1La disparition soudaine de Bernard Stiegler à l’été 2020 met un terme à un parcours original pour la philosophie, les sciences humaines et les sciences de l’information. Au-delà des aspects mouvementés de sa biographie et de ses responsabilités dans des institutions culturelles, il importe de replacer une pensée qui se déploie en interrogeant la division entre nature et culture et son impensé, le rôle de la technique [1].
2Dans le cadre de cet article nous voudrions souligner l’importance d’une œuvre à partir de sa progression qui mène de la technique à une pharmacologie positive. Dans un premier moment, nous reviendrons sur La Technique et le temps (1994) puis, dans un deuxième moment nous verrons comment, autour des années 2000, se formule une perspective organologique qui annonce une pensée du soin qui trouvera son aboutissement dans la publication de l’ouvrage collectif Bifurquer (2020).
Les trois temps de La Technique et le temps
3La Technique et le temps comprend trois tomes publiés entre 1994 et 2001. Nous allons retracer les lignes de force de la composition de cette œuvre majeure de Bernard Stiegler ; elle irrigue toute sa pensée. Bien sûr, notre présentation ne se veut pas exhaustive, mais une introduction à son noyau, son caractère générateur, son étymon.
L’épiphylogenèse et le changement d’époque
4La Technique et le temps (tome 1) est publié en 1994. Dans la première partie sont abordées la question de l’évolution technique puis celle de la relation entre anthropologie et technique. La question de la technique s’énonce comme question du temps dont l’effet est de produire un désajustement entre l’ethnique et le milieu. Contre l’anthropologie, il s’agit d’écouter Leroi-Gourhan pour sortir les sciences humaines qui font reposer l’invention de l’homme sur un oubli, voire une dénonciation, de la technique.
5Le concept d’épiphylogenèse va rendre possible une approche d’un temps propre à la technique : « Or, s’il est vrai qu’il n’y a de déjà-là que comme sédimentation épigénétique, ce n’est possible que parce que la transmission que permettent les sédiments est d’essence absolument technique : non vivante, rendu possible par matière organisée, quoique inorganique, qu’est toujours la trace, qu’il s’agisse d’outil ou d’écriture – disons d’organon en général [2] ».
6L’épiphylogenèse ouvre ainsi une voie originale pour une histoire révisée de la pensée et rend compte d’un troisième type de mémoire, après la mémoire génétique et la mémoire somatique. La mémoire épiphylogénétique marque une rupture en ce qu’elle s’inscrit dans l’outillage qui devient transmissible et accumulable. Par le biais de cette mémoire qualifiée également de « souvenir tertiaire », nous retrouvons l’homo faber que les sciences humaines avaient tendance à oublier.
7La seconde partie de l’ouvrage propose, associé à ce souvenir tertiaire, un nouveau concept, le « redoublement épokhal » à partir d’une relecture du mythe de Prométhée et d’Epiméthée. La condition instrumentale (le feu volé par Prométhée) apparaît comme un « déjà là ». La question de l’histoire ne peut donc se réduire à celle de l’être (Heidegger). L’oubli de l’être est investi par le temps qui reformule, avec des instruments, la question de la relation entre le « qui » (sujet) et le « quoi » (la technique) à partir d’un redoublement qui vient corriger le retard d’Epiméthée.
8Ce redoublement annonce à chaque fois un changement d’époque, où un faisceau de tendances techniques suspend les comportements qui forment la société. Approcher la technique comme question du temps, en lien avec le désajustement du milieu, pose la question de l’accès à la prothéticité par le « qui ». Cet accès déroute le partage entre l’empirique et le transcendantal dans le redoublement épokhal par la prise en compte de la technique.
