1Je l’ai toujours vu les cheveux plaqués avec une mèche qui lui barrait le front, le regard en éveil, l’air un peu triste ou désabusé, vêtu d’une éternelle chemise rouge. Il m’apprit qu’il portait ces chemises rouges en souvenir de Calder, dont c’était le principal vêtement et non pas à cause de Stendhal (auteur du Rouge et le Noir), de Théophile Gautier (et de son gilet rouge porté le soir de la première d’Hernani pour soutenir Hugo) ou des Mouchoirs rouges de Cholet… Très vite, sa bonhommie l’emportait sur ce que l’on pouvait prendre pour de la distance, ou de la timidité. Il s’ouvrait sans détour, sachant que l’aîné qu’il était, lui qui a connu tant de « belles personnes », se devait de raconter à de plus jeunes son monde qui s’effaçait déjà. Je l’ai, de suite, fortement apprécié. Non pas seulement parce qu’il était anarchiste, ayant ainsi échappé aux aveuglements communistes, de l’Union soviétique, de Cuba ou de la Chine maoïste, mais parce qu’il parlait vrai, ne cachant pas ce qu’il considérait comme des défauts ou des égarements, y compris dans ses écrits. Une telle honnêteté est si rare chez un intellectuel que j’en étais ébahi. Est-il un intellectuel ? Non. Combien de fois, lors d’échanges entre universitaires – dont aucun n’avait produit le quart de la moitié de ses publications – devais-je défendre cet « autodidacte » (mot qu’ils prononçaient avec un léger mépris) qui rédigeait des « romans naturalistes » et vulgarisait l’architecture moderne ! Que dire à ces piteux détracteurs ? De le lire, bien sûr, et aussi de l’écouter, car les archives sonores sont là, abondantes, et témoignent d’une pensée ouverte, libre, vibrante. Je l’ai plus d’une fois enregistré, pour France Culture, chez lui, au dernier étage d’un immeuble sans prétention de la rue du Faubourg Poissonnière, où étaient exposées les œuvres de ses amis peintres et non des moindres. Ma rencontre est tardive [1], elle date de 1997 : il avait plus de soixante-dix ans, n’avait plus rien à prouver et semblait d’une santé fragile. Pourtant la sincérité de ses propos et son intérêt pour ce que je faisais ne pouvaient que me le rendre attachant. Je suis revenu à plusieurs reprises le questionner sur tel aspect de son œuvre, telle rencontre, tel voyage. À chaque fois, je rentrais non seulement comblé, mais avec de nouveaux livres, sans oublier l’excellent Bordeaux qu’il me servait, lui se contentant d’un verre d’eau. Je regrette de n’être pas venu le voir plus souvent ces dernières années, par peur de le déranger…
2Son père, valet de ferme s’engage dans la coloniale ; sa mère le suit à Marseille, où le petit Michel naît en 1924, mais refuse de s’embarquer pour l’Asie et s’en retourne au pays, à Fontenay-le-Comte. C’est là que Michel s’ennuie, aussi bien à l’école chrétienne qu’entre sa grand-mère et sa mère, qui l’aiment pourtant comme elles le peuvent. Heureusement, il y a les livres, de quoi voyager, aller au loin, s’échapper de ce quotidien, certes digne, mais miséreux… Après l’obtention, sans difficulté, du certificat d’études primaires, sa mère accepte un travail de domestique à Nantes, espérant que son fils trouvera dans cette « grande ville » un emploi plus rémunérateur et mieux considéré qu’ouvrier agricole. Il sera manutentionnaire, emballeur, puis scribouillard au Service des sinistrés et réfugiés de la préfecture. Nantes avec ses usines (Saupiquet, la biscuiterie LU, etc.), ses grands magasins, ses musées (dont celui des Beaux-arts où il revient souvent admirer les Cribleuses de blé de Courbet, sur qui, il écrira une remarquable biographie), ses librairies et puis toute une incroyable activité liée au fleuve, tout cela vaut bien le lycée, non ? Il circule partout à vélo, aussi bien pour se rendre à Rochefort-sur-Loire chez le pharmacien Jean Bouhier qui édite les Cahiers de Rochefort que pour le compte du maquis. Le 16 septembre 1943, la ville est bombardée par les Alliés, il est saisi par l’ampleur des destructions et la rapidité des raids. Un autre jeune en sera également marqué à vie : Paul Virilio. Peu après, recherché par la Gestapo il se cache dans le bocage. De retour en 1944, il fréquente d’autres jeunes artistes en quête d’avenir, comme le peintre James Guitet et le poète René-Guy Cadou. Il s’intéresse aussi à la « littérature prolétarienne », ose écrire à celui qui la défend bec et ongles, Henry Poulaille. Nantes lui paraît alors trop petit, il vend le vélo de son père, mort en 1932 de tuberculose, mais aussi de spleen et d’alcool, et achète un billet de train pour la Ville Lumière.
