CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les recherches en cours autour du thème « Quand le Brésil inspire la France », qui sont à l’origine de cet article, se fondent sur trois inventaires. Le premier contient une liste exhaustive d’œuvres pour piano publiées par les maisons d’édition françaises entre 1845 et 1897 [1], le deuxième, les articles de la revue La France musicale[2] publiés à cette époque et le troisième, les dossiers de la boîte Brésil (Virtuoses/pianistes) du fonds Montpensier [3]. Toutes ces sources témoignent de l’aspect inattendu, parfois inexplicable, des relations interculturelles et de la circulation des artistes. Deux situations sont à envisager : celle des compositeurs français s’inspirant de thèmes brésiliens dans leurs partitions et celle de la convivialité quotidienne au cours d’événements sociaux ou professionnels, par exemple les échanges dans les coulisses des théâtres [4], au conservatoire de Paris ou dans les bals de cour. Dans le second cas, les échos peuvent être immédiats, ressentis à long terme, ne pas être constatés du tout ou tout simplement oubliés. Comme en témoigne la presse consultée, les salles de concert et les théâtres d’opéra représentent de façon évidente les lieux de rencontres des musiciens et des autorités diplomatiques [5], et dévoilent la mission des premiers comme ambassadeurs et ambassadrices non seulement de leurs pays d’origine, mais aussi d’autres régions du monde, grâce à la richesse de leurs répertoires respectifs.

Présence européenne au Brésil au xixe siècle

2La liste du premier inventaire témoigne, au xixe siècle, de titres d’œuvres évoquant le Brésil. Bien que les séjours des compositeurs y soient peu nombreux, ces titres suggèrent un contact indirect établi en France, notamment à Paris, entre les compositeurs et leurs sources d’inspiration, dont quelques indices apparaissent dans la presse musicale.

3En 22 février 1852, Marie Escudier, éditrice de La France musicale, écrit que la cantatrice Rosine Stoltz – qui a fait l’objet de plusieurs articles la même année – a signé, selon la désignation de l’empereur du Brésil, un « magnifique engagement » de la part de l’imprésario du Théâtre impérial de Rio de Janeiro. Jusqu’en 1854, elle réalise des allers-retours entre le Brésil et la France, avant de rentrer définitivement à Paris, où elle est engagée par l’Académie impériale de musique en décembre de la même année. Les numéros suivants de La France musicale continuent à divulguer son succès international, faisant parfois référence à son séjour brésilien et aux impressions laissées dans le cœur du public [6]. Le Brésil continue donc à faire l’objet d’articles autour de la scène lyrique internationale. Rio étant alors la seule ville américaine à disposer d’un théâtre italien [7], les tournées et les séjours des compagnies italiennes d’opéra dans cette ville sont évoqués dans plusieurs articles de La France Musicale, qui avait même installé un correspondant dans cette ville [8]. Ce périodique révèle alors un réseau de communication musicale entre l’Europe et le Brésil, notifié par la presse de plusieurs pays. Le numéro du 3 février 1856 nous apprend que Thalberg, « le prince des pianistes [9] », est de retour d’une tournée en Amérique latine où il s’est rendu juste après la création, à Vienne, de son opéra Cristina di Svezia[10]. Le pianiste est reçu à Lisbonne après sa tournée. À cette époque, la circulation des artistes s’effectue essentiellement dans le sens Europe-Amérique du Sud. La circulation en sens inverse paraît moins développée : l’exemple de Frédéric Guzman, pianiste brésilien venu se présenter à Paris en 1868 grâce au concours de sa femme – également pianiste – et de son frère peut être mentionné à cet égard [11].

Présence brésilienne à Paris dans les années 1920-1938

4Si la présence européenne au Brésil est privilégiée au xixe siècle, une présence brésilienne plus active et plus intégrée se fait sentir à Paris dans les années 1920-1938. Les dossiers consacrés aux pianistes dans le fonds Montpensier témoignent d’une mondialisation culturelle semblable à celle d’aujourd’hui, caractérisée par une grande diversité : au cours de leurs parcours, les interprètes partagent la musique de toutes les époques et leurs expériences des univers sonores qui les entourent, sans égard pour les distances géographiques.

