1Pour reprendre l’incontournable définition de l’Encyclopédie, l’érudition « renferme trois branches principales, la connaissance de l’Histoire, celle des Langues et celle des Livres ». De ce point de vue, l’archéologie relève sans nul doute de l’histoire, du moins au sens le plus large. Après avoir été indissociable de l’histoire de l’art lorsque toutes deux émergèrent de conserve au moment de la Renaissance et de la constitution des premiers « Cabinets de Curiosités et d’Antiques », elle fut définie par les historiens à partir du xixe siècle, quand se mirent en forme les sciences modernes, leurs universités et leurs manuels, comme « une discipline auxiliaire de l’histoire ». Il y aurait la vérité, les textes, que l’archéologie viendrait modestement illustrer grâce à ses découvertes issues du sous-sol. Concrètement, l’historien voyageur Pausanias, dans sa Description de la Grèce rédigée au iie siècle de notre ère et issue de ses nombreux voyages, nous ayant relaté un certain nombre des hauts lieux de son pays, la tâche des archéologues et de leurs pioches ne serait que de l’illustrer, de donner un peu de chair supplémentaire à ce texte de référence.
De l’accumulation à la classification
2La réalité est évidemment plus complexe. Du xvie au xviiie siècle, l’archéologie est certes dans l’accumulation désordonnée de tout ce qui paraît « antique », voire « curieux ». De véritables fouilles archéologiques ne commenceront qu’avec celles de Pompéi et d’Herculanum au début du xviiie siècle, et avec des techniques encore très approximatives. Jusque-là, les découvertes étaient fortuites, à la faveur de creusements divers, notamment dans la ville de Rome. D’où l’intérêt précoce des papes, les princes de l’Église faisant partie des collectionneurs les plus assidus. L’une des découvertes les plus célèbres fut, en 1506 à Rome, celle du Laocoôn, un groupe de statues en marbre évoquant la mort par un monstre marin de ce prêtre de Troie et de ses fils, qui avait voulu dissuader ses compatriotes de faire entrer dans la ville le funeste cheval de bois et ses guerriers cachés. Souvent, les trouvailles restent mal interprétées. Les ossements de mammouths sont attribués au passage des éléphants d’Hannibal, les haches polies néolithiques sont considérées comme des « pierres de foudre », ou céraunies, produites au gré des orages, et les pointes de flèches en silex de la même époque sont vues comme des langues de serpent pétrifiées, des glossopètres.
3Dès la fin du xviie siècle apparaissent les premiers musées publics, avec le Kunstmuseum de Bâle en Suisse en 1661, et l’Ashmolean Museum d’Oxford, lié à l’université, en 1683. Avec les Lumières, les connaissances se mettent peu à peu en ordre – on nomme « antiquaires » ces érudits éclairés qui commencent à systématiser les inventaires des trouvailles. Ainsi, en France, le comte de Caylus, dit plus exactement Anne-Claude-Philippe de Tubières de Grimoard de Pestels de Lévis de Caylus, marquis d’Esternay et baron de Branzac, ami du peintre Watteau et auteur de divers contes érotiques, publie en sept volumes, entre 1752 et 1767, son impressionnant Recueil des antiquités égyptiennes, étrusques, grecques et romaines, en partie à partir de l’importante collection privée qu’il avait réunie, mais pas seulement, décrivant par exemple des objets issus des fouilles de Pompéi et Herculanum. De même, le moine bénédictin Bernard de Montfaucon, membre comme Caylus de l’Académie des inscriptions et belles lettres, publie en dix volumes L’Antiquité expliquée et représentée en figures, grâce notamment à ses voyages scientifiques, et surtout Les Monumens de la monarchie françoise, en cinq volumes entre 1729 et 1733. On lui doit en particulier la publication de la plus ancienne fouille préhistorique connue, celle d’une sépulture collective néolithique découverte à Houlbec-Cocherel en Normandie.