3À Paris, il exécute mille petits boulots (dont bouquiniste, quai Malaquais, de 1954 à 1964), loge dans des chambres sans confort, rencontre des artistes et des romanciers aussi démunis que lui, s’entête à vouloir devenir écrivain. Henry Poulaille l’accueille avec chaleur et lui fait connaître Georges Navel (qui a publié Travaux en 1945), Tristan Rémy qui collabore à la revue Maintenant, Alain Sergent (l’auteur du roman Le Pain et les Jeux), etc. Ensemble, ils fondent la revue Les Cahiers du peuple dont Michel est le rédacteur en chef. C’est là qu’il entreprend la rédaction des Écrivains du peuple, publié en 1947 – avec une préface d’Édouard Dolléans, historien du mouvement social, proudhonien convaincu –, qui sera par la suite revu et augmenté et deviendra l’Histoire de la littérature prolétarienne en langue française (1974 et 1986). Avec de tels compagnons, Michel s’initie à la pensée libertaire, Proudhon bien sûr, mais aussi Bakounine, Kropotkine, il fraternise avec Émile Bachelet (ancien de la bande à Bonnot, qui vit selon ses principes dans une communauté de l’Yonne), Louis Lecoin et Maurice Joyeux, ancien ouvrier, artisan du renouveau de la Fédération anarchiste, libraire (sa librairie est fréquentée par Ferré, Brassens, Raymond Bussières) et animateur du journal Le Libertaire, dans lequel il publiera de nombreux articles. Simultanément, dès l’après-guerre, il découvre la peinture abstraite et comme il perçoit que celle-ci est incompatible avec l’art prolétarien, il rend étanches ses deux centres d’intérêt, ne les mêlant pas, craignant le courroux des partisans de la littérature prolétarienne, prompts à dénoncer l’art abstrait dégénéré ! Hartung, Soulages, Atlan, Poliakoff, mais également Dubuffet, et peu après, le mouvement Cobra (Copenhague-Bruxelles-Amsterdam) avec Appel, Constant, Corneille, Jorn, Alechinsky et aussi Gaston Chaissac (sur lequel il écrit dans la revue Maintenant), et plus tard, Francis Bacon, de Kooning, Pollock, Kline et Rothko. Sur la plupart d’entre eux, il rédige des critiques, des monographies ou des catalogues et surtout rassemble leurs œuvres lors d’expositions. La plus controversée est certainement celle qu’il organise, en 1956, sur le toit de l’Unité d’habitation que le Corbusier vient de réaliser à Marseille, avec Tinguely, Soto, Yves Klein, Soulages, Poliakoff, etc., vilipendée en particulier par les situationnistes, Debord, Asger Jorn et Gil Volman. Ces derniers, dans Les Lèvres nues, dénoncent ce « Festival de l’art d’avant-garde » ainsi : « Les participants à cette parade, où rien ne manque de ce qui représentera dans vingt ans l’imbécillité des années cinquante, se trouveront définitivement marqués par une adhésion aussi indiscrète à la plus parfaite manifestation de l’esprit d’une époque. Nous invitons donc les artistes sollicités, ceux du moins qui ne se sentent pas finis, à se désolidariser sans délai de cet amalgame du déisme, du tachisme et de l’impuissance, remastiqué, redégueulé. »
4Ses poèmes paraissent, ils sont influencés par Blaise Cendrars qu’il vénère et aime fréquenter. Cosmopolites obtient le Prix des Poètes en 1954. Pourtant, il cessera progressivement d’en écrire, occupé par la rédaction de ses romans et la critique d’art. Cette dernière devient sa principale ressource, malgré lui, car il n’a jamais voulu devenir « critique d’art », ainsi qu’il me l’a confirmé. Pourtant, il publie abondamment dans Arts (revue dirigée par André Parinaud), Cimaise, Jardin des Arts, Les Échos, L’Express (où on lui demande de ne pas dire du mal des annonceurs, promoteurs et bétonneurs !), etc. « Le marché du tableau est un marché ignominieux, explique-t-il à Claude Gayman. J’ai abandonné la critique d’actualité de la peinture en grande partie à cause justement de ce commerce. Tout ce que je pouvais écrire un moment où j’ai obtenu une certaine notoriété était récupéré par le marché du tableau. Je suis allé vers l’architecture et l’urbanisme qui me ramenaient dans la vie sociale, dans la vie quotidienne [2]. » À dire vrai, l’architecture l’intéresse depuis longtemps ; c’est son ami peintre Martin Barré, fils d’un architecte, qui l’initie au Bauhaus et lui montre le lien qui existe entre Mondrian, par exemple, et l’architecture moderne. Il écrira, Martin Barré, la poétique de l’espace, en 1960, à l’occasion d’une des expositions de ce peintre, dont il ne reste que peu d’œuvres. Quant