CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Il faut avoir une musique en soi pour faire danser le monde », aurait dit F. Nietzsche. Pour faire danser l’Europe, faut-il une musique européenne ? Est-ce que l’Eurovision est une communication européenne réussie ? Une communication qui permet de dépasser les frontières nationales pour créer une identification européenne ?

2Dans un premier temps, on serait tenté de le croire. Il y a, en effet, aujourd’hui plus de quarante pays qui participent à ce concours de chanson télévisé [1]. Chaque année, près de 200 millions de personnes regardent la finale, avec des audiences de plus de 35 % de part de marché contre 15 % habituellement [2]. Ce succès d’audience ne se dément pas malgré les années. C’est le 24 mai 1956 qu’eut lieu le premier concours, à l’initiative de l’Union européenne de radiodiffusion (UER). Pour cette première édition, sept pays [3] présentaient chacun deux chansons. Il n’y eut pas de vote public puisque chaque pays avait délégué sur le lieu du concours deux « juges » qui étaient chargés de noter les quatorze chansons, y compris, donc, celles de leur propre pays. Petit à petit, le nombre de pays augmenta et le règlement se précisa (ce sont les téléspectateurs qui votent, le pays vainqueur organise le concours l’année suivante, etc.).

3Aujourd’hui, l’Eurovision est un véritable rite audiovisuel, l’exemple d’une télévision cérémonielle (Katz et Dayan, 1996) qui rassemble, en une soirée, un public qui partage les mêmes émotions. Un public transfrontalier pour qui, un soir, la présence d’Israël ou de la Russie comme pays européen ne pose pas de problème. Un public qui n’est plus divisé par les langues. Un public qui soutient des artistes d’autres nationalités (rappelons que chaque pays choisit librement son candidat ; c’est ainsi que la Canadienne Céline Dion a représenté la Suisse). Un public qui vote avec enthousiasme sur un sujet européen. Un public qui, enfin, échappe aux lois du déterminisme démographique puisque le pays à avoir remporté le plus de fois le concours (l’Eire) est un des Petits Poucets de l’Europe.

4Alors l’Eurovision, exemple emblématique d’une communication transfrontalière réussie, vivante illustration que la musique adoucit les mœurs ? Les choses ne sont pas si simples. Si l’Eurovision est bien un rite télévisuel européen qui participe à une construction symbolique de l’Europe, c’est aussi un concours qui révèle les divisions nationalistes traversant le vieux continent. Deux exemples. Le premier concerne la participation de la Géorgie en 2009, date à laquelle le pays hôte du concours est la Russie. La chanson retenue par la Géorgie fut « We Don’t Wanna Put In » (Nous ne voulons pas le prendre en compte). Or ce titre pouvait aussi se comprendre comme une critique politique : We Don’t Wanna Putin (Nous ne voulons pas de Poutine). Interprétation d’autant plus probable que, l’année précédente, un conflit armé avait opposé la puissante Russie à la Géorgie [4]. Devant les protestations russes, l’UER a demandé à la télévision publique géorgienne de retenir une autre chanson puisque le règlement du concours de l’Eurovision indique clairement que les chansons ne peuvent avoir de paroles politiques. Mais la délégation géorgienne a préféré se retirer du concours en invoquant une atteinte intolérable à la liberté d’expression. Le second exemple est toujours lié à l’édition de 2009, mais concerne, cette fois-ci, les relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ce dernier pays se plaint officiellement auprès des organisateurs puisque, lors des demi-finales, la carte postale consacrée à l’Arménie représentait un monument (des têtes géantes) qui, en réalité, était situé au Haut-Karabagh. Or cette région de l’Azerbaïdjan, majoritairement peuplée d’Arméniens, venait de faire sécession en s’autoproclamant indépendante. Du coup, cette image est effectivement supprimée lors de la finale. Cependant, la télévision publique arménienne a, cette fois-ci, lors du vote, incrusté à l’écran l’image qu’elle avait dû supprimer lors de la présentation. Mais les choses ne s’arrêtent pas là puisque, le concours passé, l’Arménie accuse publiquement l’Azerbaïdjan d’avoir empêché les téléspectateurs azéris de voter pour la chanson arménienne, en masquant les numéros téléphoniques nécessaires. De plus, elle dénonce le fait que des citoyens azéris aient été arrêtés pour avoir voté pour la chanson arménienne. À la suite de cette dénonciation, l’UER a lancé une enquête qui eut deux conséquences : une amende contre l’Azerbaïdjan pour avoir manipulé les votes et une modification du règlement du concours inscrivant noir sur blanc ce qui semblait aller de soi : l’obligation formelle de laisser aux téléspectateurs leur entière liberté de vote…

5L’Eurovision est un rite européen qui montre que la musique peut transcender les frontières. Mais c’est aussi un concours qui, comme les compétitions européennes de football, de basketball ou de handball, rend visibles les sentiments nationalistes. La musique n’a pas de frontière, mais parfois, elle les rend visibles.

Notes

  • [1]
    Les 41 pays à concourir en 2020 sont : l’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Australie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Biélorussie, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Estonie, l’Espagne, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, l’Italie, l’Irlande, l’Islande, Israël, la Lettonie, la Lituanie, la Macédoine, Malte, la Moldavie, la Norvège, la Pologne, le Portugal, les Pays-Bas, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, Saint-Martin, la Serbie, la Slovénie, la Suède, la Suisse et l’Ukraine.
  • [2]
    Source : Lopes, B., « Eurovision : la vérité sur les audiences du show en Europe », Toute la télé, 11 mai 2018. En ligne : <www.toutelatele.com/eurovision-la-verite-sur-les-audiences-du-show-en-europe-100035>, page consultée le 01/04/2020.
  • [3]
    Les Pays-Bas, la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, la France, le Luxembourg et l’Italie.
  • [4]
    En août 2008, les deux pays s’affrontent pendant moins d’une semaine pour le contrôle de l’Ossétie du Sud, une petite république séparatiste géorgienne pro-russe, dont Moscou reconnaîtra l’indépendance.

Référence bibliographique

  • Dayan, D. et Katz, E., La Télévision cérémonielle. Anthropologie et histoire en direct, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
Éric Dacheux
Éric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Clermont Auvergne où il a fondé le groupe de recherche Communication et solidarité (EA 4647). Il fut également le premier responsable de la collection « Les Essentiels d’Hermès » qui vise à démocratiser le savoir. Il a animé pendant cinq ans, un séminaire pluridisciplinaire intitulé « Épistémologie de la communication scientifique » et co-organise actuellement un séminaire « Partage des savoirs ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0072
Pour citer cet article
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