CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’historien français du xxe siècle Marc Ferro est mort à l’âge de 96 ans le 21 avril 2021 [1]. Historien de cœur (il avait eu à subir en tant que fils de juive les agressions de la Seconde Guerre mondiale et en avait, en résistant, combattu les causes), on pourrait dire de sa carrière atypique qu’il fut l’un des tout premiers à s’intéresser au cinéma parce qu’il détestait les clichés. Que ce soit sur la révolution de 1917, objet d’une thèse d’État tardive de la part de cet enseignant non agrégé, Pétain ou la décolonisation (et donc de la colonisation), Ferro avait l’art du pas de côté et pratiquait avec ferveur le refus des œillères, la défiance des évidences, la traque, à travers les documents, du grain de sable dans le discours politique prêt-à-porter. Dès 1959, il fait des séjours réguliers à Moscou pour travailler sur archives et s’y retrouvera interdit pendant plus de dix ans : il démontre en effet que 1917 est plus le fait des femmes, des paysans et des soldats que d’une classe ouvrière mythifiée, et la Révolution d’Octobre autant le fait d’un appareil que de la base.

2C’est qu’en cette fin des années 1960 et au début des années 1970, en pleine vague sémiologique, Ferro participe très activement à ce mouvement général en France de retour au texte, aux documents, qu’il s’agisse de Marx pour Althusser ou de Freud pour Lacan, au détriment des exégèses installées et sans égard pour des couches successives de vernis des certitudes académiques. Il aime à la fois partager (c’est un fervent pédagogue) et examiner à neuf (c’est un chercheur ardent). Il a deux autres immenses mérites. Le premier est d’avoir été l’inventeur et l’animateur (discret) de la série télévisée Histoire parallèle où en douze saisons et 630 émissions le samedi soir [2], entre 1989 et 2001 sur La Sept puis sur Arte, il offre au téléspectateur une revue parallèle des actualités de la Seconde Guerre mondiale, semaine après semaine, permettant de prendre connaissance et de comparer les productions dans un premier temps soviétiques, allemandes, anglaises et françaises. C’est à la fois une leçon d’histoire (le déroulement des événements, les enjeux, les partis pris, etc.) et une leçon de cinéma car au fil des émissions le spectateur se fait l’œil sur les méthodes de production et de réalisation, sur la matière des images, distinguant finalement très bien les images prises sur le front (flux haché, image tremblée, cadre chancelant, point approximatif) et les images tranquillement agencées à l’arrière ou loin des zones de combat, voire reconstruites après-coup (on sait que nombre de photos « historiques » sont des mises en scène a posteriori [3]).

3Ferro avait marqué très clairement sa position dès 1973, mais surtout à partir de son recueil d’articles paru en 1977 chez Denoël Gonthier : Cinéma et histoire. Le cinéma, agent et source de l’histoire, en grande partie consacré à l’idéologie dans les films soviétiques. Il y relève minutieusement les points de friction entre discours ou entre points d’énonciation, par exemple entre discours de propagande et contenu de l’image filmée, entre révolution et valeurs conservatrices (comme la place accordée à la famille, et au père de famille, dans le discours soviétique), mais aussi le rôle signifiant de tel procédé purement cinématographique (les fondus enchaînés dans Le Juif Süss). L’intérêt du travail de Ferro présenté dans ce recueil est moins dans le propos qui s’en dégage globalement (le cinéma soviétique est un cinéma de propagande) que dans la construction de la méthode qui cherche à débusquer dans ces fictions les articulations des valeurs ou, si l’on préfère, la forme du contenu (qui intéresse bien plus souvent Ferro que le contenu de la forme, à l’exception que l’on vient de voir à propos du Juif Süss). Et un des éléments novateurs de cette méthode en train de se construire est l’attention portée aux croisements de discours, aux discordances qu’on peut relever dans ceux-ci, sous le flux du récit, sous le nappé de la fiction. Une de ses analyses les plus remarquables de ce point de vue est celle qu’il fait du Troisième homme (Carol Reed, 1949), dans lequel il scrute les points de friction entre le scénario élaboré par le très chrétien Graham Greene, la réalisation conduite par le très belliciste Carol Reed et la dimension apportée par le très envahissant Orson Welles. Pour La Grande Illusion (Renoir, 1937), il pousse l’analyse jusqu’à la comparaison entre les différentes réceptions du film. Il rompt ainsi avec une grande tradition cinéphilique (Ferro est pourtant lui-même un cinéphile de toujours) qui ne voudrait voir dans une grande œuvre qu’un sens, qu’un message fort, pour mettre en évidence les conflits d’intérêts entre les différentes parties prenantes de la confection d’un film (un scénariste, un réalisateur, un acteur ici, des factions politiques là).

