagement à l’international et voir comment être utiles sur le terrain dans un pays ravagé par des tremblements de terre avec une population confrontée aux problèmes d’accès à l’eau, à l’éducation, à l’alimentation et à la santé. Nous voulions ensemble relever ces défis mais cette expérience était loin de ce que nous imaginions vivre.
2 Je souhaite à travers ce témoignage relater comment certaines associations humanitaires se détournent de leur mission principale.
3 Ceux qui n’ont pas la chance d’être parrainés doivent faire acte de candidature directement via le site internet. Tout de suite, le ton est donné : on ne recherche pas des bénévoles mais des « candidats ». Le choix du vocabulaire utilisé est inattendu pour une association humanitaire. J’ai mis cela sur le compte de la maladresse. En plus du CV, j’ai dû préciser mes compétences dans les domaines suivants : l’industrie de construction, les énergies renouvelables, l’enseignement en anglais, l’enseignement en bureautique, les métiers de la santé, la communication et les médias sociaux, l’organisation d’évènements permettant de lever de fonds. C’est le sésame pour poursuivre le processus de recrutement. J’ai aussi dû passer deux entretiens ! Et surprise : lors de ceux-ci, on ne m’a interrogée à aucun moment sur mes expériences militantes passées, sur ma vision de l’humanitaire ou sur les motifs de mon engagement. La responsable du recrutement, accompagnée d’un dirigeant de l’association, ne m’a questionnée que sur mes compétences. Les doutes ont commencé à s’installer, mais n’ont pas remis en cause mon départ.
4 J’ai partagé mes doutes avec les autres bénévoles sur ce recrutement et sur cette durée d’engagement de six mois. Et pour cause : une fois sur place, je comprends mieux pourquoi les compétences étaient au cœur des entretiens. Dès le premier jour, nous entrons dans le vif du sujet avec une réunion avec la directrice de l’association locale. Je peux dire avec du recul que c’est un briefing comme il y en a dans les entreprises, avec les choses à faire, les horaires à respecter. On signe un document, comme un contrat de travail. Nous étions sept bénévoles sur la même période. Chaque bénévole a des missions spécifiques. Au quotidien, nous devions assurer la gestion des partenariats locaux, l’organisation d’évènements, l’accueil de la garderie, le plan nutrition… L’étudiant de médecine a géré l’aspect santé et prévention des enfants et des familles. L’étudiant d’une grande école d’ingénieurs a suivi la construction du futur centre de l’association (bâtiment passif). L’étudiante d’école de commerce avait pour mission la communication de l’association, la gestion du site internet, la gestion des réseaux sociaux, la recherche de parrainages et la collecte de fonds.
5 Le constat est sans appel : si nous sommes là, c’est uniquement pour nos compétences. Quand arrive le terme de ma mission, j’ai un entretien avec les dirigeants. Je dois évoquer les points forts, les points faibles et les pistes d’amélioration de l’association. Là encore, surprise ! on ne parle pas des enfants, des familles et de leurs besoins. Les dirigeants souhaitent surtout savoir si je peux leur recommander des contacts.
6 Je quitte cette mission avec le goût amer d’avoir été instrumentalisée. Sentiment partagé par tous les bénévoles. D’ailleurs, je me garde bien de donner mes contacts ou celui de l’association. Peut-être dans le souci de ne pas participer plus à la parodie. Le recours de l’association aux pratiques managériales m’a rebutée jusqu’à m’amener à m’interroger sur le sens de mon action. Je m’étais engagée pour servir une cause juste, pour partager des moments conviviaux et je me retrouve malgré moi salariée sans rémunération à devoir respecter des horaires fixes six jours sur sept. C’est cette professionnalisation que je remets en cause, car sur place on ne peut pas nier l’importance de l’association et son rôle social.
7 J’ai le sentiment que notre action n’est pas humanitaire mais économique, et que nous ne sommes pas dans une association mais dans une entreprise. Ce ne sont clairement pas les raisons de notre engagement qui importent mais notre capacité à nous intégrer, manager et professionnaliser l’association, comme des employés modèles d’une entreprise. Et mon vécu sur le terrain vient confirmer mes interrogations de départ. En effet, l’association use de son image humanitaire pour récolter des dons et recruter des bénévoles en les utilisant pour combler les lacunes des salariés locaux. Ce qui complexifie la gouvernance de l’association et les relations entre bénévoles et salariés. À mon sens, l’association s’éloigne de sa mission principale. Et cette volonté des dirigeants de vouloir à tout prix se professionnaliser la détourne de sa finalité première. Pourquoi sommes-nous ici, pour qui œuvrons-nous ? Nous, bénévoles, en oublions que nous sommes au service de la population et non pas au service des dirigeants de l’association ou des gouvernants locaux.
8 J’ai essayé de comprendre, de justifier le positionnement ambigu de l’association. Cela peut s’expliquer par le déficit de compétences des salariés locaux. Nous avons tous constaté qu’ils sont peu ou pas qualifiés. Les dirigeants de l’association nous demandent de leur transmettre les « bonnes pratiques » pour leur permettre de monter en compétences. Je suis stupéfaite : comme si, sans ces pratiques, l’association ne pouvait pas être efficace. De plus, l’association a à l’évidence peu de moyens, dépendant financièrement uniquement des dons de particuliers ou d’entreprises. En parallèle, j’ai été frappée par les besoins humanitaires qui explosent. Enfin, l’association est confrontée à diverses contraintes et notamment à une concurrence associative très forte. Je comprends mieux les raisons d’axer sa stratégie sur un bon recrutement, sur une « gestion RH » copiée sur le privé et sur le marketing. C’est l’humanitaire version start-up. C’est tout le paradoxe auquel je n’étais pas préparée, se sentir utile, servir une cause, changer la vie de gamins, améliorer leur quotidien, leur donner accès à l’éducation, à la santé, partager des moments inoubliables, des sourires, des fous rires et des larmes, tout en utilisant des pratiques managériales loin du monde humanitaire. Ce retour d’expérience veut enseigner que certaines associations ne sont plus du tout à la recherche de militants défendant des causes humanitaires, mais à la recherche de « candidats-bénévoles » compétents, aux qualifications spécifiques. Cette dérive managériale peut correspondre à certains profils qui ont vécu cette expérience comme une opportunité à saisir pour booster leur CV. Elle convient aussi aux gouvernants locaux qui laissent la gestion de la misère aux associations.
9 Mais pour moi elle est révélatrice d’une professionnalisation qui remet en cause l’essence même d’une association humanitaire.