5La presse musicale française mentionne le nom d’une vingtaine de pianistes brésiliens actifs entre l’Europe et l’Amérique latine [12]. La réussite de ces parcours dépend souvent de leur succès à Rio. Trois éléments jouent un rôle décisif dans la construction des carrières :

  • l’obtention de prix de conservatoires, le plus souvent la Medallha de Ouro[13] de l’Instituto Nacional de Música à Rio de Janeiro [14], qui donne accès aux bourses d’études en Europe, pour un séjour d’un à deux ans ;
  • le départ des parents, accompagnés de leurs filles, pour un séjour de perfectionnement en Europe. Ces séjours, en principe d’un ou deux ans, peuvent se prolonger ; parfois, les artistes s’établissent en Europe de manière permanente. Dans ce cas, des tournées en Amérique latine s’intercalent à une carrière essentiellement européenne ;
  • les occasions de se produire dans les salons prestigieux indépendamment de la durée du séjour, mais aussi l’intervention des imprésarios, la présence des autorités et de la diplomatie brésilienne et étrangère dans leurs concerts, indice d’un monde professionnel « élitiste », fréquemment notifiées par la presse.

6À titre d’illustration, voici quelques artistes dont le cheminement témoigne d’un processus émergent de globalisation [15].

Les séjours courts (un à deux ans) de musiciens brésiliens en Europe

7Le pianiste, compositeur et chef d’orchestre Walter Burle-Marx se rend dans les villes de Milan, Prague, Turin et Paris, où son répertoire varié et sa technique font l’objet d’éloges de la part de la critique. Il jouit de l’appui de l’Ufficio Concerti de la Corporazione nazionale del teatro en Italie et de l’Office mondial de concerts à Paris. Le journal 0 Paiz du 17 avril 1929, à travers son correspondant à Rome, notifie le récital de Georgette Pereira, élève de Luigi Chiafarelli à São Paulo, qui a reçu un prix pour un voyage en Europe. Parmi les membres de l’audience, « très nombreuse et selecte », l’on compta avec la présence des ambassadeurs Teffé et Magalhães de Azeredo [16], des fonctionnaires des deux ambassades et du consulat. Quant à la pianiste Dulce de Saules, issue de l’aristocratie, son père Henrique de Saules est lui-même diplomate, chef du protocole brésilien à Paris. Son récital du 21 décembre 1928 à la salle Chopin [17] a bénéficié de l’Administration de concerts A. Dandelot & Fils et du patronage de S. E. Luiz de Souza Dantas, ambassadeur du Brésil.

Les longs séjours de cinq pianistes brésiliennes à l’étranger

8Élève d’Isidor Philipp, premier prix de piano au conservatoire de Paris, Maria Antônia de Castro parcourt l’Europe et les Amériques. Ses voyages la conduisent successivement au Brésil (Rio, São Paulo et des villes des États de Pernambuco et Pará), en Argentine, en Uruguay (notamment à Montevideo), dans plusieurs villes européennes (Lisbonne, Paris, Liège et Londres) et en Amérique du Nord (New York et Washington). Le journal O Paiz du 2 septembre 1924 annonce un concert privé à Rio, destiné à la famille du président de la République et un récital le 30 avril 1925 à la salle Érard, au bénéfice des Œuvres des Grésillons sous le haut patronage de S. Em. le cardinal Dubois et de S. E. L. de Souza Dantas, ambassadeur du Brésil, ainsi que des généraux Pau et Potyguara. Les échos du succès de Maria Antônia de Castro sont notifiés par la presse européenne en général. En juin 1921, elle participe à une audition des cinq concertos pour piano de Saint-Saëns en présence du compositeur. Elle joue le deuxième concerto avec l’orchestre des Concerts Lamoureux, puis avec les Concerts Colonne. En 1926, elle reprend ce concerto à Rio, sous la direction de Francisco Braga, ancien disciple de Jules Massenet (Chueke, 2011).

9Maria do Carmo Monteiro da Silva, élève d’Henrique Oswald et Medallha de Ouro de l’Instituto Nacional de Música à Rio de Janeiro, s’installe à Paris pour se perfectionner avec Isidor Philipp au Conservatoire, où elle reçoit le premier prix. Elle y crée les Variations pour piano et orchestre d’Oswald le 7 mars 1926 à la salle Gaveau, avec le concours de l’Orchestre Colonne, sous la direction de M. Gabriel Pierné [18].

10La renommée internationale de Guiomar Novaes est incontestable : attendue par le public en Amérique et en Europe, son jeu, sa technique, sa sonorité et son élégance sont acclamés par la critique internationale. Le Brazil de Paris du 21 novembre 1925 annonce le récital du 25 novembre au conservatoire de Paris « qui, un jour, en lui conférant le premier prix de piano, lui prédit toute sa gloire future ».

