1En qui peut-on avoir confiance ? La pandémie de Covid-19 a ravivé cette question centrale par son négatif, la défiance. L’époque serait à la défiance généralisée : atomisés dans une société mondialisée, les individus ne seraient plus capables de s’en remettre à autrui, faute d’idéologies susceptibles de fournir les bases de la fidélité et du consensus autour d’un système de valeurs structurant. Pourtant, la confiance n’a jamais été aussi valorisée qu’aujourd’hui, comme seule source de légitimité politique, comme horizon de la démocratie participative et comme objet de communication. Pourquoi cette obsession de la confiance ? Elle est mobilisée dans les discours politiques et dans les productions médiatiques sur la politique (le « baromètre de la confiance » par exemple) pour marquer la proximité entre les élites politiques et les électeurs ou pour dénoncer le refus de l’autorité, avec cette attention dont Alexis de Tocqueville note qu’elle est fragile en démocratie. Elle est sollicitée dans les slogans publicitaires pour vendre des produits, des services ou des modalités de travail. La confiance devient synonyme d’adhésion au projet politique ou social, la défiance synonyme de risque pour les fragiles équilibres démocratiques, sociaux et économiques, sans parler des équilibres environnementaux. Simultanément, la défiance envers les discours publics – ceux des hommes politiques, des experts, des médias – n’a jamais été aussi partagée sur les réseaux socionumériques, poussée à son paroxysme dans les théories du complot dont la vitesse de circulation en régime numérique accroît la puissance comme arme de destruction.
2La question de la confiance mérite qu’Hermès s’y arrête en proposant une réflexion ouverte sur les relations entre confiance et communication aujourd’hui. L’ouverture concerne la diversité des disciplines mobilisées, des points de vue, des régions du monde et des situations considérées, mais aussi l’importance accordée à l’approche pragmatique des acteurs du monde social que nous avons interrogés. Ce numéro fait une grande place à leur parole pour tenter, en la croisant avec la réflexion des scientifiques et des experts, d’identifier les enjeux de communication qui se posent autour de la confiance dans un premier temps, les agencements de la confiance et les risques de la défiance face aux ruptures de communication dans un second temps, enfin les perspectives de mises en pratique de la confiance par les acteurs eux-mêmes, dans un troisième temps. Pour chacune de ces parties, des questions se posent.
3Peut-on définir la confiance au prisme de la communication ? La confiance, acte de foi ou pari sur ce qui va advenir, repose sur le constat d’une vulnérabilité ou d’une incertitude chez celui qui l’accorde, seul rempart contre le risque d’immobilisme face aux situations asymétriques dans lesquelles les informations sont insuffisantes pour pouvoir prendre une décision ou pour trouver une position assurée. Elle renvoie à la parole (donnée) que l’on confond parfois avec une simple donnée informationnelle alors qu’elle relève du registre de la communication pour engager l’altérité. Elle est au fondement de la relation à l’autre et de la construction de soi dans l’ajustement émotionnel pour l’enfant, à la base du sentiment de « sécurité ontologique et de continuité des choses et des personnes » (Giddens, 1994, p. 104) sans lesquels la vie est impossible. Sans confiance, la relation éducative puis la relation pédagogique ne peuvent pas exister. L’élève doit faire confiance au maître pour apprendre, le maître doit faire confiance à l’élève pour l’aider à construire son autonomie. Il reste à déterminer les limites de cette exigence de confiance dans l’espace public, les risques de confusion entre une confiance qui relève de mécanismes relationnels et les représentations politiques qui relèvent de mécanismes institutionnels. Comment concilier la nécessité de confiance objective dans les procédures démocratiques et l’impossibilité de la confiance subjective envers l’Autre en général et les gouvernants en particulier ? La confiance dans les élites semble constituer la base de la stabilité de tout régime politique, particulièrement de la démocratie, alors même que, depuis Machiavel et les théories du contrat social, le politique n’est pas l’espace de la confiance, mais celui de la raison (d’État) et des intérêts bien compris, incluant, si nécessaire, le mensonge, le secret, la dissimulation et la trahison.
