1« Les Combattantes de l’ombre, j’aime ce titre », disait Lucie Aubrac à propos du titre de l’ouvrage de Margaret Collins [1], « car il veut dire aussi que, une fois la France libérée, la liberté retrouvée, les femmes ne se sont pas considérées comme des héroïnes. On ne connaît pas, chez toutes ces sœurs en résistance, d’association pour réclamer postes ou décorations au nom de leurs activités ». Sur les 1 038 personnes nommées par le général de Gaulle compagnons de la libération, seuls émergent les noms de six femmes [2] qu’il est bon de rappeler chaque fois que l’occasion se présente tant le chiffre semble mesquin ; la fin tragique de certaines d’entre elles prouve, s’il en était encore besoin, l’engagement total et le courage infini des résistantes. Mais « l’impôt du sang n’a pas suffi à fonder l’égalité [3] ».
2Pour Michelle Perrot [4], l’histoire est un mot ambivalent qui désigne à la fois les événements et les acteurs du passé, mais également les récits qui en sont faits : « Les femmes étaient assurément présentes au premier niveau, personne ne le conteste […]. Mais elles disparaissent au second, celui du récit. » L’historiographie de la résistance a longtemps été celle des hommes et écrite par eux. Pourtant « En 1940, il n’y avait plus d’hommes, c’étaient les femmes qui ont démarré la résistance », rappelle souvent Germaine Tillon [5]. « Sans elles, notre travail eut été impossible [6] », affirme Henri Rol-Tanguy. « C’est la participation des femmes qui a donné à la résistance son extension et sa profondeur [7] », écrit Lucie Aubrac en écho. Soixante-quatorze ans plus tard, Marie-José Chombart de Lauwe, présidente de la Fondation pour la mémoire de la Déportation, a choisi de rappeler le contexte et l’engagement des combattantes de l’ombre sur une plaque dévoilée par Jean-Pierre Bel, président du Sénat, le 27 mai 2014 lors du colloque Femmes résistantes. « Nous n’étions pas des citoyennes à part entière, nous n’avions pas le droit de vote, il faut toujours le rappeler, mais nous avions une conscience politique et nous avons lutté contre l’oppression nazie, pour la patrie et les valeurs républicaines de liberté, de justice, de fraternité. »
3En général, un résistant est considéré comme un combattant par défaut. Et Anise Postel-Vinay s’insurge contre l’expression employée si souvent « entrer en résistance » : « On faisait ou on ne faisait pas. Nous ne nous vivions pas comme des résistants. Il y avait les gaullistes, les communistes, mais les résistants cela n’existait pas encore [8] ».
4Anise Postel-Vinay a donc choisi à dix-neuf ans de « faire ». Issue de la bourgeoise catholique et républicaine, d’une famille de cinq enfants, une mère moderne adepte des théories de Montessori aidant les réfugiés allemands et un père médecin otorhino, bouleversé de voir le vainqueur de Verdun demander à Hitler l’armistice. Elle commence à l’université une licence d’allemand et cherche à se rendre utile dans la débandade généralisée. Sa mère complice la met en contact avec un réseau de l’Intelligence Service dans lequel elle accomplira plusieurs missions. Elle est arrêtée le 15 août 1942. Le chemin du voyage dont elle a peur de ne jamais revenir sera identique à celui de nombreuses femmes engagées dans la résistance et arrêtées : la prison de la Santé, seule dans une cellule voisine de celle de la mère de Germaine Tillon ; c’est Fresnes ensuite, puis le fort de Romainville où le quotidien devient plus agréable. Classée NN (nuit et brouillard), elle prend le train en octobre 1943 pour la prison d’Aix-la-Chapelle. Germaine Tillon lui explique pendant la première nuit son projet de réforme de l’éducation nationale, n’hésitant pas à lui en dessiner l’organigramme sur le mur de leur cellule commune ! À l’arrivée à Ravensbrück, elles comprennent qu’elles sont entrées dans une « zone de mort [9] ». Elles y rencontreront Marie-José Chombart de Lauwe arrivée avec sa mère en juillet 1943, puis en février 1944 Geneviève de Gaulle-Anthonioz engagée comme Germaine Tillon dans le réseau du musée de l’Homme, puis dans Défense de la France.