à l’architecture, il lui consacre en 1958 Le Livre de l’architecture moderne, qui comble un manque évident, du moins en langue française. Suivront Où vivrons-nous demain ? (1963), L’Urbanisme et la Cité (1964) et La Cité de l’an 2000 (1968). La figure dominante de Le Corbusier projette son ombre sur ces différents textes, de même que la qualification de « moderne » qui n’est pas véritablement définie et même identifiée à un « non-sens » par l’auteur ! La dimension prospectiviste de ces ouvrages répond à l’air du temps, Gaston Berger fonde la revue Prospective, et le centre d’études qui l’accompagne, en 1957 pour étudier les « futurs possibles » et la planification oriente les objectifs de la politique économique à moyen terme. Pourtant, à les relire des décennies après leur rédaction, ces ouvrages sont datés. Ils accordent au « progrès technique » une place de choix, alors que les « crises » vont se succéder (du pétrole, du dollar, sociale, environnementale, etc.). Parmi ces prévisionnistes optimistes les membres du Groupe international d’architecture prospective (Giap), créé en 1965, avec Michel Ragon comme cheville ouvrière. Notons que cet acronyme qui est aussi le nom du général vietnamien qui lutte contre les Américains… Michel Ragon est Monsieur Architecture de la revue Arts et reçoit de nombreux architectes voulant être publiés. « Un jour, raconte-il à Claude Glayman, j’ai accueilli un architecte inconnu qui s’appelait Paul Maymont. Il m’apportait de grands cartons. J’en feuilletais souvent de semblables qui ne présentaient aucun intérêt. Et là, j’ai été complètement estomaqué quand il m’a montré ses planches où l’on voyait des cités verticales réalisées dans le principe des ponts suspendus. C’était très beau. Dix tours Eiffel, liaisonnées entre elles, donnaient une idée d’une cité spatiale très poétique. J’ai reçu quelque temps après des informations sur un autre architecte, Yona Friedman. Son architecture se présentait sous une autre forme : une résille métallique sur des pilotis. Puis le consulat français de Zurich m’envoya les projets d’un architecte suisse, Walter Jonas, qui lui, proposait des cités-entonnoirs. Ces cités, fermées sur l’extérieur, se protégeaient des bruits et des nuisances, l’intérieur s’ouvrait comme une corolle. Ensuite, je pris connaissance de ce que faisait au Japon Tangé et Kurokawa ; ce que faisait en Angleterre le groupe Archigram ; ce que faisait en Allemagne Frei Otto, etc. Et tous montraient entre eux des affinités, bien qu’ils ne se fréquentassent pas. Ils ne se sont rencontrés qu’à partir du moment où j’ai publié en 1963 chez Robert Laffont mon livre-manifeste : Où vivrons-nous demain [3] ? » Vont se joindre à ce mouvement informel, Guy Rottier, Chanéac, Quarmby, Pascal Haussermann, Mathias Goeritz. Il convient de préciser qu’à la suite de la tenue du dixième Congrès international d’architecture moderne (Ciam) à Dubrovnik, en 1956, se forme le Groupe d’études d’architecture mobile (Geam) avec Paul Maymont et Yona Friedman, que Michel Ragon fera connaître. Tout comme il publiera dans Arts le 23 octobre 1963, « Enfin une architecture prospective », qui rend compte de l’Exposition au Palais de la Découverte, « Structures mathématiques, architecture contemporaine », qui annonce « l’urbanisme spatial » et « l’architecture fantastique ». Les plans de ces jeunes architectes séduisent Michel Ragon qui ne ménage pas ses efforts pour les médiatiser, d’autant que chacun d’entre eux participe à cette prospective… Mai 68, comme Michel Ragon me le dira, vient stopper ce mouvement architectural particulièrement créatif, en privilégiant la lutte des classes, le rôle social de l’architecte, le combat politique. Les contestataires rêvent de « changer la ville pour changer la vie », dénoncent les prix de Rome et l’organisation en ateliers des Beaux-arts, introduisent les sciences humaines et sociales dans le nouveau cursus, ce qui satisfait alors pleinement Michel Ragon. Le groupe s’éparpille : Paul Maymont fonde l’École d’architecture du Grand Palais (qui deviendra l’Unité pédagogique d’architecture n° 7) et abandonne ses villes-flottantes, Nicolas Schöffer enseigne tout en poursuivant ses recherches sur la chronodynamisme et publie, en 1969, La Ville cybernétique, Yona Friedman se préoccupe de l’habitat du plus grand nombre pour l’Organisation des Nations unies, etc. Lors de sa soutenance de thèse, en 1975, Michel Ragon reconnaît avoir été impressionné par les propositions des membres du Giap, audacieuses et inédites, au point d’adopter leurs positions technophiles, qu’il apparente dorénavant à « nouvelle utopie techniciste », à de « nouveaux “modèles” urbains finis, dénoncés justement jadis par Engels et Kropotkine. » Là, aussi, rares sont les auteurs qui pratiquent l’autocritique, non par un curieux sadomasochisme, mais pour avancer dans leurs propres pensées.