9Un troisième mouvement vient clore le tome 1 ; il exprime un appel à une politique de la mémoire. L’avènement d’un nouveau régime de temporalité, le temps-lumière porté par les technologies de l’information, dans le changement d’époque qu’il contribue à organiser, appelle un constat : « La nécessité s’impose alors d’une politique de la mémoire qui ne saurait être qu’une pensée de la technique (de l’impensé, de l’immémorial) prenant en vue la réflexivité dont toute forme orthothétique est toujours porteuse, en tant qu’elle ne fait jamais que réfléchir l’originaire défaut d’origine, quelque incommensurable que puisse être une telle “réflexivité” (parce que non subjective [3]) ».
10La nécessité dont parle Bernard Stiegler impose la reconnaissance de la technique face à la réflexivité. L’évolution technique n’est cependant pas déterministe en dernier ressort, le concept de « redoublement épokhal » permet plutôt de penser son évolution depuis le défaut d’origine que représente la conscience du « qui » qui doit toujours faire avec le « quoi ». L’invention de l’homme porte alors la technique comme irrémédiablement liée au temps, ce qui annonce le développement d’une « économie de la mémoire » qui sera le thème majeur du tome 2.
La désorientation résultant du redoublement épokhal
11Le tome 2 de La Technique et le temps (1996), soustitré « la désorientation », présente cette dernière comme la difficulté d’une époque à accomplir le redoublement épokhal, l’accès à la prothéticité technique faisant obstacle à l’appropriation par le socius des programmes liée à la mémoire. Le besoin d’une politique de la mémoire est donc réaffirmé à partir d’un changement d’époque.
12Le premier chapitre commence par souligner les caractéristiques de « l’époque orthographique » pour montrer la transformation du contexte avec l’apparition du « temps réel » et ses effets. Le chapitre 2 revient sur la genèse de la désorientation comprise comme phénomène de déphasage, lié à un changement, dont la conséquence est la perte d’individuation dans une temporalisation qui bouleverse l’écriture des programmes.
13S’élabore ainsi l’opposition entre la défense d’une idiomaticité (comprise comme principe de différentiation) et la dynamique épiphylogénétique qui pose le problème de la « délégation du savoir dans l’automatisme [4] ». Bernard Stiegler prend alors la défense de l’idiotexte, comme une poursuite d’une individuation et de l’indétermination du savoir, face au danger d’une transformation du statut de la connaissance émergeant dans les programmes informatiques qui traduisent l’accomplissement de la tendance technique. Le redoublement épokhal se perfectionne dans une circularité qui distingue maintenant deux synthèses [5] : la première est « passive » et suspend tendanciellement l’efficience des couches anciennes de la mémoire ; la seconde est « active », elle implique une négociation par le « qui » de la tendance technique qu’incarne l’informatique.
14Dans le troisième chapitre, « L’industrialisation de la mémoire », une avancée significative s’opère autour de l’instruction du procès de la conception de la valeur, liée à l’information. La politique de la mémoire devant favoriser le redoublement épokhal dans la synthèse active, rencontre la « résistance d’un impératif économique. […] Comprendre la genèse des nouvelles identités différantes, ce sera d’abord comprendre comment apparaissent les nouveaux réseaux et ce qui les caractérise, permettant la libération du concept d’information comme marchandise [6] ».
15Cette résistance appelle une décision politique en relation avec la déterritorialisation, liée à une mondialisation portée par la vitesse des réseaux et la suspension de la calendarité ethnique. Ce constat conduit au besoin d’une « audacieuse politique publique [7] » qui doit permettre d’évaluer les critères du jugement politique et d’ouvrir la question du Droit.
16L’économie politique de la mémoire vient en préciser les contours, à partir d’un mouvement qui établit une relation entre la loi et la trace, où la question politique problématise la relation entre la mémoire industrielle et l’idiome. Le choix de la critériologie et du jugement débouche sur la question de l’invention, dont l’enjeu apparaît désormais comme le fruit d’une négociation entre le souvenir secondaire et le souvenir tertiaire, entre le vif et le mort.