5L’amitié de Germaine Tillon est d’un grand secours pour Anise Postel-Vinay : « C’était vraiment une personnalité merveilleuse, j’ai eu de la chance de l’avoir à mes côtés à Ravensbrück pendant près de deux ans. » L’entraide et la solidarité leur permettent de tenir physiquement et psychologiquement. Après des négociations secrètes, chaotiques et « à l’arraché » entre Himmler et le comte Bernadotte [10], la Croix Rouge suédoise enlève à cet enfer un premier lot de trois cents femmes françaises parmi lesquelles Anise Postel Vinay et Germaine Tillon le 24 avril 1945, tandis que la chambre à gaz de Ravensbrück continue de fonctionner. Le Danemark, puis la Suède, accueillent la déportée. Chez Anise Postel-Vinay, la résistance est une affaire de famille. Son père et son frère rentrent des camps, mais sa sœur aînée est assassinée par les Allemands en août 1944 : « Lorsque nous nous sommes retrouvés il nous fut difficile de parler. » À défaut de parler, elle passe à l’action. Elle retrouve Geneviève de Gaulle qui veut développer en Suisse des maisons de convalescence pour les déportées et la rejoint dans une tournée de conférences dont le but est de récolter des fonds.
6Si la plupart des personnes revenues des camps ne voulaient, ou ne pouvaient, pas parler, Germaine Tillon, qui est ethnologue, se met à écrire rapidement. Les éditions suisses de la Baconnière n’hésitent pas à publier en 1946 la première version du livre Ravensbrück après le refus de certaines maisons françaises. Anise Postel-Vinay y raconte les expériences faites sur des Polonaises, dites « les lapins », par le chirurgien Karl Gebhart qui fut condamné à mort dans le procès des médecins suivant celui de Nuremberg. Anise Postel-Vinay contribuera aux trois éditions de l’ouvrage [11] que les avancées de la recherche enrichiront, mais toujours éclairées comme le rappelle Germaine Tillon « avec la grande lumière blanche de l’enquête historique et l’obscur rayon de l’expérience. » L’édition de 1988 sort en réaction à la montée du négationnisme porté par les positions de Faurisson disciple de Bardèche, de Rassignier et d’Olga Wormser. De nombreux voyages permettent à Anise Postel-Vinay de retrouver les archives des procès et de recueillir des témoignages de nombreuses anciennes déportées qui nourrissent, en particulier, un texte sur les exterminations par gaz à Ravensbrück. Anise Postel-Vinay sera également secrétaire de l’ADIR [12] fondée dans l’esprit de la Résistance. C’est d’abord une organisation d’entraide et de solidarité pour adoucir le retour des résistantes internées, et préserver des relations qui furent parfois difficiles, mais indissolubles, leur ayant permis de faire communauté dans les moments tragiques : « Il s’agit maintenant de préserver cette fraternité des camps, si intense que n’importe quel Schmutzuck de Ravensbrück, ou de Zwodan, nous est quelquefois plus proche que certains membres de notre famille. ». L’ADIR, dans « son combat pour la vérité et l’établissement exact des faits [13] », assignera Faurisson et Rassinier en justice.