5Michel Ragon, a été fasciné par Le Corbusier. Il s’en éloigne peu à peu dès lors qu’il s’attache à inscrire tout bâtiment dans sa dimension urbaine et refuse de l’isoler, tel un objet artistique indépendant de son contexte, de son site, du paysage dans lequel il se positionne et de la société dans laquelle il intervient. Ce désamour s’effectuera lentement. Lors de nos premiers échanges, il valorise encore le peintre et l’auteur, insiste sur la dimension littéraire des textes de Le Corbusier, avec raison, car celui-ci a bel et bien le sens de la formule (n’oublions pas que lorsqu’il opte pour la nationalité française, il indique sur sa carte d’identité, en face de « profession », « Homme de lettres »). Déjà dans ses ouvrages des années 1965-1975, il dénonce la Charte d’Athènes comme totalement dépassée, accuse le « grand ensemble » de ne pas faire ville, mais sauve encore la chapelle de Ronchamp. Lors d’un enregistrement pour France Culture, au début du xxie siècle, et avant la parution des ouvrages à charge sur le célèbre architecte, démontrant ses amitiés fascistes, il ne le défend plus du tout.
6Il voyage : le Japon en 1957, les États-Unis l’année suivante (il s’enthousiasme pour la sculptrice Louise Nevelson, dont Céline a été amoureux), le Chili, l’Argentine, le Brésil, le Sénégal en 1959, le Liban, l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Yougoslavie en 1960, puis à nouveau les États-Unis (avec une bourse du département d’État, en 1964), Israël et l’Algérie en 1965, l’Argentine et l’Uruguay en 1966, le Japon, le Brésil et Cuba en 1967. À chaque fois, il rencontre des peintres, des architectes (Tangé, Kikutabé, Mies van der Rohe, Walter Gropius qui lui demande de préfacer son recueil d’articles, Apollon dans la démocratie. La nouvelle architecture et le Bauhaus, publié en français en 1969), des poètes (Neruda), noue des amitiés, se documente sur les mouvements artistiques, imagine des expositions (dont la section française à la Biennale de Sao Paulo, en 1967, où il présente des œuvres de Jean-Pierre Raynaud), rédige des monographies (dont deux sur des femmes sculptrices, Alicia Penalba et Marta Pan), bref, son activité est débordante, toujours actif et réactif. Cela ne l’empêche pas de tout arrêter en 1950 pour travailler dans une ferme en Angleterre, d’y aimer Sally Ward, qu’il épouse, avant d’en divorcer en 1963 pour se marier l’année suivante avec Sara Moore, mannequin néo-zélandaise, qu’il quitte en 1968 pour s’unir à Françoise Antoine, pianiste (le mariage a lieu à la chapelle de Ronchamp édifiée par Le Corbusier, le 28 décembre), avec laquelle il vivra plus d’un demi-siècle. Connu et reconnu comme critique d’art, il publie de nombreux ouvrages consacrés à l’architecture contemporaine et contribue à la critique architecturale, alors peu développée, aux côtés de Françoise Choay, François Loyer, André Fermigier et Marcel Cornu, est professeur invité à l’université McGill à Montréal en 1970 et en 1972, année où il est admis comme professeur-associé à l’École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris. Voilà donc l’autodidacte devenu universitaire ! Et ce n’est pas fini : il est élu professeur de première catégorie en 1974 dans cette école, où il enseignera treize ans, avec plaisir. En 1975, il soutient une thèse d’État sur travaux, La Pratique architecturale et ses idéologies, sous la direction de Bernard Teyssèdre, à la Sorbonne, qualifié pour candidater à un poste de maître de conférences il ne sera jamais recruté ni par une école d’architecture ni par une université. Son succès éditorial provoque certainement des jalousies et alimente des peurs de faire venir un enseignant aussi cultivé, d’autant qu’il accumule les prix et les honneurs pour ses ouvrages dédiés à l’architecture et la reconnaissance du grand public pour ses romans vendéens, à commencer par L’Accent de ma mère, en 1980, un véritable best-seller.