11Les jeunes pianistes Valina et Innocencia Rocha, déjà reconnues au Brésil [19], s’installent à Paris, accompagnées de leur mère, pour une période de perfectionnement [20]. Leurs récitals en France sont organisés par l’Administration de concerts A. Dandelot & Fils, avec la présence et le patronage des autorités dont l’ambassadeur du Brésil S. E. L. De Souza Dantas. Les professeurs du conservatoire de Paris les encouragent à faire carrière. Après le décès de Valina en 1926 [21], Innocencia continue ses activités de concert en soliste en France, à Paris, Nice, Rome, Menton, Cannes et Châtel-Guyon. Medalha de Ouro de l’Instituto Nacional de Música à Rio, elle se perfectionne avec Marguerite Long au conservatoire de Paris. Son imprésario M. Van Cleef publie une brochure rappelant les points forts de son parcours.

12Comme en témoigne son dossier dans la boîte France/Virtuoses, Magda Tagliaferro intègre elle aussi la vie musicale à Paris. Le 6 octobre 1938, Le Petit Parisien la félicite d’avoir été élevée au rang d’officier de la Légion d’honneur – elle avait déjà été reçue chevalier dans le même ordre en 1928. La presse française suit de près sa carrière ; ses tournées en Amérique latine et en Europe font l’objet de nombreux articles [22]. Dans Le Monde musical du 30 juin 1936, la pianiste raconte qu’elle a donné en Hongrie un récital entièrement dédié à Ravel et à Lausanne la première audition du Concerto en sol de ce dernier avec l’orchestre de la Suisse romande sous la direction d’Ansermet. Magda Tagliaferro a joué aussi la Ballade de Fauré à Neufchâtel avec le même orchestre et le même chef. L’article publié par l’Intransigeant, le 18 octobre 1931, au sujet de la tournée de Magda Tagliaferro et d’Alice Raveau en faveur de la musique française en Afrique du Nord [23], fait de la première une ambassadrice non seulement du Brésil, mais aussi de la France [24].

13En termes généraux, les parcours de musiciens se ressemblent, quelles que soient leur époque et leur nationalité. Les échanges musicaux traités dans cette étude valorisent aussi le sens inverse du parcours le plus fréquemment étudié, celui de l’influence de la France au Brésil – d’où le titre de notre article [25]. Les allers-retours d’une rive à l’autre de l’Atlantique témoignent d’une importante présence brésilienne à Paris qui s’étend à plusieurs pays européens. Les relations internationales ainsi établies s’insèrent dans un processus de globalisation culturelle toujours existant [26], thème qui attire l’attention et l’intérêt des spécialistes du monde contemporain.

Notes

  • [1]
  • [2]
    Journal de musique dirigé par Marie Escudier (1819-1880) et Léon Escudier (1821-1881).
  • [3]
    La section de Renseignements du ministère des Affaires étrangères, attachée à la direction des Beaux-Arts/Services d’études, a réalisé la compilation de coupures de presse, programmes et affiches concernant les activités artistiques partout dans le monde, classés par dossiers, disponibles à l’heure actuelle dans les boîtes du fonds Montpensier, dont le nom est justifié par celui de la rue où le ministère était localisé. C’est déjà en soi une initiative en faveur de la globalisation : être ouvert à d’autres univers culturels.
  • [4]
    Degas enregistre en encre noire un de ces moments dans Conversation (Ludovic Halévy et Madame Cardinal), vers 1876-1877, monotype à l’encre noire monté sur un support secondaire cartonné par l’artiste, Cleveland Museum of Art.
  • [5]
    L’établissement d’une diplomatie brésilienne (1920-1945), envisagée depuis l’époque de l’Empire, est exploré par Dumont et Fléchet, 2009.
  • [6]
    Cf. La France musicale, XIX/20, 20 mai 1855.
  • [7]
    La France musicale, XXIX/40, 1er oct. 1865.
  • [8]
    M. V. Alaymos, La France musicale, XVIII/45, 5 nov. 1854.
  • [9]
    La France musicale, XX/5, 3 fév. 1856.
  • [10]
    La France musicale, XIX/10, 11 mars 1855.
  • [11]
    La France musicale, XXXII/16, 19 avr. 1868.
  • [12]
    Compte tenu des articles de presse contenus dans la boîte Brésil du fonds Montpensier. Les aspects valorisés par les articles consultés peuvent être catégorisés de la façon suivante : (1) Autorités présentes ; les concerts comme occasions permettant de cultiver les relations internationales ; (2) données biographiques sur le (ou la) pianiste ; (3) commentaires sur la technique, l’interprétation, le répertoire ; (4) mention du professeur comme source ou justificatif du succès ; (5) indices du profil d’une société (ou deux) ; (6) différents profils des pianistes et leurs carrières
  • [13]
    Médaille d’or qui correspond au 1e prix du conservatoire de Paris.
  • [14]
    De nos jours : Escola de Música da Universidade Federal do Rio de Janeiro (UFRJ).
  • [15]
    Cf. note 11.
  • [16]
    L’article ne précise pas, mais il s’agissait d’Oscar de Teffé von Hoonholtz, ambassadeur du Brésil en Italie, et de Carlos Magalhães de Azeredo, ambassadeur du Brésil au Saint-Siège.
  • [17]
    Chez Pleyel.
  • [18]
    Encore une fois, la présence et l’appui des autorités tels que « Son excellence Luis de Souza Dantas, Ambassadeur du Brésil » et « M. João Baptista Lopes, Consul général du Brésil », « M. le Général Leite de Castro, Chef de la Mission Militaire brésilienne en France », ainsi que l’hommage « à l’honneur du Général Tertuliano A. Potyguara » rendent évidente leur intervention dans la promotion des jeunes artistes brésiliens.
  • [19]
    Son professeur de piano, Oscar Guanabarino, était aussi un journaliste renommé.
  • [20]
    Cf. O Paiz, 16 avr. 1924.
  • [21]
    À Châtel-Guyon, victime de tuberculose, cf. Brésil journal, 16 juil. 1926.
  • [22]
    Paris, Rio, Toulouse, São Paulo, Montevideo, Argentine, Berlin, Bucarest, Budapest, Rotterdam, Amsterdam, Lyon, Lausanne, Leysin, Neufchâtel, Genève, Zutphen, Athènes, Madrid, Turquie, Yougoslavie
  • [23]
    Cette tournée est subventionnée par le gouvernement français.
  • [24]
    « Ambassadrices de la musique française », voir fonds Montpensier, boîte France, dossier « Raveau, Alice ».
  • [25]
    Ce thème a été introduit par l’auteure de cet article à l’occasion du colloque Piano français des années 1870, organisé par Danièle Pistone en Sorbonne (déc. 2012).
  • [26]
    Thème de base d’un des axes de recherche à l’université de Heidelberg (<www.uni-heidelberg.de/forschung/profil/field_of_focus_3/ziele.html>), page consultée le 01/04/2020.
Français

