1« Grâce à la relaxation Vivaldi, nous sommes heureux de vous offrir une autre dimension au massage [1]. » Il faudrait se réjouir que les grands compositeurs trouvent une raison d’être incontournable dans le monde contemporain, si cette refonctionnalisation du panthéon musical n’était la preuve que la globalisation de la psychologie positive (diagnostiquée par Cabanas et Illouz, 2018, dans le livre Happycratie) tend à devenir le seul horizon symbolique de la consommation de biens culturels. L’idéologie du bien-être déborde les têtes de gondole du rayon « développement personnel » jusqu’à devenir le baromètre de la promotion de la musique classique : en plus de généraliser une écoute de plus en plus individualisée de la musique, ces manières de présenter les œuvres tendent à généraliser une représentation aseptisée du plaisir musical. Deutsche Grammophon sortait, en 2015, un double album Classique relaxant. La Méditation de Thaïs de Massenet, la Chanson de Solveig de Grieg ou le mouvement lent du Concerto pour violoncelle de Boccherini étaient réunis sous une promesse unique : soulager l’anxiété ou la surcharge cognitive de leurs auditeurs.
2Renvoyer la musique à ses pouvoirs sophrologiques ou roboratifs peut toujours paraître restrictif. S’orienter vers tel répertoire pour en tirer un bienfait peut s’entendre comme une démarche active, thématisée par la sociologue Tia de Nora (2000) comme une « technologie de soi ». Dans ce registre, demander à un assistant vocal de diffuser de la musique classique pour délibérément installer une ambiance romantique et optimiser les chances d’un dîner aux chandelles d’aboutir à des positions plus charnelles qu’un seul tête-à-tête, est désormais une forme de consommation musicale consacrée, qui entend faire consensus. Ainsi, l’émission de télé Quotidien demande chaque soir à ses invités « une musique pour faire l’amour », faisant de l’utilisation de la musique comme aphrodisiaque le nec plus ultra de la mélomanie rusée.
3Plus que la seule instrumentalisation de la musique, Ori Schwarz (2019) met en jeu un rapport ergonomique de soi à soi, en questionnant la réflexivité de ce qu’il appelle la « technique de dégustation ». L’histoire des « régimes émotionnels » élaborée par William Reddy (2001) le porte à une description des rapports sophistiqués entre une écoute émotionnelle et une gestion réflexive des émotions. Mais la sophistication revient à ne donner d’autre enjeu à l’écoute de la musique que d’améliorer son humeur, prendre le contrôle sur ses émotions et, au mieux, assoupir ses blocages du moment.
4On ne reprochera à quiconque de s’évader avec de la musique de Mozart ou de s’auto-administrer des Sonates de Beethoven comme autant de petits remontants. On suppose au passage que personne n’est assez fondé ou assez fou pour assumer un purisme qui irait jusqu’à sacraliser Beethoven au point de se plaindre de la popularisation que lui assure telle ou telle manière d’en marketer les usages. Mais l’utilitarisme que suppose cette nouvelle forme d’hédonisme musical présente le défaut général de donner une vision réductrice de l’émotion musicale, en plus d’une version aseptisée de l’hédonisme qui devrait alerter. Comme le disent Eva Illouz et Edgar Cabanas (2018), une vision si réductrice du bonheur constitue, en plus d’une escroquerie intellectuelle (détaillée par l’abondante littérature critique sur la psychologie positive), une forme de court-circuitage – si ce n’est de dissuasion insidieuse – devant tout rapport approfondi, incertain, tendu, perturbé ou même encore torturé à telle ou telle œuvre de Mozart, Beethoven, Nancarrow ou Stockhausen… Cherchez l’intrus. Il est en effet intéressant de relever que les esthétiques musicales les moins directement euphoniques sont systématiquement exclues du corpus des musiques qui font du bien (quand bien même leurs créateurs avaient de grands projets pour l’épanouissement de l’humanité tout entière).
5S’il y a une réquisition de la musique par le développement personnel, la critique de cette réquisition est généralement rattrapée par les paradoxes inhérents au développement personnel lui-même. Quand, par exemple, la « loi de l’attraction » vous apprend qu’il est important d’avoir un objectif (pendant que les success stories vous rappellent qu’il ne faut pas trop se focaliser sur ses objectifs), c’est pourtant le lâcher-prise qui vous réapprendra l’essentiel. Pour mettre en scène ce genre d’inconsistance, Marianne Power (2017) a décidé d’en faire l’expérience pour mieux en faire un roman. Comme elle, chacun peut jouer à cultiver un rapport mi-ironique mi-utilitariste avec ses états d’âme. Faute de se permettre de sérieux doutes sur le bien-fondé de l’existence humaine, chacun peut chercher un bonheur approximatif dans la lecture des best-sellers du développement personnel. Par exemple, en lisant Tremblez mais osez de Susan Jeffers, la romancière s’est mis en tête d’améliorer sa vie en sortant de sa zone de confort et, pour ce faire, de relever une liste de défis. C’est un topos de la vie reprise en main : dresser une liste des choses à accomplir pour s’améliorer. Si un mélomane veut devenir meilleur, au lieu de s’en remettre à ses envies spontanées, il peut suivre la « bucket list » des 50 œuvres classiques à écouter avant de mourir [2] ou celle des 10 œuvres importantes pour passer l’été [3]. Autant de modes de domestications du plaisir musical qu’il s’agit moins de juger sur leurs degrés de trivialité ou sur la noblesse de leurs objectifs que sur les opportunités de contre-usage.