17Dans le chapitre 4, « Objet temporel et finitude rétentionnelle », un dialogue avec Husserl sur les rétentions permet une critique des sciences cognitives par un élargissement du vécu égologique dans une prise en compte d’une différence technologique, dont nous verrons qu’elle conduit par la suite vers une écologie.
De la critique des industries culturelles à l’écologie de l’esprit en passant par Kant
18Le tome 3 de La Technique et le temps (2001), sous-titré « Le temps du cinéma est la question du mal-être », débute par la suspension historique des programmes anciens, pour aller vers une critique de la raison pure ; il s’agit de revisiter la pensée critique de Kant, plus exactement la question du schématisme, à partir d’une extériorisation technique des processus de production de schèmes. Par ce détour philosophique, la question du « mal-être » prend un relief nouveau. Le marché synchronise les consciences à partir d’une industrialisation « systématique de l’ensemble des dispositifs rétentionnels ; il en ressort que la confusion de la logistique et du symbole, c’est-à-dire leur intégration non critique, conduit à la pure et simple prolétarisation de l’esprit comme à une paupérisation de la culture [8] ». Cette position actualise la critique des industries culturelles et vient souligner les enjeux contemporains liés au redoublement épokhal. Le danger d’une perte d’individuation conduisant à une prolétarisation. Cette tendance annonce une disparition d’un avenir, au profit d’un simple devenir lié à l’exploitation des dispositifs rétentionnels métamorphosant la structure même du temps.
19Le chapitre deux opère un retour sur l’exploitation par les marchés de la mémoire dans l’hyperindustrialisation des dispositifs rétentionnels. Cette situation permet d’aborder l’analyse du flux de la conscience à partir du cinéma. Le cinéma de la conscience retrouve alors le schématisme industriel hollywoodien qui avait produit une nouvelle époque dominée par l’American way of life. Aujourd’hui, cependant le cœur des industries culturelles appelle pour Bernard Stiegler une formulation originale proprement liée à « l’économie politique de la conscience [9] » qui n’est plus dépendante du cinéma, mais aux technologies de l’information.
20Cette économie politique nécessite une relecture de la Critique de la raison pure (1787), et plus exactement des trois synthèses (d’appréhension, de reproduction et de recognition) de l’analytique transcendantale. Un reproche essentiel est adressé à Kant, lequel oublie que le moi est un milieu matériel de projection, où le schème et l’image ont partie liée à la technique. L’oubli kantien de la technique, largement reconduit dans la philosophie contemporaine, passe à côté du système épiphylogénétique qui remet en cause l’indépendance de la « conscience d’image » en la posant en dehors de souvenir tertiaire. C’est donc à partir d’une relecture de Kant que Bernard Stiegler souligne les limites de l’approche d’Adorno et Horkheimer. Les « industries de l’esprit », formulation actualisée des industries culturelles, favorisent la synchronisation des consciences. L’avenir des consciences est dépendant d’une perte d’individuation reliée à une tendance technologique, où s’affirme la paupérisation de la culture.
21L’actualisation de la critique, dans son dépassement kantien, se pose désormais dans l’horizon d’une « écologie de l’esprit », où le flux de la conscience toujours déjà pris dans le déjà du souvenir tertiaire doit être mis relation avec le socius. Cette nouvelle question est abordée dans le chapitre 3 : « Je et Nous, la politique américaine de l’adoption ». Cette direction de la critique débouche sur une écologie qui est aussi une « écologie industrielle [10] » reposant la question du temps et de la perte d’individuation. La question du temps est reformulée désormais à partir du concept d’adoption du « quoi » car la réflexion sur l’adoption d’un objet technique devient l’axe constituant des politiques publiques. C’est en permettant des choix relatifs aux technologies que la politique prépare une projection sur l’avenir, en apportant depuis le « nous » un passage commun qui offre un futur au « qui ».