7En écrivant il parfait son écriture, il le dit lui-même et il suffit de lire son premier roman, Drôles de métiers et ce petit chef-d’œuvre qu’est La Ferme d’en haut, pour s’en rendre compte. Il y a de l’artisan chez Michel Ragon, du moins, la satisfaction du travail bien fait, comme celle des peintres abstraits qui ne cessent de peindre et des romanciers prolétariens qui noircissent des pages, à la recherche du mot juste, du bon qualificatif pour tel ou tel sentiment. Ce fils du peuple, qui n’a pas fait d’études, mais a tout étudié, sait très bien que seul le travail acharné conduit à un certain contentement. Aussi ne ménageait-il pas ses efforts. Il semble impossible de lister tous les articles ou textes qu’il a pu produire sur des sujets aussi divers que le message d’Hector Horeau, la modernité d’Octave Mirbeau, les collections de Jacques Doucet, « les villes entièrement climatisées », « la psychologie du logis », « l’Art de l’homo ludens », ou encore l’incroyable talent d’Émile Zola (« Les Rougon-Macquart n’ont pas fini de peupler notre imaginaire », Les Cahiers naturalistes, n° 68, 1994). Michel Ragon, grand lecteur, amoureux des livres, l’est aussi des auteurs : aussi s’évertue-t-il à publier ceux qu’il affectionne dans les collections qu’il dirige. Chez Casterman, il lance la collection « Mutations-Orientations » dès 1970 en format poche et va y publier Henri Lefebvre (La Pensée marxiste et la ville), Jean Duvignaud (Le Théâtre et après), Jean Baudrillard (Le Miroir de la production), Iannis Xenakis (Musique et architecture), Yona Friedman (L’Architecture mobile), Victor Vasarely (Plasti-cité), Pierre Schaeffer (L’Avenir à reculons), Jean Fourastié (Des Loisirs pour quoi faire ?), René Berger (Art et Communication), Pierre Gaudibert (Action culturelle, intégration et/ou subversion), Pierre Daix (Structuralisme et révolution culturelle), Roger Ikor (L’École et la culture ou l’université en proie aux bêtes), Abraham Moles et Élisabeth Rohmer (Psychologie de l’espace), etc. Puis « Synthèses contemporaines » prend la relève, en grand format, de 1974 à 1982, où paraîtront Richard Neutra (Construire pour survivre), André Wogenscky (Architecture active), Claude Parent (L’Architecte, bouffon social), Hervé Fischer (Théorie de l’art sociologique), Yona Friedman (L’Architecture de survie), Henri Van Lier (Les Arts de l’espace), Abraham Moles (Art et ordinateur), Marcel Cornu (Libérer la ville), Maurice Joyeux (L’Anarchie dans la société contemporaine. Une hérésie nécessaire ?), Henri Lefebvre (Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres). Le directeur de la collection s’y risque aussi avec l’Art : pour quoi faire ? dans lequel il fustige les marchands qui font et défont les modes, commercialisent l’art en le rendant « périssable », et les artistes qui se prêtent au jeu en s’autoproclamant avant-gardistes. Un rien amer, il note : « Est-il vraiment dans l’avant-garde l’artiste dont la vision se projette sur l’avenir avec une telle force que cette “utopie” ne peut que fort officiellement être admise par ses contemporains. Un artiste d’avant-garde est donc un incompris, en avance sur son temps, dont l’œuvre, en conséquence “sans valeur commerciale”, est, par là même, non négociable. C’est un maudit, mais qui verra peut-être lever cette malédiction et deviendra glorieux et riche s’il a la chance de ne pas mourir trop tôt. » Chez Slatkine, il rééditera Émile Guillaumin (Tableaux champêtres), Batisto Bonnet (Vie d’enfant), Gaston Roupnel (Nono), Marius Noguès (Petite Chronique de la boue), Pierre Hamp (Le Rail), Jean Robinet (L’Autodidacte) ou encore Constant Malva (Un Ouvrier qui s’ennuie), renouant avec la littérature populaire. « J’ai beaucoup lu, confie-t-il à Claude Glayman, beaucoup fréquenté, bien connu deux philosophes : Stéphane Lupasco et