7Cécile Rol-Tanguy décédée à l’âge de cent-un ans le 8 mai 2020, le jour du soixante-quinzième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous offre une autre figure féminine de la Résistance. Fille de parents communistes et syndicalistes, très tôt « tombée dans le chaudron » dit-elle, elle rencontre et épouse Henri Rol-Tanguy en 1939, ancien des brigades internationales dont elle est la marraine de guerre. Elle travaille comme dactylo à la fédération CGT de la métallurgie. En septembre 1939, Henri Rol-Tanguy est mobilisé et affecté au 28e régiment d’infanterie coloniale. « Et quand mon mari a été mobilisé, il m’a dit “n’oublie pas, notre ennemi, c’est le fascisme”. À partir de là, j’ai suivi, ça venait à la suite de ce que j’avais vécu [14]. » Le printemps 1940 est pourtant difficile pour elle : elle perd son premier enfant, une petite fille, elle n’a pas de nouvelles de son mari ni de son père qui décédera à Auschwitz. Elle accepte alors de taper des tracts pour des métallos appelant à développer des syndicats clandestins, la CGT venant d’être interdite. Dès son retour, Henri entre dans la clandestinité le 19 octobre 1940 et Cécile devient son agent de liaison. Elle continue de taper des tracts et livrer des armes lorsqu’Henri passe dans la lutte armée en 1941. Deux enfants naissent ; elle n’hésite pas à cacher des armes et des papiers dans leur landau : « Dans le landau d’Hélène, l’aînée de nos quatre enfants, puis dans celui de Jean, je transportais des revolvers, des grenades, des journaux clandestins [15]… »
8Rol-Tanguy est nommé chef des FFI de l’Île-de-France ; à partir du 1er juin, il prépare la libération de Paris. Cécile le rejoint dans le PC souterrain de la place Denfert-Rochereau dans lequel elle vivra une semaine et tapera un précieux courrier, en particulier l’appel à l’insurrection adressée aux Parisiens : « […] La France vous appelle ! Aux armes citoyens ! ». Elle est la seule femme invitée par le général de Gaulle à la réception de l’état-major des FFI à l’Hôtel de ville le 26 août 1944. Elle présidera également des associations de résistants [16] et de combattants [17].
9Cécile Rol-Tanguy reçoit d’importantes décorations [18], qu’elle accepte au nom de toutes les femmes ayant fait le sacrifice de leur vie, et d’autres dont la discrétion n’eut d’égal que leur dévouement, « ces femmes qui n’ont jamais rien eu et qui, la guerre finie, sont rentrées ou plutôt restées chez elle et ont repris une vie sans jamais être reconnues [19] ».
10Anise Postel-Vinay et Cécile Rol-Tanguy, comme d’autres combattantes de l’ombre, ont eu de nombreux enfants et ont quitté l’existence à des âges avancés. « Cela conserve d’avoir été dans la Résistance [20] ! »
11Pour Claire Andrieu [21], aux yeux des hommes la résistance des femmes est « une activité extraordinaire, mais circonstancielle » qui ne change pas les relations traditionnelles hommes-femmes. En s’engageant et en se battant, les femmes ont défendu un humanisme universel. Dans l’immédiat après-guerre, elles continuent pourtant d’être traitées comme des mineures (travail et compte en banque avec l’accord du mari, pas de partage de l’autorité parentale etc.). Le droit de vote qui leur est accordé par le gouvernement provisoire de la République française le 5 octobre 1944, refusé dans un premier temps par le Conseil national de la Résistance et l’Assemblée consultative provisoire d’Alger, n’est pas le fruit d’une reconnaissance à l’égard des femmes et d’un changement de leur image, mais de la conjonction de deux cultures politiques [22] développant une vision plus moderne de la famille dans la société.
12Anise Postel-Vinay et Cécile Rol-Tanguy, deux figures de femmes, deux histoires de Résistance, deux sentinelles dans l’étroit couloir de la mémoire. Plus elles ont avancé en âge, plus elles ont été obsédées par l’érosion du temps, l’oubli, les leçons du passé emportées par les conjectures sur le présent, la crainte d’une disruption ramenant aux horreurs passées. Comme beaucoup de leurs camarades, Anise Postel-Vinay et Cécile Rol-Tanguy sont allées raconter leurs combats de l’ombre avec beaucoup d’humilité aux jeunes Français dans les écoles et les lycées. Aucune des deux n’a fermé les yeux avec la certitude que l’histoire ne se répète pas : « Je ne peux m’empêcher de me sentir assez pessimiste : j’ai le sentiment que la transmission de cette infâme histoire du nazisme devient très compliquée, que l’antisémitisme resurgit [23] », écrit Anise Postel-Vinay à la fin de Vivre.