4Le deuxième immense mérite de Ferro est d’avoir, en vrai brise-glace, non seulement amené le cinéma à la recherche historique, mais aussi ouvert – avec par ailleurs Pascal Ory et Michèle Lagny dans le registre de l’histoire culturelle – la voie (y compris universitaire) à toute une cohorte de jeunes historiens qui ont, à la suite des esthéticiens et des sémiologues, ouvert un nouveau champ, méthodologiquement construit, de l’histoire et des études cinématographiques, souvent centré sur les grands conflits (Première et Seconde Guerre mondiale, mais pas seulement). De cette cohorte, émerge aujourd’hui magnifiquement une Sylvie Lindeperg qui, de sa première publication Les Écrans de l’ombre (1997) à Nuremberg, la bataille des images (2021) en passant par Nuit et brouillard, un film dans l’histoire (2007), trace inlassablement son sillon dans l’analyse des films comme témoignage des conflits, et des compromis, entre leurs commanditaires, qu’il s’agisse des forces résistantes dans La Bataille du rail, des institutions mémorielles dans Nuit et brouillard, ou encore des nations dans le filmage du procès de Nuremberg. Beaucoup plus que Ferro, Lindeperg porte une attention quasi maniaque à la matière et à l’origine des images, au triturage des copies en fonction des moments et des lieux d’exploitation, mais comme lui, elle traque dans le document film, fiction ou pas, les frictions des points de vue, la concurrence des visées, les tentatives de soumission de l’image à l’élaboration d’un discours muet. Marc Ferro est peut-être mort le 21 avril dernier : ce qu’il a inventé et fondé dans les années 1970 vibre encore, ne cesse de s’étendre, de s’approfondir et annonce pour les années à venir de belles récoltes inédites. Ferro, et Lindeperg après lui, tiennent, dans la voie ouverte par Edgar Morin, à la complexité des phénomènes historiques dans un monde où même la noirceur est faite d’hétérogénéités et la candeur de calculs, et où les images « mécaniquement produites » renvoient moins à ce qu’elles semblent représenter qu’à ceux qui les fabriquent.

Notes

  • [1]
    Pour une notice nécrologique plus complète, voir Le Monde daté du 22 avril 2021.
  • [2]
    Cette série, pour des raisons de droits mal négociés au départ, n’a hélas jamais pu être éditée. Heureusement, en hommage à Marc Ferro, Arte en propose des extraits : www.arte.tv/fr/videos/RC-021034/les-carnets-d-histoire-parallele, page consultée le 14/09/2021.
  • [3]
    On se souvient de l’entrée en avril 1975 des chars communistes dans la cour du palais présidentiel à Saigon : filmée de l’intérieur de cette cour, elle ne pouvait l’être par l’opérateur communiste qu’une fois le palais totalement investi, c’est-à-dire le lendemain lors d’une reconstitution pour les besoins de la propagande.
Marc Vernet
Marc Vernet est professeur émérite en études cinématographiques de l’université de Montpellier 3. Son dernier ouvrage, Ainsi naquit Hollywood, est paru chez Armand Colin en 2018.
Professeur émérite, université Paul Valéry
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2021
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