1Dans le cas de la réception de Robert Schumann (1810-1856) en France, les concerts de Clara Schumann (1819-1896) à Paris et la relation réciproque entre Robert et les compositeurs français comme Hector Berlioz (18031869) peuvent être mentionnés. En revanche, au Japon, lors de l’isolationnisme, cette communication avec Schumann est absente. La réception de ce compositeur au Japon a commencé à partir de ses partitions et des musiciens interprètes.
2En 2019, à l’occasion de l’anniversaire de Clara, des projets autour de Schumann émergent partout au Japon. Aujourd’hui, nous avons l’occasion d’écouter sa musique non seulement au concert, mais aussi par l’intermédiaire des médias. Schumann est l’un des compositeurs les plus familiers au Japon.
3Le présent article éclaire, à l’aide de documents d’archives, les étapes importantes de l’histoire de la réception de Schumann au Japon en suivant l’évolution des musiciens japonais à chaque période. Dans un second temps, une réflexion sur l’interprétation schumannienne en lien avec l’actualité musicale est réalisée compte tenu d’entretiens avec deux pianistes internationaux.
Schumann au Japon : Du début de la réception à nos jours
4Au Japon, la musique religieuse est importée au milieu du xvie siècle lors de l’arrivée du christianisme, mais la véritable diffusion de la musique occidentale commence à l’ère Meiji (1868-1912) et les voies principales de réception sont la musique militaire, les musiciens de cour, la musique religieuse et l’éducation musicale. Le premier établissement de recherche et d’enseignement de musique par le ministère de l’Éducation, l’Ongakutorishirabegakari (1879-1887), a déjà fait l’acquisition des partitions de Schumann venant de l’étranger [1]. En 1887, l’Allnächtlich im Traume Op. 48 no 14 est joué au concert des musiciens militaires (Tanimura, 2010) et le Soldatenlied WoO 6 se trouve dans un recueil de chants la même année [2]. En même temps, l’Ongakutorishirabegakari devient l’école de musique de Tokyo (à présent Faculté de musique de l’Université des arts de Tokyo). Son enseignement favorisait la musique allemande. Les œuvres de Schumann apparaissent aussi dans les programmes de concert des élèves et des professeurs. Par exemple, en 1892, le Zigeunerleben Op. 29 no 3 y est chanté (Université des arts de Tokyo, 1990), mais comme la plupart des chansons empruntées à la musique occidentale à cette période, le titre et les paroles en japonais n’ont pas le sens original, et il a été renommé Satsumagata. Satsumagata décrit la scène de suicide d’un homme politique lors de la Restauration de Meiji avec un bonze qui se sont jetés à l’eau. Les paroles traduites dans le sens original arrivent en 1907 et cette chanson est toujours présente dans les répertoires populaires au Japon de nos jours. La tendance à jouer l’arrangement ou l’extrait nous montre le niveau des musiciens de l’époque au Japon. La première revue musicale commence à paraître en 1890, suivie de plusieurs autres, dans lesquelles Schumann est souvent présent. En 1916, une pianiste perfectionnée en Allemagne organisa son programme de concert en présence de l’impératrice sans y inclure de musique allemande eu égard à la situation politique. Malgré tout, l’impératrice lui demanda de jouer de la musique allemande après le concert. La pianiste choisit le Vogel als Prophet Op. 82 no 7 (Tsugami, 2011). Cet épisode créa une bonne réputation dans le public pour ce morceau, et elle l’intégra souvent dans son programme après ce concert. La réception de Schumann a d’abord commencé à travers sa musique vocale principalement, mais des œuvres instrumentales difficiles comme le Concerto pour piano en la mineur Op. 54 sont présentes dans les programmes (Université des arts de Tokyo, 1990), le niveau des étudiants semblant augmenter à cette période. Schumann est aussi souvent cité en tant que critique musical des numéros spéciaux sur d’autres compositeurs, comme par exemple le numéro sur Franz Schubert (1797-1828) (Gakusei, 1928).