Henri Lefebvre. Jean Duvignaud, qui est à la fois philosophe et sociologue, est un de mes très anciens amis, un ami très cher. Je vous ai dit parfois que je connaissais personnellement peu d’écrivains. C’est vrai pour les romanciers. Mais parmi les auteurs de sciences humaines, je cultive des amitiés précieuses. Si l’un de mes romans est dédié à Henri Laborit et un autre à Jean Malaurie, ce n’est pas par hasard [4]. » Cela confirme l’abondance de ses références en notes de ses ouvrages, il est un chercheur doublé d’un auteur, ce qui confère à ses écrits un ton personnel qui les rend accessibles à tous. Cela n’a pas échappé à Claude Massu qui salue cette combinaison du critique et de l’historien. Étudiant les pages consacrées aux États-Unis dans les trois tomes de son Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes, il considère que Michel Ragon « peut être défini comme un historien moderniste critique mettant l’accent sur les aspects formels et techniques, couplé d’un critique d’art dont les goûts vont plutôt vers des architectures sobres, rationnelles et construites au sens fort du terme [5]. »
8Ses enquêtes, ses visites, ses lectures nourrissent ses articles qui plus tard, tricotés ensemble, remaniés et enrichis, deviennent des chapitres de ses vastes synthèses. À comparer ces divers états de sa pensée, l’on prend conscience de ses évolutions personnelles. Comme en témoignent Les Erreurs monumentales (1971) où il écrit : « Mieux, l’urbanisme, déguisé comme un faux médecin de Molière en guérisseur urbain, ne serait-il pas en fait le plus grand ennemi de la ville ? Ne serait-il pas qu’un tranquillisant social, voire une simple bonne intention ? Les architectes ne seraient-ils pas les grands ennemis de la nature ? L’urbanisme, comme la technologie, comme l’espace vert, ne serait-il pas simplement un mythe progressiste destiné à faire avaler d’amères réalités ? […] le lecteur comprendra très vite que les erreurs monumentales, que nous dénoncerons sont moins celles de l’architecture comme monument, que de la société qui a permis le développement de cette architecture, de cet urbanisme [6]. » Je ne me souviens plus en quelle année, Sébastien Marot, qui animait alors la Tribune d’histoire et d’actualité de l’architecture (1987-2002) pour la Société française des architectes, m’avait invité à présenter un livre, à mes yeux importants. Je choisis Les Erreurs monumentales, ayant prévenu Michel. Celui-ci, s’assit parmi le public nombreux, principalement des architectes et des étudiants en architecture. Je décortiquais l’ouvrage, indiquant ses sources, mesurant son intérêt et énonçant ses mérites. Immédiatement, des critiques furent adressées à Michel Ragon plus qu’à son livre. À la surprise générale, je demandais à un petit monsieur de bien vouloir me rejoindre et de répondre à ces remarques. Ce qu’il fit. L’échange devient plus cordial et quelque temps plus tard, Michel m’annonça qu’il faisait, à nouveau figurer ce titre dans la liste des publications « du même auteur ». Il l’avait retiré, n’en étant pas satisfait, mais mes arguments l’avaient convaincu…
9Élevé par les Frères des Écoles chrétiennes, il reste à l’écart de l’engagement religieux, son compagnonnage avec les anarchistes le place du côté des non-croyants. Néanmoins, il reconnaît à l’art une dimension spirituelle, bien loin des Églises, de leurs rites et croyances : « La peinture, la musique, l’architecture, la poésie, la littérature, c’est, confesse-t-il à Claude Glayman, l’accession au spirituel. Je ne me lasse pas d’écouter Boris Godounov. Cela fout en l’air Marx et Lénine. L’art conduit au spirituel. La politique secrète finalement le néant [7]. » Ses engagements politiques demeurent affectifs : la Fédération anarchiste, Radio Libertaire, le syndicalisme de la CFDT lorsqu’il était enseignant, plus