22L’urgence des politiques publiques dans le domaine des technologies de l’information, qui surdéterminent l’ajustement entre le « je » et le « nous », implique une innovation pour contrecarrer la prolétarisation de l’esprit dans les institutions spécialisées dans la transmission et la production du savoir. Le chapitre 4, « Le malaise de nos établissements d’enseignement », pose la question du besoin des critères pour penser le statut de la connaissance. Ce défi relève d’une économie politique qui doit « Faire la différence », titre du chapitre 5, et aborder cette dernière comme une invention et comme une composition. Cette différence doit penser la critique, au-delà de l’opposition et de la réification, faire la différence devient l’objet d’une nouvelle critique pour cela, il faut reconsidérer le statut du savoir et avec lui les pratiques scientifiques. Le chapitre 6, « Technoscience et reproduction », clarifie les enjeux d’une économie politique de la mémoire et replace l’écologie de l’esprit dans un cadre élargi. Par là se trouve précisée la tâche à effectuer dans le redoublement épokhal.
23La suspension de l’époque, telle qu’elle est abordée dans ce chapitre, réside aussi maintenant dans le changement de statut de la science qui ne vise plus seulement à découvrir les lois de la nature, mais à fabriquer des artefacts. La critique de la technoscience, comprise dans le danger d’une destruction tendancielle du symbolique mais aussi dans une hyperreproductibilité conduisant à un élargissement du vivant, doit forger une politique de la technique qui rencontre une redéfinition du concept de nature [11].
De l’organologie à la pharmacologie
24Après l’écriture des trois tomes de La Technique et le Temps, œuvre qui restera inachevée, plusieurs axes se développent autour de l’hyperindustrialisation de la mémoire. Ils convergent à partir de l’étude des formes du capitalisme avancé relatives aux relations entre les artefacts, le sujet et les collectifs. Une telle démarche vise à faire reconnaître l’importance de la technologie pour la faire naître dans un âge de sa maturité.
La (re)composition d’une analyse critique
25Deux ouvrages, De la misère symbolique (2004, 2005) puis Mécréance et discrédit (2004, 2006a, 2006b) qui forment un ensemble de cinq volumes, proposent une réflexion sur les mécanismes psychologiques de destruction du narcissisme piloté par le marketing. Ces deux livres interrogent le devenir pulsionnel du capitalisme. L’époque hyperindustrielle est corrélée à l’épuisement idiomatique qu’organise le « on » par une hypersynchronisation des consciences. Le diagnostic global cherche à établir la nouvelle critique, postkantienne, dans le cadre d’une « organologie générale [12] » qui croise l’économie politique, l’économie symbolique et l’économie libidinale. Cette organologique repense les conditions de la transindividuation des technologies relationnelles. Cette organologie revient sur la composition des collectifs et sur le passage de la foule au peuple pour souligner l’importance de l’école comme matrice de la conscience. L’objet est donc d’organiser la recomposition réticulaire des circuits de la philia et la montée, parallèlement, « de la figure de l’amateur [13] ». Cette triple unité de l’organologie réactive un motif de l’agir chez les jeunes générations et veille à ce que ne s’instaure pas entre les générations un clivage qui produirait une lutte des âges
26En lien avec une « organologie générale », la critique se poursuit dans les trois tomes d’un ouvrage qui relie la croyance et crédit. Dans le tome 1, les démocraties industrielles sont analysées du point de vue d’une décadence du capitalisme. Dans le tome 2, sous-titré Les sociétés incontrôlables des individus désaffectés (2006), la formation d’une espérance politique se donne pour mission de stopper un processus de « désindividualisation psychique collective » qui a pour mission de replacer l’économie libidinale dans le cadre d’une économie générale « à l’époque où les technologies de l’esprit constituent la nouvelle question écologique [14] ». Dans le tome 3, L’esprit perdu du capitalisme (2006), le thème du passage aux limites est de nouveau abordé autour de « l’automatisation du surmoi », envisagée comme détournement de l’énergie libidinale dans une sublimation négative et régressive.