Intitulée Quand le Brésil inspire la France, la recherche dont je m’occupe depuis 2013 se fonde sur trois inventaires, à l’origine de cet article. Le premier est la liste des œuvres pour piano publiées par les maisons d’éditeur française entre 1845 et 1897 évoquant le Brésil. Le deuxième registre les articles de la revue La France musicale pendant la même période et, le troisième, les dossiers du Fonds Montpensier, boîte Brésil, Virtuoses/ pianistes. Ces trois inventaires ont pu être consultés grâce à l’accès aux archives de la Bibliothèque nationale de France. Toutes ces sources témoignent du l’aspect inattendu, parfois inexplicable, des relations interculturelles et de la circulation des artistes entre les deux pays, voire entre deux ou trois continents. Les relations internationales qui se sont ainsi établies s’insèrent dans un processus de globalisation culturelle toujours existant, qui attire davantage l’attention et l’intérêt des spécialistes du monde contemporain.

  • échanges culturels
  • presse musicale
  • parcours pianistiques
  • Brésil/France
  • relations internationales

Références bibliographiques

  • La France musicale, Cote BnF : Bp57 VS Per 75 pour tous les volumes.
  • Fonds Montpensier, boîte Brésil/Virtuoses, département de Musique de la BnF.
  • Chueke, I., Francisco Braga, compositeur brésilien : la vie et l’œuvre, thèse de doctorat, Paris, université Paris-Sorbonne, 2011.
  • En ligneDumont, J. et Fléchet, A., « Pelo que é nosso ! Naissance et développements de la diplomatie culturelle brésilienne au xxe siècle », Relations internationales, no 137, 2009, p. 61-75. En ligne sur : <www.cairn.info/revue-relations-internationales-2009-1-page-61.htm>, page consultée le 01/04/2020.
Zélia Chueke
Isaac Felix Chueke, chef d’orchestre et musicologue, a étudié à Rio de Janeiro, Vienne, New York, Paris. Il détient un doctorat (Paris-Sorbonne) avec une thèse sur la vie et œuvre de Francisco Braga, ancien élève de Jules Massenet au Conservatoire de Paris. Ancien membre associé de l’Observatoire musical français (2002-2013) il est membre du Groupe de recherche de musiques brésiliennes)/IreMus dès sa formation. Depuis 2006, il est professeur au département de composition et direction d’orchestre à l’Unespar à Curitiba. Ses recherches se concentrent autour de l’interprétation, l’analyse et l’esthétique, notamment celle du répertoire orchestral, avec de nombreuses publications en français, anglais et portugais.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0091
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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