6Le mélomane peut classer ses fichiers par artistes, ranger les artistes par ordre alphabétique ou chronologique, et, en cela, suivre des critères objectifs ou, du moins, documentaires. Avec l’arrivée des ordinateurs personnels, la digitalisation des supports s’est accompagnée d’une montée des critères émotionnels dans le procédé de classement spontané des disques. Mais cette affirmation mérite d’être nuancée par le souvenir des demandes adressées à Edison : dans Les Marchandises émotionnelles, Ori Schwarz (2019, p. 111) explique qu’en 1921 « Thomas Edison annonça qu’il lançait un programme expérimental d’enregistrement musical se proposant de susciter des “humeurs”. » ; que « L’objectif explicite de cette équipe était d’apprendre à Edison comment produire des emodities, autrement dit, comment parvenir à des enregistrements déclenchant l’émotion qu’ils étaient censés stimuler. » (Ibid., p. 112)
7Reconnaître la mélomanie comme un dérivatif soft d’un programme ascétique plus coriace ne doit pas détourner l’attention du fait qu’elle tient tout de même du programme ascétique. La question n’est jamais de savoir si, oui ou non, la musique peut faire du bien, dans la mesure où le décryptage scientifique est lui-même sous réquisition pratique : comme s’il fallait, en enfermant la question dans le binarisme du grain et de l’ivraie, en rajouter dans l’hygiénisme en surlignant la frontière entre le vrai et le faux. Alors qu’il est justement moins question de vérité que de questions pratiques.
8Si la confection de bandes-son pour prendre en charge les émotions des employés au cours d’une journée de travail par la société Muzak a acté une prise en charge de la musique par les sciences comportementales, on pourrait être tenté d’aller jusqu’à dire qu’elle leur est consécutive. La fonctionnalisation émotionnelle de la musique ne date pourtant pas du béhaviorisme (puisque Stendhal la pratiquait déjà, cf. Christoffel, 2018). Elle n’a même pas attendu Pavlov et la littérature sur le conditionnement qui instruit l’ensemble des réflexes qu’un stimulus sonore peut entraîner. Mais en faisant remarquer qu’elle s’est à la fois technicisée et accélérée avec le développement de la phonographie, la musique est alors prise dans une boucle paradoxale. Elle risque en effet d’être le jeu d’un déterminisme bizarrement finaliste s’il suit cette pente savonneuse : le phonographe permet tel usage, donc le phonographe exige tel usage.
9Très tôt, l’appareil enregistreur a servi de métaphore pour la mémoire, mais surtout de modèle (Netter, 1892), jusqu’à enfermer le ressenti musical dans des raisonnements de causes à effets psycho-physiologiques. À la fin du xixe siècle, la pianiste et compositrice Marie Jaëll (1896) détaillait le rapport – comme pour l’optimiser – entre les efforts du musicien et sa capacité à produire une musique expressive (et il faudrait alors entendre par « expressive », quelque chose de l’ordre d’un ratio optimisé entre un stimulus et l’ampleur de la réaction émotionnelle). L’apprentissage de la musique est maintenant placé dans une logique de renforcement, ce qu’on étudie maintenant comme optimisation de soi et que l’on a pu aussi éclairer sous le registre de l’existentialisme de l’obstination (Sloterdijk, 2012). Et s’il doit passer par un usage émotionnellement stratégique avec la musique, se pose assez vite la question d’identifier quelles musiques sont les plus propices à s’améliorer ou se motiver ou, pour commencer, se détendre ?