27La recomposition de l’analyse critique propose une lecture mêlant psychopathologie et sociopathologie. L’extension des pathologies conduit à la définition d’une lutte contre les effets du capitalisme qui ne se respecte plus lui-même. Pour ce faire, la loi du pharmakon, héritée de la lecture derridienne de Platon, devient la clé de l’articulation des trois dimensions (politique, symbolique, libidinale).
Le tournant du soin et le psychopouvoir
28Une nouvelle étape est franchie dans la pensée de Bernard Stiegler après la crise financière de 2008. Si elle reprend une formulation apparemment marxienne dans un court ouvrage [15], elle s’en éloigne sur le plan conceptuel pour revenir à une approche triple de l’économique, du symbolique et du libidinal. Dans cet enchaînement, il s’agit d’opposer la consistance à l’existence et de revenir à une positivité qui ne saurait se fonder ni sur un système d’opposition ni même sur l’autosuffisance d’un travail du négatif hégélien. Plusieurs ouvrages témoignent d’une transformation qui annonce le renforcement de la perspective pharmacologique.
29Si la crise financière renforce la dimension politique de l’orientation organologique. Prendre soin de la jeunesse et des générations (2008) vient en préciser la portée. Cet opus se déploie autour d’une approche « psychotechnique » qui répond à une conception critique déjà en œuvre du « psychopouvoir ». Le projet rejoint un programme pharmacologique dans lequel les thérapeutiques devront apporter des réponses à des problèmes sociétaux. D’abord, la destruction de l’appareil psychique juvénile autour d’une capture de l’attention par les rétentions tertiaires qui, progressivement, écartent du livre en rendant difficile la concentration. Ensuite, le « psycho-pouvoir » devient partie liée à une économie de l’attention qui cherche, par tous les moyens, à organiser des courts-circuits pour livrer du temps de cerveau aux annonceurs. Le projet d’une organologie s’apparente maintenant à une défense de l’intelligence et à une préservation de la sensibilité diachronique, enjeux véritables du redoublement épokhal, où la pharmacologie doit veiller aux différents circuits rétentionnels organisant le milieu.
30Deux ans plus tard, De la pharmacologie (2010) introduit dans les premiers chapitres la perte du sentiment d’exister à partir d’une pathogenèse du milieu qui touche l’esprit et l’anthropogenèse qui se manifeste par un désapprentissage menant à une prolétarisation relevant d’une automatisation généralisée. Aussi, il convient de prendre la mesure d’une approche pharmacologique des objets qui consiste à organiser une « déprolétarisation » des habitudes et routines organisées par les médiations informatiques. L’organisation d’un après l’intoxication dans le temps du redoublement épokhal permet une sortie d’une crise des existences qu’organise la grammatisation des comportements, où la consommation structure un malaise du soi. Le cerveau devient un enjeu qui n’échappe pas à l’esprit des choses, dont il convient de prendre soin dans une organologie qui doit préserver une écologie libidinale comprise comme maintien du désir, de son énergie et de l’attention devant la sollicitation permanente du marché. Il faut relier avec soin les appareils sociaux et les appareils psychiques dans une orientation psycho-socio-technique. Il s’agit de réinvestir dans une politique un savoir-vivre qui renforce l’énergie de l’existence face au nihilisme contemporain. Le milieu d’existence devient le lieu d’une économie libidinale revisitée, où la motivation oppose désir consistant et durabilité à un profit toxique guidant par l’automation les protentions. L’économie doit promouvoir et réguler aune pharmacologie positive s’opposant au capitalisme spéculatif et court-termiste.
31L’articulation des systèmes techniques et du système économique favorisera alors la levée d’une soumission aux principes d’un marketing, facteur d’incurie. L’approche pharmacologie fait évoluer la représentation du temps en ouvrant l’époque des « technologies transformationnelles » que l’économie politique doit pouvoir aborder pour définir des critères de sélection favorisant le contraire d’un mal-être dans les processus d’intériorisation individuelle et collective.