par défaut que par conviction, quelques pétitions pour défendre l’objection de conscience auprès de Louis Lecoin, la « figure la plus exemplaire du mouvement anarchiste », aime-t-il préciser. Peu mondain, Michel Ragon s’isole souvent dans sa maison du Loiret pour écrire, non seulement ses ouvrages mais aussi son impressionnante correspondance avec ses lectrices et lecteurs d’abord, mais aussi des étudiants et principalement ses ami-e-s. Il vit simplement, n’a aucun goût de luxe, a connu la « vache enragée » et ne souhaite pas revivre cette période dont il est sorti par un travail de chaque instant. Aliette Armel, dans son beau témoignage sur Michel Ragon, note « trois aspects essentiels de son caractère : l’entêtement à faire aboutir ses projets, une insatiable ouverture d’esprit et une boulimie de travailleur acharné donnant forme d’ouvrage – informé, documenté – à tout ce qu’il estime digne de son intérêt et de son incorrigible passion [8]. » Je pourrais ajouter bien d’autres qualités (le sérieux de ses recherches, l’obstination à mener à bien des projets, la générosité de ses échanges, etc.) et aussi quelques anecdotes. Celle très connue, qu’il aimait raconter : sa première rencontre avec Aragon et Elsa Triolet, lors d’un vernissage. Il était tout jeune, et le poète « officiel du Parti communiste » le questionne sur l’origine de son nom avant de conclure par un tonitruant, « Il vous manquera toujours un A » ! Mais aussi par son envie d’honorer Boullée, Lequeu et Ledoux, trois architectes des Lumières : aussi entreprend-il la rédaction d’un livre pour la commémoration de la révolution en 1989, mais ne trouve aucun éditeur ! Peut-être aussi quelques déceptions, concernant des artistes qu’il a aidés, mais sa pudeur refuse de s’étendre… Voici une longue vie bien remplie, comme on dit, qui contrarie le déterminisme social (un fils de pauvre reste pauvre) tout comme le mythe de l’école comme « ascenseur social » (le bon élève bénéficie de cette institution républicaine…) et démontre à quel point chacun peut devenir l’artisan de sa propre existence, surmontant les obstacles, travaillant sans relâche, confiant en sa bonne étoile, qui lui permet de faire des rencontres opportunes, tant amicales qu’amoureuses. Michel Ragon ? Un ouvrier des lettres ? Un historien des arts ? Un critique d’architecture ? Un homme debout, oui, debout.
Notes
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[1]
Cf. « Michel Ragon, entretien avec Thierry Paquot », Urbanisme, nov.-déc. 1997, repris dans Conversations sur la ville et l’urbain par Thierry Paquot, Gollion (CH), Infolio, 2008, p. 718-729.
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[2]
Cf. J’en ai connu des équipages, par Michel Ragon, entretien avec Claude Glayman, Paris, Lattès, 1991, p. 177.
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[3]
Op. cit., p. 102-103.
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[4]
Op. cit., p. 199.
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[5]
Cf. « L’architecture des États-Unis et Michel Ragon : récit d’historien et/ou de critique ? », in Richard Leeman et Hélène Jannière (dir.), Michel Ragon. Critique d’art et d’architecture, Rennes/Paris, Presses universitaires de Rennes/INHA et INA, 2013, p. 54.
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[6]
Cf. Les Erreurs monumentales, Paris, Hachette, 1971, p. 12. On lira également le riche article d’Hélène Jannière, « “L’urbanisme contre la ville” : Michel Ragon et la critique de la ville, années 1960 et 1970 », in Michel Ragon. Critique d’art et d’architecture, op. cit., p. 181-201.
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[7]
Op. cit., p. 199.
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[8]
Aliette Armel, Les Itinéraires de Michel Ragon, Paris, Albin Michel, 1999, p. 106.