10En 1979 à l’université de New York, deux psychologues – Rona Fried et Leonard Berkowitz (1979) – ont fait écouter à 4 fois 20 de leurs étudiants de la musique calme comme les Romances sans paroles de Mendelssohn (op. 19, no 1 et op. 38, no 4), une musique stimulante (One o’clock jump d’Ellington) et une musique jugée « désagréable » (Meditations de Coltrane). On pourrait souligner les effets de caricature que les catégorisations émotionnelles induisent à l’égard des répertoires, pour mieux voir les effets de caricature que la mesure des comportements induit sur la binarisation entre les gentils et les méchants. Toute l’étude était organisée pour voir l’effet de tel ou tel répertoire sur l’altruisme : après l’audition, chaque étudiant pouvait rentrer chez lui, mais au moment où il s’apprêtait à le faire, l’expérimentatrice lui demandait s’il voulait bien l’aider dans un travail demandé par un professeur de l’université, en prétendant avoir très peu de temps pour le terminer. À partir des scores du groupe qui n’avait pas écouté de musique, on a pris pour moyenne de référence, que, par défaut, 60 % des étudiants étaient coopératifs. Après l’écoute de Mendelssohn, ce chiffre a atteint 90 %, et alors que Duke Ellington ne changeait pas le taux moyen de coopération, la musique de Coltrane provoquait une baisse de 15 % des bonnes volontés (Guéguen, 1999). Quand on confronte ces 15 % à la taille de l’échantillon, en rappelant que 80 étudiants ont participé à cette expérience, il faut en déduire que chaque groupe devait être constitué de 20 étudiants. Et comme 15 % de 20 est égal à 3, ce sont trois étudiants qui, ce jour de 1979, avaient autre chose à faire que d’aider l’expérimentatrice qui valent encore aujourd’hui aux auditeurs de John Coltrane d’être jugés notoirement moins coopératifs que tous les autres.
11Ces modes d’enquête évacuent systématiquement l’effet de la mesure sur ce qui est mesuré qui, en matière de ressenti face à une œuvre d’art, est pourtant décisif. Alors que des études ont montré que la musique diffusée pendant un don de sang favorise les dons ultérieurs (notamment chez des personnes qui ne sont que des donneurs occasionnels ou des premiers donneurs), une expérience de Lynn Chalmers (de l’université de Dakota du Nord, 1999) a observé 1 000 enfants de 8 à 10 ans pour vérifier que la diffusion de musique de fond dans les cantines permet de diminuer de 12 % au plus le volume sonore dans les cantines et de 55 % les comportements agressifs ou asociaux entre élèves. Sans pondérer l’effet du protocole sur les expérimentés, on peut de la même façon démontrer que « chanter en chœur augmente la confiance en l’autre et favorise la coopération plutôt que la compétition » (Wiltermuth, S.S. et Heath, C., « Synchrony and Cooperation », Psychological Science, vol. 20, 2009, p. 1-5, cité par Peretz, 2018, p. 99). On relève par exemple que les gens coopèrent davantage dans les jeux de société « après avoir chanté ensemble de façon synchrone que si ce chant a été rendu artificiellement et à l’insu du participant asynchrone » (Peretz, 2018). Et preuve que ces études ne sont jamais très loin des théories harvardiennes de la négociation [4], on a même fait la comparaison des attitudes face au dilemme de prisonnier de la part de participants « qui avaient chanté en chœur juste avant » avec des participants « qui avaient lu de la poésie ensemble ou qui regardaient un film (sans musique), ou encore qui écoutaient ensemble de la musique préenregistrée » (Anshel, A. et Kipper D. A., « The influence of group singing on trust and cooperation », Journal of Music Therapy, vol. 25, 1998, p. 145-155, cité par Peretz, 2018).
12Les affiches de saison des orchestres donnent une image des années 2010 : de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg qui inscrit sa saison 2016-2017 sous l’appel « Vibrons musique ! » à l’Orchestre national de Lyon qui propose comme bonne résolution « En 2020, passez du bruit de la ville au son de l’orchestre » en passant par l’Orchestre national des Pays de la Loire qui résumait sa programmation 2017-2018 sous la question : « Êtes-vous romantique ? », le concert de musique symphonique se présente comme une parenthèse affectivement protégée dans un monde tendu. Il faut comprendre qu’à l’heure de l’hyperconnexion et de la montée des burn-out, la musique classique n’a plus d’autre raison d’être que d’offrir des sas de décontraction. Même les grandes émotions et l’aspect épique des grandes symphonies sont rattrapés par une rhétorique utilitariste d’un dépassement de soi fléché dans le sens d’un égoïsme individuel globalisé. Reste alors à ouvrir de nouvelles échelles de bifurcations : dans quelle mesure la musique peut-elle offrir des modèles alternatifs de dépassement de soi ? En quoi pourraient-ils être à ce point alternatifs qu’ils nous mèneraient à faire tout autre chose que de se dépasser ? Cela garde ouverte une question autrement musicale : le dépassement de soi dont nous parle le développement personnel, en tant qu’il épouse point par point les exigences de l’ultralibéralisme, est-il encore superposable avec l’héroïsme que l’on prête à telle ou telle symphonie romantique ?
Notes
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[1]
Présentation d’un soin « en vibroacoustique » proposé par un salon Spa de Saint-Martin-lez-Tatinghem. Cf. <labullesensorielle.fr/fr/content/12-relaxation-vivaldi>, page consultée le 06/04/2020.
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[2]
Cf. <frama.link/bucket-list>.
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[3]
Cf. <frama.link/bucket-list-1> et <frama.link/bucket-list-2>.
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[4]
Voir la structuration axiologique de l’opposition entre coopération et compétition par Fisher et Ury, 1981.