Penser et panser : la pharmacologie positive
32La relation entre le travail philosophique et la pharmacologie va finalement se préciser dans l’assonance Penser/Panser. Pas moins de deux ouvrages sont nécessaires pour en rendre compte. Qu’appelle-t-on panser 1 ? L’immense régression (2018) et Qu’appelle-t-on panser 2, La leçon de Greta Thunberg (2020).
33Dans le tome 1 de Qu’appelle-t-on panser ?, la période contemporaine se présente comme un passage ou une transition qui depuis l’apparition de la cybernétique s’ouvre sur l’ère de post-vérité et le monde de l’Anthropocène. Dans ce contexte, l’approche pharmacologie du mal devient néguanthropologie et l’écologie une ressource pour contrecarrer un nihilisme actif auquel va répondre un vouloir créateur pour favoriser un art de vivre. Pour sortir du déni de réalité que cache un capitalisme cognitif, il convient d’adopter une démarche du point de vue exosomatique [16] des exorganisme simple et complexe.
34Penser devient panser l’effroyable par une néguanthropologie qui conteste l’immense aplatissement du monde par les plis et le relief noétique de l’immensité du cosmos. La récursivité de l’information contient un potentiel de destruction qui tend à effacer l’avenir par un devenir qu’annoncent les flux d’information. La prise de conscience des risques ouvre une perspective qui s’en prend à la source d’une « nouvelle barbarie ».
35La question du mal se pose alors à nouveau frais dans la gestion automatique des relations entre rétention, protention et exosomatisation, où la différence vitale et noétique s’estompe. La transformation des exorganismes produit un bouclage de l’histoire (No Future) et l’avènement d’un malêtre. Tandis qu’une compréhension de la dynamique du néocapitalisme se comprend comme achèvement et totalisation des relations sous le contrôle de l’information. La pharmacologie se propose d’enrayer le mouvement de prolétarisation en prenant en compte l’importance des traces. Une grammatologie des datas préserve l’activité noétique d’une gestion accélérée des flux dans un mouvement d’algorithmisation.
36La technosphère devient ainsi chez Bernard Stiegler un enjeu planétaire, où le pouvoir réside dans la puissance de la synchronisation des comportements. L’Europe n’ayant pas pris la mesure du phénomène se trouve en difficulté devant l’avènement des exorganismes planétaires américains. De nouveaux monopoles, ceux du « smart capitalism », produisent des agencements, où l’hubris hyperindustriel s’oppose au développement des capabilités de chacun par une monopolisation des médiations.
37L’exosomatisation pose des problèmes de critères de sélection qui s’oppose à des questions traditionnelles de la justice, de la morale afin d’enrayer une montée de la bêtise nourrie par les flux d’information toujours plus rapides. L’enjeu demeure bien le risque de l’apparition d’un « homme sans qualité », après le roman de Robert Musil. L’approche par les valeurs mobilise Alfred James Lotka [17] pour aborder la question de l’improbable et l’organisation sociale : « Ce qui est appelé ainsi l’organisation sociale est une exosomatisation, et le requiert, pour penser l’entropie, d’une part, le concept d’entropie négative comme condition de l’organisation biologique, et, d’autre part, le concept néguantropique comme soin pris des organes exosomatiques de toutes échelles, et en tant que pharmaka » (Stiegler, 2018, p. 293)
38Pour ce faire, et contrevenir à la post-vérité, il faut concevoir des métabolismes exorganiques complexes supérieurs, pour sortir d’une désorientation où la trahison des élites accompagne une grégarisation d’un capitalisme sans responsabilité. Ce souci de fabriquer des exorganisme doit alimenter le processus de transindividuation et devenir une référence des choix collectifs. Cependant, une quatrième dimension de l’exosomatisation est à élaborer : « Dans l’absence d’époque qu’est l’ère post-véridique engendrée par la transformation de la biosphère en techno sphère, la quatrième dimension que génère le processus de transindividuation de référence fait défaut » (Stiegler, 2018, p. 366)
39C’est précisément ce défaut qui sera au centre du tome 2 (sous-titré, La leçon de Greta Thunberg) qui s’interroge sur l’au-delà de l’Anthropocène. L’adolescente suédoise est prise à témoin pour son courage et son discours vrai qui interroge les institutions et les générations antérieures, les mettant face à leurs responsabilités devant l’état de la Terre. Panser devient alors soigner les dangers des exorganismes complexes automatiques.