4Si à cette époque, l’idée même de préhistoire reste encore inaccessible et les monuments mégalithiques attribués en général aux Gaulois, habitants les plus anciennement connus (par les textes) du territoire, la mise en forme chronologique des trouvailles s’organise peu à peu. Ainsi l’érudit allemand Johann Jakob Winckelmann, attaché aux services pontificaux, délivret-il en 1764 dans sa Geschichte der Kunst des Altertums (Histoire de l’art dans l’Antiquité) une première chronologie de l’art grec, en même temps hymne à cet art, jugé pour lui indépassable. Ainsi, progressivement, les « antiquaires » deviennent des « archéologues » et l’archéologie, comme les autres sciences, va mettre au point tout au long du xixe une grande partie de ses outils, passant de la simple accumulation érudite à la compréhension du passé.
Extension dans l’espace et le temps
5En outre, au fur et à mesure que l’Europe étend son emprise politique et économique sur le monde, de nouveaux terrains s’ouvrent à l’archéologie, Proche-Orient d’abord, puis Asie dans son ensemble, Afrique et bientôt Amériques. Parallèlement, au fur et à mesure de la baisse en crédibilité de la Bible, du moins dans sa lecture littérale, le temps à son tour commence à être conquis. Des chronologies longues se mettent en place, avec Gabriel de Mortillet en France ou Sir John Lubbock au Royaume-Uni. Or cette archéologie préhistorique nouvellement née ne peut recourir à des textes qui n’existent pas et doit élaborer ses propres méthodes d’étude, convoquant les diverses sciences naturelles pour dater les trouvailles, en analyser la composition chimique, la fonction ou l’origine, entre autres.
6Deux traditions scientifiques vont alors se dégager à partir de la seconde moitié du xixe siècle. L’archéologie des périodes historiques continue à se fonder essentiellement sur les textes, dans la tradition des humanités attachées aux objets d’art, temples, statues ou céramiques de luxe. De fait, les grandes fouilles de la fin du xixe siècle, que ce soit en Égypte, en Grèce ou en Italie, se contentent de dégager les murs des bâtiments et de recueillir les statues et les objets d’art intacts. L’archéologue érudit devait avant tout maîtriser les textes antiques et, s’agissant par exemple des inscriptions laissées sur la pierre (l’épigraphie), se remémorer, avec l’aide éventuelle de lourdes compilations (les corpus), le nom d’un même personnage, susceptible d’être mentionné en des lieux et des moments différents, afin d’en retracer la vie – ce qu’on appelle la prosopographie.
7En vis-à-vis, l’archéologie préhistorique, née d’une attention plus grande au terrain et aux objets simples, adopte un modèle géologique, dans une interprétation dite « historico-culturelle ». Concrètement, elle s’attachera à définir une suite de « cultures » (Acheuléen, Moustérien, Magdalénien, etc.), chacune elle-même définie par une liste d’objets caractéristiques ou « fossiles-directeurs » (grattoir caréné, harpon à double barbelure, etc.). Dans la tradition humaniste, les textes seuls donneront la clé de compréhension des sociétés antiques, tandis que l’on constitue avec minutie de gigantesques corpus érudits (des inscriptions, des vases, etc.) ; dans la tradition préhistorique, on en restera souvent à des suites de descriptions d’objets, avec parfois quelques références, à titre de comparaison, aux sociétés dites primitives décrites par les ethnologues.
Nouvelle définition, nouvelles méthodes
8Au cours du xxe siècle, le rapport au savoir va peu à peu évoluer. L’archéologie des périodes historiques commence à développer une critique des textes, jugés parfois « partiels et partiaux », dans la mesure où ils sont en général l’émanation des couches dirigeantes, hymnes religieux, exploits des souverains, épopées, au détriment de tout ce qui concerne la vie quotidienne, les techniques, l’économie, l’alimentation, etc., si bien que les méthodes de recherche des préhistoriens vont y être peu à peu adoptées et généralisées, comme le recours aux sciences naturelles, physico-chimiques ou informatiques, accompagnées aussi d’une attention, non plus seulement aux sites prestigieux (palais, temples, grandes villes), mais aux sites ruraux plus modestes et tout aussi informatifs.
