1 Après mon diplôme d’architecte et une spécialisation sur la construction en bois, j’ai travaillé pour Médecins sans frontières, la Croix-Rouge, Caritas, le gouvernement suisse, mais aussi pour des petites ONG moins connues et des associations locales. Je suis resté trois ans au Liberia, un pays qui sortait exsangue de vingt-trois ans de guerre civile, ainsi que sur les terrains post-sismiques (Pakistan en 2005 et Haïti en 2010), puis au Tadjikistan pour tenter d’anticiper le prochain séisme majeur (trois années de présence cumulée également).
2 Après quelques missions de mise en train à construire des dispensaires et des hôpitaux (Panama, Afghanistan…), j’ai mis à profit mon expérience dans la construction bois pour participer au développement de techniques parasismiques vernaculaires. C’étaient là les plus exaltantes des missions auxquelles j’ai participé, puisqu’il s’agissait d’étudier les techniques traditionnelles pertinentes (plus efficaces car plus adaptées, bien souvent, que les techniques modernes), de les faire valider par des universités et des ingénieurs internationaux, puis de les faire appliquer, si possible par des « anciens ». Ainsi, je me suis retrouvé formateur, puis formateur de formateur et rédacteur de manuels de formateurs de formateurs, etc.
3 Même si je m’en suis finalement lassé, j’estime que ces missions avaient du sens : d’une part nous activions des savoir-faire locaux et ancestraux bien adaptés aux situations affrontées, et d’autre part confortions des anciens artisans, des humbles, des ouvriers habiles généralement négligés au nom du progrès qui prétend tout améliorer.
4 Ces missions, avec leur succès relatif, m’ont forcé à vivre au cœur du « monde » humanitaire, jusqu’à la nausée, avec ses « kat-kat », ses soirées de décompression dans le seul hôtel de luxe du coin, ses petites histoires de sexe… Très tôt, je me suis interrogé sur notre présence (nous, les Occidentaux), sur le bien-fondé de nos actions, nos motivations, mais aussi sur celles des organisations que nous servions, des médias et des donateurs. Il est bon, il est sain, il est même glorieux et noble de panser, ou de tenter de panser les misères du monde. Il y a dans cette tentative la grandeur de ces luttes désespérées qu’affectionnait Albert Camus. On ne peut reprocher cela au « monde » humanitaire.
5 Mais au final le coup ne porte pas. Les causes sont trop lointaines, trop abstraites, trop dissociées de ces conséquences que l’on tente modestement – ou pas, justement – de pallier. Contrairement à ce que croient – ou veulent croire – les « humanitaires », la misère ne résulte pas d’un manque de compétence, de volonté ou de motivation, elle ne vient pas non plus d’une incapacité quelconque, d’une infirmité ou d’un « infantilisme », comme le pensent beaucoup, plus ou moins consciemment. Il est bien prétentieux d’apporter des « solutions » – qui s’avèrent éternellement décevantes, car inappropriées. Il est bien prétentieux de croire savoir ce qu’il convient de faire et de prétendre l’enseigner. Il est bien prétentieux de penser faire « le bien », et plus encore sans respecter aucun cadre, aucune réglementation, aucune loi – car c’est bien ce qu’indique le sigle, un rien arrogant, d’ONG, organisation non gouvernementale. En d’autres termes : je ne rends de compte à personne. À personne ? À personne sinon à mes bailleurs – et leur propre agenda, plus ou moins occulte. À personne sinon à mes donateurs – et les médias qu’il faut flatter pour mendier un peu d’attention. À personne sinon à des politiciens de tous ordres et de toute obédience qui décident ce qui doit être fait, quand, où, et pourquoi. Bref, à personne sur place, mais à cent agendas allogènes contradictoires et pas toujours avouables.
6 Quelle liberté est plus illusoire que celles des prétendues ONG ?
7 Peut-on faire autre chose que panser la misère ? Y a-t-il une solution ? Peut-être. Mais si je prétendais la connaître, je rejoindrais les rangs déjà pléthoriques des messianistes dont je me méfie. S’il y a une solution, elle ne vient certainement pas de nous, elle ne vient certainement pas des ONG et consorts, elle ne vient certainement pas de l’Occident. Plus précisément, je gage que s’il y a une solution, elle ne nous fera certainement pas plaisir. En effet, si la misère résulte d’un crime, à qui profite-t-il ? Qui bénéficie d’une main-d’œuvre corvéable à merci et de ressources bradées – pour ne pas dire pillées ? Qui regrette l’indécent bon marché de nos voitures électriques ?
8 L’adage Cui bono ? de Cicéron peut-il être appliqué au monde humanitaire ? Il vaudrait mieux que non. Car alors, pourrions-nous encore nous regarder dans une glace sans malaise ?
9 Le 11 décembre 2021