40La biosphère est en danger, l’immanent d’une possibilité apocalyptique appelle un sursaut qui va chercher dans la science des réponses à ce que certains nomment « l’effondrement ». Il convient de revenir sur le programme des Lumières et d’intégrer face au déterminisme de Newton l’épreuve de l’indéterminé à toutes les échelles de l’hypermatière [18].
41L’entropie comme possibilité d’un effondrement appelle une Anthropie, avec un A, qui rappelle aux hommes leur responsabilité dans cet état de fait venant alimenter un techno-capitalisme destructeur devenu une religion de la fin. Ce qui renvoie à l’histoire, à l’apocalypse et aux prophéties.
42Si la post-vérité occasionne un danger sans précédent, il faut revenir à la question : que produisons-nous ? Autrement dit à l’industrialisation soucieuse d’un faire qui se panse comme une exosomatisation des actes capables de stopper une mécroissance et de réhabiliter les savoirs vivre, être, désirer. Pour cela, il convient de « repenser » l’investissement et de lutter contre une augmentation du taux de production d’entropie.
43Cette orientation amène une critique du Capitalocène compris comme facteur d’accélération entropique de la production industrielle. Un redoublement épokhal positif doit permettre de prendre soin des différentes échelles pour revoir le calcul de risque et œuvrer à une urbanité déprolétarisée. La science doit réarticuler les localités pour panser une complexité qui favorise une noodiversité que les réseaux sociaux ont tendance à faire disparaître. La disparition des causes finales devant l’efficience destructrice de la croissance, comme la réduction de l’activité noétique à la computation, appelle une endosomatisation d’un principe de responsabilité et d’une justice mise en œuvre par les rétentions tertiaires.
44Face au désespoir pouvant s’immiscer dans la période se renforce le besoin d’une néguanthropologie compris comme anthropologie négative qui favorise l’invention et ne supprime pas les rêves car le nouveau surgit toujours dans l’après coup du toujours déjà-là afin de rendre possible la bifurcation d’une intelligence fabricatrice.
Conclusion : Bifurquer et contribuer
45L’ultime ouvrage de Bernard Stiegler est un collectif, une sorte de testament d’une œuvre inachevée.
46L’Anthropocène s’inscrit dans une crise plus vaste d’épuisement du modèle consumériste, pas seulement financier. L’Anthropocène complété, par le capitalocène, éclaire l’importance du principe d’entropie et demeure inapte à organiser avec soin une organologie générale. Devenu structurellement anthropique, lié aux activités humaines, le capitalisme s’autodétruit à vouloir contrôler des existences qui deviennent sans consistance. La reformulation de la critique dans sa positivité s’organise autour de plusieurs points : la production, le désir, la prolétarisation, les externalités et, enfin, les classes sociales.