5Vers 1930, un débat est ouvert sur l’enseignement musical, notamment sur la surabondance de professeurs occidentaux et sur l’imitation de l’Occident (Horiuchi, 1930). Malgré tout, l’actualité de l’Occident reste assimilée comme nous le verrons dans une série d’articles de conférences sur l’interprétation de Schumann par Alfred Cortot (1877-1962) (Cortot, 1937). Même durant la militarisation, une biographie de Clara Schumann publiée en 1941 est devenue populaire (Harada, 1941). L’auteur a séjourné et étudié le piano en Allemagne dans sa jeunesse. Après la guerre, dans plusieurs magazines non musicaux destinés notamment aux femmes ou aux enfants, la vie de Clara avec Schumann est décrite de manière souvent narrative et parfois dramatique, avec des illustrations de style dessins animés et des titres comme Déesse modeste de la musique (Yokoyama, 1949), Mère du Träumerei (Nogami, 1950) par exemple. L’image de Clara correspondait à la femme idéale de la société japonaise de ce temps, « Bonne épouse et bonne mère ». Du côté de l’éducation nationale, Schumann était davantage présent dans les manuels scolaires dans les années 1950 qu’aujourd’hui [3], où est même citée par exemple sa relation amicale avec Johannes Brahms (1833-1897).
6Le niveau des musiciens japonais était dans un marasme après la guerre et les Japonais se sentaient complexés face aux musiciens occidentaux (Shimizu, 1947). Par exemple, les critiques soulignaient que la constitution physique des Japonais n’est pas adaptée au piano. Presque trente années plus tard, lors d’une interview dans une revue (Philharmony, 1975), une pianiste revenant de ses études en France dit que les étudiants japonais ont la technique nécessaire, mais que l’expression est plate en raison du manque de sensibilité du son et de nuances. Elle remarqua aussi que l’attitude de réserve, considérée comme une vertu au Japon, pose problème dans ce cadre.
7La réception de Schumann n’a pas seulement eu lieu chez les musiciens. En 1973, la première association japonaise de Schumann est créée et depuis ses membres, musiciens et aussi mélomanes, poursuivent ses activités. Depuis 1981, la revue musicale Ongaku no tomo effectue une enquête auprès des lecteurs sur leurs favoris. Schumann et ses œuvres sont régulièrement présents dans les classements, ce qui montre la stabilité de sa popularité. À partir de 1985, des extraits d’œuvres de Schumann comme l’Album für die Jugend Op. 68 sont souvent joués dans des émissions publiques sous forme de leçon de piano [4]. Les musiciens japonais manifestent leur brillante activité dans le monde. Depuis l’an 2000, trois Japonaises ont remporté le 1er prix au Concours international Robert Schumann à Zwickau.
8Des recherches et une analyse plus approfondies s’avèrent nécessaires, mais cette partie en a donné une vue d’ensemble et a permis de montrer à quel point le nom de Schumann est familier au Japon. Maintenant, la voix vivante de deux pianistes montre leur vision et leur interprétation de Schumann et leur enseignement face aux étudiants japonais en tenant compte de l’actualité musicale.
Interview de la pianiste Kiai Nara [5]
9Kiai Nara est la première pianiste japonaise à remporter en 2000 le 1er prix du Concours international Robert Schumann à Zwickau. Elle continue ses activités musicales et d’enseignement au Japon et à l’étranger, principalement en Allemagne. Ce concours lui donna l’occasion de commencer à se consacrer à la musique de Schumann. Il lui permit aussi de prendre conscience de la nécessité d’exprimer ses propres idées au lieu de s’inscrire simplement dans une tradition d’interprétation à l’allemande. Selon elle, jouer Schumann n’est pas interpréter sa musique avec son égoïsme, mais la communiquer avec le respect dû à ce compositeur. Cette pensée lui vint durant ce concours, lors de l’exécution du Gesänge der Frühe Op. 133, où elle a ressenti la sensation d’être conduite par la musique. « Il y a un univers que Schumann voit mais que nous ne pouvons pas voir », dit-elle. C’est pourquoi elle continue ses recherches de nouvelles découvertes à travers la musique de Schumann.
10C’est lorsqu’elle trouve une interprétation originale, comme si elle faisait jaillir « une nouvelle lumière », et une expression propre de l’interprète allant au-delà de ce qui est inscrit sur la partition, qu’elle trouve l’interprétation schumannienne.
Cela passe par une lecture profonde de la partition, mais il faut savoir qu’il y a des choses derrière la partition. Si nous ressentons de la sympathie pour ces choses, la musique commence à résonner comme si quelque chose se révélait quand on fait tourner la lumière.