9On continue également à descendre le cours du temps : à partir de l’après-guerre, l’archéologie du Moyen Âge, jusque-là confinée aux châteaux, cathédrales et autres tapisseries, se préoccupe à son tour des villages et des techniques, puis des restes matériels des xvie, xviie et xviiie siècles (avec la grande fouille du Louvre sous la pyramide de verre), puis de ceux de la révolution industrielle du xixe siècle, pour atteindre le xxe siècle avec les vestiges des conflits mondiaux, et même l’étude des poubelles contemporaines et des comportements de gaspillage.
10Ainsi s’est dessinée peu à peu une nouvelle définition de l’archéologie, celle de l’étude des sociétés humaines, quelle que soit leur ancienneté, à travers leurs vestiges matériels – de même que l’histoire classique les étudie à travers leurs textes ou la sociologie à travers leurs comportements observés. Cette approche a bénéficié de l’apport de toutes les techniques et méthodes des diverses autres sciences, mais a évolué aussi vers une collecte de plus en plus systématique de l’ensemble des traces matérielles.
11Désormais, on enregistre avec soin les moindres fragments de poterie, on prélève les échantillons de terre où l’on retrouvera au microscope les pollens du paysage environnant, les phosphates laissés par l’occupation humaine, voire les traces d’ADN des animaux et des plantes. Ce n’est pas un hasard si l’archéologie, confrontée à des millions d’objets, fragments de poterie par exemple, en partie répétitifs mais importants à quantifier, sera l’une des toutes premières sciences humaines, dès les années 1960, à recourir à l’informatique. Si bien que les archéologues vont être souvent débordés par de telles accumulations d’informations d’une part, mais aussi d’objets qui remplissent les réserves des musées (dans le meilleur des cas) et surtout les immenses hangars que l’on appelle des « dépôts de fouilles ». D’autant qu’il n’est plus question de publier dans un livre érudit chacun de ces fragments, les monographies archéologiques scientifiques étant fort coûteuses, de par leurs indispensables illustrations et leur lectorat restreint, en dehors des bibliothèques universitaires. Aussi, de plus en plus, les livres en papier seront réservés aux synthèses, et l’essentiel de l’information sera stocké et accessible seulement en ligne, l’érudition ayant été en quelque sorte extériorisée, sinon externalisée, avec toutes les incertitudes sur la conservation technique à long terme de cette très précieuse documentation dématérialisée.
Un futur incertain
12On pourrait estimer alors que l’on en sait assez sur le passé des sociétés humaines, et qu’il n’est plus nécessaire d’accumuler indéfiniment. Mais d’une part, les sites archéologiques sont en nombre fini et en voie de destruction rapide. Ainsi, on aménage (on artificialise) chaque année en France environ 600 km2 du territoire en voies de communication, carrières, bâtiments ou zones industrielles, soit la surface d’un département tous les huit ans, alors même qu’on trouve en moyenne, sur un futur tracé d’autoroute, un site important tous les kilomètres. D’autre part, les découvertes archéologiques, souvent inattendues, n’ont pas cessé. Ainsi, dans la seule dernière décennie, a été découverte toute une série d’espèces humaines anciennes jusque-là insoupçonnées (homme de Denisova, de Florès, de Luçon, homo naledi), transformant radicalement notre vision traditionnelle d’une évolution en ligne droite, au profit d’une évolution buissonnante faite de métissages et de croisements constants. Et si les destructions archéologiques dues aux grands travaux sont un peu mieux contrôlées dans les pays les plus industrialisés, la situation est catastrophique dans les pays en voie de développement. Ainsi, l’archéologie est sans doute la seule discipline scientifique qui assiste à la disparition progressive de ses objets d’étude eux-mêmes.
13La croissance exponentielle de l’information, même dématérialisée, rend de plus en plus difficile la maîtrise de grands champs chronologiques et géographiques, amenant, comme partout, une spécialisation de plus en plus forte. Dans le même temps, face à une situation mondiale lourde d’interrogations, sinon d’angoisses, il est manifeste que le grand public est demandeur d’histoire, voire de leçons du passé. Ce qui oblige les archéologues, ou au moins une partie d’entre eux, à un devoir citoyen d’éclairage et d’explication.