4Pourtant, dans la vie politique, la confiance joue le rôle de « réducteur d’incertitude » (Luhmann, 2006). Les baromètres et autres indicateurs statistiques de confiance semblent traduire une rationalisation de la vie politique qui se manifeste dans l’objectivation même de la confiance. En parallèle, cette « science de la confiance » se double d’une confiance/méfiance dans la science, comme on peut l’observer avec la crise sanitaire. Dans la relation entre citoyens, journalistes, politiques et experts, la médiatisation de tous les débats et de toutes les dimensions de la vie publique et privée renouvelle les termes de la confiance. Cette dernière est désormais soumise à l’impératif tyrannique de l’information continue qui oblige à tout savoir, tout dire, tout montrer. Il devient désormais difficile de distinguer politique et morale pour étudier la confiance que les politiques cherchent à gagner en se livrant tandis que les journalistes, sous la pression de l’audimat, font de ses contenus privés des sources de buzz, scoops, etc. Les grandes entreprises du numérique participent de ce vaste mouvement de reconfiguration des régimes de la confiance, tout en creusant de façon vertigineuse les possibilités de la défiance (à travers le sentiment d’insécurité, la suspicion, le besoin de vérification des informations) et les outils de la surveillance de nos données (des traces laissées sur les sites au dévoilement volontaire de soi). Quelle confiance (s’)accorder quand la communication passe massivement par de tels intermédiaires ?
5La confiance se concentre désormais dans les réseaux socionumériques, soutiens de communautés d’intérêt à partir du même et de l’entre-soi. C’est par cette confiance « horizontale » que les réseaux créent de véritables relais d’opinions, des espaces de pouvoir alternatifs aux instances officielles d’information, journalistiques, politiques, scientifiques, provoquant des tentations de court-circuitage. Ils se doublent de tentatives de reconstitutions communautaires ou individuelles de la « vraie vie », également basées sur la confiance mutuelle et la recherche de l’émancipation du sujet à travers de nouveaux espaces de confiance ou des simulacres de relations humaines. La confiance est donc en proie à une concurrence de légitimités qui se cristallise dans le développement de la critique et la formulation de vérités dont les journalistes, les experts et l’école ont la charge officielle, mais plus du tout le monopole. Dans le monde économique et des relations de travail, comme dans les grandes institutions d’éducation ou de santé, les dispositifs normatifs, juridiques et techniques, ont pris le relais de la confiance à travers l’explosion de l’arsenal législatif et de l’activité judiciaire et de nouvelles formes réticulaires de sécurisation, protection et garantie. Là encore, le numérique et la technique offrent des solutions de remplacement à la relation interpersonnelle dont les références à la confiance, comme dans l’exemple de la blockchain, sont les armes de destruction. La confiance, en devenant une exigence publique, une modalité de la gouvernance, s’est-elle condamnée à la fragilité, aux espoirs déçus, voire à l’échec ? Communication généralisée et recherche de confiance de tous en chacun peuvent-elles cohabiter ? Les réseaux démultiplient les risques de l’incommunication car ils offrent la possibilité à chacun de faire d’un inconnu un confident, un proche digne de confiance, un alter ego. Comme si un outil suffisait à créer du contenu, du sens, de la relation et, à terme, de la confiance, en gommant toutes les aspérités et obstacles de l’altérité. Sur Internet, la confiance peut être intensive dans l’instant, mais rarement extensive dans le temps. Elle reste toujours dans le croire, un croire qui ne tient pas dans l’addition de moments partagés avec l’autre mais dans la multiplication des occasions projetées, imaginées avec d’autres.
6Ainsi, la question n’est plus tant aujourd’hui de savoir en qui l’on peut avoir confiance, mais si l’on peut faire confiance et selon quelles modalités, contextes d’échange et supports. Le déficit supposé de confiance peut être compris comme le signe, le symptôme, d’une incommunication généralisée qui s’installe, compte tenu du risque majoré que représente l’autre dans la relation contemporaine marquée par le numérique. Avoir confiance exige une relation sûre, stable, réciproque et partagée, un abandon de soi qui n’est pas nécessairement accord avec l’autre mais partage et respect des conditions du dialogue, particulièrement dans les négociations sociales ou diplomatiques. Elle suppose durée et affinité, la construction d’un temps et d’un espace communs. Si l’autre est toujours un inconnu, d’une « inquiétante étrangeté », qu’il soit réel ou numérique, si communiquer comporte donc toujours des risques (de ne pas se comprendre ou s’entendre, de perdre la confiance de l’autre, de ne plus avoir confiance en lui), la confiance continue de s’éprouver et de se négocier à l’horizon de l’incommunication. Quelles solutions les acteurs sociaux proposent-ils pour trouver de nouvelles voies à la construction de la confiance ? Quelles épreuves pour disposer de confiance ou s’en passer ? Hermès est en prise sur ce débat.