12En situation d’enseignement, elle a le sentiment que les jeunes Japonais sont souvent passifs en cours et que leur entraînement a plus d’influence sur leur jeu que leur personnalité en raison de leur manque de curiosité. Elle dirige les mots des étudiants jusqu’à ce qu’ils puissent affirmer leurs pensées avec leurs mots, même s’ils ne peuvent pas s’exprimer en texte au lieu de leur donner une idée concrète. Nara considère que la condition de la vie est liée à la formation de la personnalité et que cela est immuable durant celle-ci. Selon elle, un des désavantages des Japonais pour jouer Schumann est que la langue allemande est très liée à sa musique. En dépassant les difficultés inhérentes à chaque culture, Nara souhaite interpréter la musique en tant qu’individu, non en tant que Japonaise.
13Nara continue à faire fréquemment des allers-retours entre l’Allemagne et le Japon pour trouver un nouvel univers, une information plus dense et plus rapide dans son métier de musicienne. Elle trouve plus de défi et de sens dans les programmes de concert chez les musiciens en Europe. Pour ce qui est de l’organisation d’un concert dans le phénomène de la mondialisation, elle pense qu’il est difficile d’avoir une vision à plus long terme si trop d’importance est accordée au côté business. « Les musiciens doivent continuer de conserver les choses fondamentales en musique au lieu de chercher toujours la nouveauté », dit-elle.
Interview du pianiste Jérôme Granjon [5]
14Jérôme Granjon donne ses concerts et enseigne en France et à l’étranger, y compris au Japon. Il vient d’enregistrer son disque Schumann, Innere Stimmen (Voix intérieures) en 2019.
15À la question qui concerne son impression sur Schumann, il répond : « J’ai l’impression d’une proximité. On sent un être humain, qui s’exprime et qui nous parle ». Il parle aussi d’une diversité dans la vie de Schumann.
Il y a beaucoup de contraires : il y a un côté extraverti mais aussi fondamentalement l’intériorité, une passion forte et parfois le recul du conteur. Il y a une multiplicité, parfois complexe et conflictuelle, une profusion polyphonique naturelle, non domestiquée. Mais il serait réducteur de limiter Schumann à l’image du romantique tourmenté ou de la folie, il y a aussi une vitalité, la joie, une science de l’écriture exceptionnelle. L’aspect le plus difficile pour un Français est peut-être un rapport à l’humour très particulier comme on le trouve dans certaines pièces du Carnaval op. 9 (Pierrot, Pantalon et Colombine) ou des Papillons op. 2 (no 3).
17Granjon remarque une particularité du Japon à travers ses activités pédagogiques.
Le Japon est un exemple d’une appropriation culturelle. Je m’évite de généraliser, mais je sens souvent chez les étudiants japonais un univers musical raffiné, profond, et aussi parfois une certaine pudeur ou réserve. Pour la tendance « réservée », cela peut constituer une limite à dépasser pour être pleinement convainquant dans certaines œuvres de Schumann qui demandent d’aller au-delà de la pudeur.
19Sur sa vision de la mondialisation de la musique, il répond :
Le fait que des pays du monde entier s’approprient la musique classique européenne est en soi une chose très positive. Cela prouve qu’elle véhicule quelque chose qui est universel et cela me rend très heureux en tant que musicien, d’autant plus que la situation de la musique classique n’est pas toujours très facile en France. En contrepartie s’est développé un côté « marketing », lié ou pas à la mondialisation, qui se fait au détriment de la culture et qui pose problème car il a tendance à réduire l’interprétation à une série d’effets instantanés, plus ou moins copiés – l’effet « YouTube » – au détriment de la construction du discours.
21À son avis, le streaming musical est à la fois une chance et un problème. Dans son enseignement, il utilise cet outil en tant que le support complémentaire pour montrer à ses élèves des témoignages historiques, mais il regrette que ce soit pour beaucoup le moyen privilégié, voire unique, de découverte et d’appropriation musicale, au détriment de la lecture.
22L’essentiel de son travail avec des œuvres de Schumann est au contraire d’effet instantané.