13Le 27 mai 2015, sous la présidence de François Hollande, Germaine Tillon et Geneviève de Gaulle-Anthonioz entrent au Panthéon. Anise Postel-Vinay évoque sa première réaction à ce projet : « J’ai d’abord été stupéfaite. Je me suis dit maintenant qu’elles étaient bien tranquilles dans leur petit cimetière on n’allait pas les déranger… Mais le Panthéon est un vecteur de transmissibilité lorsque je parle avec les plus jeunes [24] ».
14« Le passé sert pour protéger l’avenir, il nous faut protéger l’avenir », prévenait Germaine Tillon [25]. Puisse l’exemple de ces combattantes de l’ombre et de tant d’autres rester dans nos mémoires et protéger l’avenir.
Notes
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[1]
Les Combattantes de l’ombre : histoire des femmes dans la résistance 1940-1945, préface de Lucie Aubrac, Paris, Albin Michel, 1997.
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[2]
Berty Albrecht morte pendue à Fresnes en 1943, Laure Diebold, Marie Hackin disparue en mer en 1941 qui organise avec Simone Mathieu le corps des Volontaires françaises, Simone Michel-Levy pendue au camp de Flossenbürg, Émilienne Moreau-Evrard, Marcelle Henry morte au retour de Buchenwald en 1945.
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[3]
Hélène Eck, « Les Françaises sous Vichy », in Georges Duby et Michelle Perrot, Histoire des femmes, t. 5, Le xxe siècle (dir., Françoise Thébaud), Paris, Plon, 1992, p. 185-211.
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[4]
Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2020.
-
[5]
Cité dans Jean-Paul Lefebvre-Filleau, Femmes de la résistance 1940-1945, Paris, éditions du Rocher, 2020.
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[6]
Yvonne Féron, Délivrance de Paris, Paris, Hachette, 1945.
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[7]
Cité dans Femmes dans la résistance en France, actes du colloque international de Berlin, 8-10 octobre 2001, Paris, Tallandier, 2003, p. 16.
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[8]
Anise Postel-Vinay (avec Laure Adler), Vivre, Paris, Grasset, 2015.
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[9]
Ibid., p.48.
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[10]
Germaine Tillon, Ravensbrück, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1970 (1988).
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[11]
Trois versions ont paru en 1946, 1977, 1988.
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[12]
Association nationale des anciens déportés et internés résistants de la résistance. Au départ, l’ADIR est l’APR (Amicale des prisonniers de la résistance). D’autres associations comme la FNDIRP (Fédération nationale des déportés et internés) sont proches du parti communiste.
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[13]
Philippe Mezzasalma, « L’ADIR ou une certaine histoire de la déportation des femmes en France », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 69, 2003, p. 49-60.
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[14]
Memoresist.org, Les amis de la fondation de la résistance. Mémoire et espoirs de la résistance.
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[15]
« Cecile Rol Tanguy une femme dans la résistance », Paris.fr, 23/08/2020.
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[16]
Association nationale des anciens combattants de la résistance (Anacr).
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[17]
Association des combattants républicains (ACER/AVER).
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[18]
Grand officier de la Légion d’honneur. Grand-croix dans l’ordre national du Mérite. Médaille de la Résistance. Croix du combattant volontaire de la résistance.
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[19]
Discours du président François Hollande en hommage aux résistants, Mont Valérien, 21 fév. 2014.
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[20]
France 24, Propos de Cécile Rol-Tanguy, Libération de Paris : « la semaine d’insurrection par Cécile Rol-Tanguy », 21/08/2014.
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[21]
Fille d’Anise Postel-Vinay et d’André Postel-Vinay, professeur des universités Panthéon Sorbonne, spécialiste de l’histoire politique de la France contemporaine et de la résistance.
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[22]
Catholique et communiste.
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[23]
Anise Postel-Vinay, Vivre, op. cit.
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[24]
Idem.
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[25]
Entretien, « Germaine Tillon, une conscience dans le siècle », 27’, réalisation : Christian Bromberger, Anne-Hélène Dufour, 2002. <idemec.cnrs.fr>.