47La sphère du travail, en relation avec l’automation, annonce une réorganisation nécessaire. La prolétarisation, elle, ne peut se réduire à celle des travailleurs manuels mais s’étend progressivement au travail intellectuel des classes intermédiaires. Le temps de la relation entre otium et negotium devrait se recomposer autour de l’invention d’un nouveau commerce en ne réduisant pas tout investissement au calculable. Pour cela, l’investissement doit croiser les flux financiers et les flux de libido, afin de produire des circuits longs de développement, en privilégiant les externalités positives. La composition des tendances positives du pharmakon doit favoriser un système de soins luttant contre la « déséconomie ». Face au diagnostic tragique, une bifurcation est nécessaire et une économie de la contribution est avancée [19]. Cette réponse peut faire émerger un milieu sociotechnique associé à une transindividuation. Contribuer se présente alors comme un nouvel agencement entre les rétentions grammatisées du souvenir tertiaire et le protentions d’investissement pouvant garantir un avenir dans un monde de plus en plus incertain. La contribution appelle une nouvelle époque de l’association qui reste à penser [20], elle engage une vision de l’économie à partir des rétentions tertiaires : « ce sont des questions de pharmacologie, pour lesquelles une économie de la contribution constitue la sociothérapie propre au stade contemporain de la grammatisation – son système de soin [21] ». La contribution devient ainsi le concept clés d’une « sociothérapie » qui complète la biopolitique foucaldienne.
Notes
-
[1]
Cet article prolonge un article antérieur publié dans Technologiques, La pharmacie de Bernard Stiegler, publié en 2013 chez Cécile Defaud, « Bernard Stiegler et l’avenir de la pensée critique, petite généalogie d’un chemin », p. 79-96
-
[2]
Stiegler, B., La Technique et le temps, Paris, Galilée, 1994, p. 151.
-
[3]
Ibid., p. 279.
-
[4]
Ibid., p. 96
-
[5]
Chez Husserl se trouvent également deux synthèses (active et passive), De la synthèse passive, Logique transcendantale et constitutions originaires, Grenoble, Millon, 1998
-
[6]
Ibid., p. 122.
-
[7]
Ibid., p. 128.
-
[8]
B. Stiegler, La Technique et le temps, T.3, Paris, Galilée, 2001, p. 21.
-
[9]
Ibid., p. 70.
-
[10]
Ibid., p. 134.
-
[11]
Ibid., p. 294.
-
[12]
B. Stiegler, La Misère symbolique, La catastrophe du sensible, t.2, Paris, Galilée, 2005, p. 227.
-
[13]
Ibid., p. 187.
-
[14]
B. Stiegler, Mécréance et discrédit, t. 2, Paris, Galilée, 2006, p. 172.
-
[15]
B. Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris, Galilée, 2009.
-
[16]
Stiegler reprend ici un concept à deux auteurs. Georgescu-Roegen dans sa biologie évolutive pense l’activité économique comme une continuation de l’évolution biologique par d’autres moyens, non plus endosomatiques mais exosomatiques. Chez Karl Popper, exosomatique qualifie un système produit par l’homme mais pourvu ensuite d’une vie indépendante.
-
[17]
Dans son essai, Elements of Physical Biology (1925), Lotka annonce une discipline nouvelle : la biologie physique. Il fonde son hypothèse sur les transformations cellulaires qui peuvent être interprétées comme des conversions d’énergie et être analysées par les lois de la thermodynamique.
-
[18]
« Parler d’hypermatériels et d’hypermatérialité, c’est rappeler que ce qui est en jeu aujourd’hui est la maîtrise de la matièreénergie dans ses moindres états et à toutes échelles, non la supposée immatérialité de l’information. », définition, site Ars Industrialis : <arsindustrialis.org/hypermatière>, page consultée le 14/09/2021.
-
[19]
Dans ce cadre, l’idée d’un revenu contributif est proposée. Cf. l’article « Économie contributive » (B. Stiegler et F. Cormerais), Dictionnaire des biens communs, Paris, Presses universitaires de France, p. 484-489.
-
[20]
Nous avions commercé à en poser quelques jalons dans « Innovation, valeur de la production et économie de la contribution » (2008), in Le Design de nos existences à l’époque de l’innovation ascendante, Paris, Mille et une nuits, p. 305-318.
-
[21]
B. Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris, Galilée, 2009, p. 99.