Jouer Schumann demande un engagement total de l’interprète, vivre pleinement toutes les ruptures pour les restituer dans une poétique. Comme pour tout le répertoire que je joue, j’essaie d’aborder ses œuvres sans a priori et de laisser le texte me parler dans toutes ses indications, en lien bien sûr avec les autres œuvres du compositeur et ma manière d’appréhender sa place dans son époque. Parfois quand l’œuvre m’est déjà familière à travers d’autres interprétations, il me faut du temps et du travail pour me libérer du « déjà entendu » et trouver mon propre chemin. Toute interprétation est une incarnation et a de ce fait quelque chose d’unique. La diversité d’interprétation vient de la rencontre, qui n’a rien à voir avec l’ego. Il faut avoir beaucoup d’humilité et aller au point exact, on sent, on rencontre quelque chose qui est vivant, qui appartient à une œuvre et qui aussi nous appartient. Ma vision de Schumann a énormément mûri ces dernières années, jouer l’intégral du Clavier bien tempéré de Bach et travailler Beethoven changent mon regard sur Schumann. Cela approfondit, structure et étoffe ma manière d’aborder sa musique. Mon expérience de cette musique petit à petit m’amène à sentir et à faire des choses d’une certaine manière. Mais je ne prétends pas du tout à la vérité schumannienne.
Réflexion et conclusion
24La musique, les écrits et la vie de Robert Schumann continuent à intéresser les Japonais. Le parcours de la réception de Schumann au Japon présente ses particularités sous l’influence du contexte politique et social. Comme Granjon qui a trouvé une proximité chez Schumann, les Japonais l’auraient sentie dans ce contexte historique, mais aussi du fait de cette langue universelle dès le début de la réception. Pour les Japonais d’aujourd’hui, cette proximité semble une des raisons de commencer à se consacrer à la musique de Schumann. Par ailleurs, depuis la fin du xixe siècle, les musiciens revenant de leurs études en Occident contribuent également à la réception et l’enseignement de sa musique dans le pays, et dans cette société de mondialisation, la réception de la musique peut se produire aussi à l’étranger. Ce qui est essentiel pour l’individu ne change pas, mais cela élargit la vision des musiciens.
25En ce qui concerne l’interprétation schumannienne, la vérité ne peut pas être définie. Pour aborder la musique de Schumann qui contient une diversité merveilleuse et aussi une sorte de complexité, le travail minutieux à partir des partitions permet aux interprètes de découvrir tout ce qui est derrière la partition et la voix intérieure, telle celle de la deuxième pièce du Humoresk Op. 20, citée par les deux pianistes. Pour certaines œuvres de Schumann, il faut dépasser des difficultés qui sont liées plus ou moins à l’environnement ou à la culture du pays, telles la réserve et la pudeur pour les Japonais. En outre, l’interprétation devient unique quand les musiciens se sont libérés des a priori et de l’ego.
26Ces processus d’interprétation et d’enseignement trouvés chez Kiai Nara et Jérôme Granjon sont loin de la production de l’uniformité, qui peut être un des soucis dans la mondialisation. En traversant la frontière, l’univers de Schumann continue à s’enrichir.
Notes
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[1]
Le catalogue des partitions de l’époque Ongakutorishirabegakari a été consulté à la bibliothèque de l’Université des arts de Tokyo.
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[2]
Manabe, S. (ed), Yōchi shōka shū (recueil de chansons enfantines), Osaka, Futsū sha, 1887. En ligne sur : <dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/855771>, page consultée le 14/11/2019. Je remercie Yumiko Hasegawa qui a partagé ses connaissances et ses archives des shōka de l’ère Meiji.
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[3]
Les manuels scolaires de musique (collège, lycée) publiés par Kyōiku Geijutsu Sya ont été consultés (1949-2019).
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[4]
L’histoire des programmes de télévision dans le NHK (radiodiffusion-télévision japonaise publique), en ligne sur : <www.nhk.or.jp/archives/chronicle>, page consultée le 14/11/2019.
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[5]
L’interview avec Kiai Nara a eu lieu le 11 septembre 2019 à l’Université de musique de Kunitachi à Tokyo où elle enseigne. L’interview avec Jérôme Granjon s’est effectuée à Paris le 6 novembre 2019. Il enseigne au Conservatoire à rayonnement régional de Paris et au Conservatoire national supérieur musique et danse de Lyon. J’exprime tous mes remerciements à ces deux artistes pédagogues.