CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’industrie musicale au Japon – la deuxième au monde, juste derrière celle des États-Unis qu’elle talonne et dépasse parfois – repose presque entièrement sur la production d’idoles [1], c’est-à-dire de jeunes filles ou garçons sélectionnés par des agences pour danser et chanter au sein de « groupes » de pop : les fameux girls band ou boys band. Les revenus que ces groupes génèrent sont liés à l’existence d’un système commercial singulier qui permet aux fans de déclarer leur amour à une idole en achetant ses singles. En 2014, un producteur de fraises de 42 ans achète 4 600 CD de son idole chérie (Anahori) afin de lui prouver son attachement. Il affirme dans les médias qu’il dépense depuis plusieurs années entre 8 et 9 millions de yens par amour pour elle. En 2017, un homme est condamné pour avoir jeté 585 CD dans une forêt de Fukuoka : il ne les avait achetés que pour aider son idole préférée en la faisant monter dans les statistiques de ventes. En 2018, le disque Teacher, teacher du groupe AKB48 est épuisé la veille de sa sortie : les fans l’ont massivement acheté en prévente sur Internet, le propulsant au rang de single platine (il dépasse les 2,5 millions de ventes). Deux jours plus tard, la presse publie des photos de sacs-poubelle remplis de ces mêmes CD, amoncelés sur les trottoirs comme autant de preuves d’amour. Au Japon, à ce qu’il semble, les albums ne sont pas produits pour être écoutés. La musique elle-même a-t-elle une importance ? Pour comprendre les ressorts spécifiques de cette industrie, il faut remonter dans le temps.

2Le phénomène des pop-idoles [2] apparaît au Japon en novembre 1964, sous l’influence du film Cherchez l’idole, de Michel Boisrond, qui révèle au public japonais une starlette juvénile nommée Sylvie Vartan. La chanson qu’elle interprète dans le film (« La plus belle pour aller danser [3] ») devient no 1 des ventes dans les charts nippons et contribue à populariser un mot nouveau dans la langue japonaise : aidoru, « idole ». Ce mot s’applique aux adolescent-e-s qui deviennent célèbres du jour au lendemain. Il génère l’apparition d’un genre nouveau dans l’industrie musicale. À la différence des catégories usuelles (pop, rock, disco, punk, metal, électro, etc.) qui désignent des styles vocaux et instrumentaux, la catégorie idole repose non pas sur la production d’un son mais d’une personne, calibrée pour les besoins d’une culture consumériste de masse baptisée « culture jeune ». La caractéristique première de l’idole est effectivement sa jeunesse. Castées dès 10 ans, les idoles au Japon sont souvent décrites comme des « diamants bruts » (daiya no genseki), c’est-à-dire qu’elles ne sont pas sélectionnées pour leur talent, ni parce qu’elles sont meilleures que les autres, mais pour leur incompétence. Le concept même d’idole repose sur la mise en scène d’une novice immature, qui acquiert peu à peu l’aspect lisse et factice de la petite copine idéale.

3L’apparition de l’idole, dans les années 1960 au Japon, correspond bien sûr à une forme d’acculturation qui touche une grande partie du monde à cette époque. Le modèle américain, qui s’incarne dans la figure du teenager, se diffuse largement par le biais des médias « jeunes » que sont la radio et la télévision, supports privilégiés d’une culture musicale qui bouleverse les logiques de production et de réception [4]. On pourrait penser que le phénomène pop-idole n’est qu’un aspect parmi d’autres de cette forme de mondialisation – ou plutôt d’américanisation (Mathias, 2006) – qu’est l’industrie du spectacle. Mais contrairement aux apparences, l’idole japonaise n’est pas qu’un produit d’importation. Bien qu’elle soit « fabriquée » suivant les mêmes stratégies – c’est-à-dire par le biais de concours et de « top ten » télévisuels, donnant au grand public la possibilité de choisir, d’élire, et donc de coconstruire la star –, l’idole japonaise présente des spécificités qui la distinguent radicalement de ses modèles d’inspiration. Ces spécificités fondent une vision originale de la musique populaire de masse. Elles sont au nombre de trois et correspondent aux trois règles qui régissent la vie des idoles nippones. Règle 1 : ne pas sortir du rang. Règle 2 : sourire, en permanence. Règle 3 : ne pas avoir de petit copain.

4Règle 1 : par opposition aux stars, qui se doivent d’être originales (voire extravagantes), les idoles sont tenues de s’effacer dans l’anonymat. Elles dansent de façon synchronisée et chantent en chœur au sein de groupes constitués, expressément, de beautés banales. Les stars font rêver les foules en montrant qu’un individu peut se distinguer glorieusement des autres. Les idoles japonaises, elles, n’essayent pas d’être différentes mais, au contraire, conformes aux standards moyens, afin de susciter, par effet de proximité, l’illusion d’un rapport amoureux. « Une fille trop belle ou trop originale, je ne peux pas imaginer qu’elle sorte avec moi, disent les fans. Mais une fille ordinaire, avec des petits défauts, oui, c’est plus crédible. » Comme pour accentuer l’aspect impersonnel de leurs routines chorégraphiques, les idoles portent des uniformes qui effacent toutes leurs singularités. À l’inverse du star-system qui vise à vendre le rêve de la réussite (par identification avec une étoile propulsée dans le ciel du show-biz), le système pop-idole vise à vendre le rêve d’un amour ordinaire, entre un homme du commun et une fille mise en libre accès, ou presque, et constamment tenue d’exprimer (simuler) de l’affection pour ceux qui la regardent.

5Règle 2 : au Japon, il ne s’agit pas pour l’idole de bien chanter (ni même de bien danser) mais, avant tout, de bien sourire. Un des mots d’ordre du groupe SKE48, par exemple, c’est que leurs membres « débordent de sourire » (egao afureru). Soumises à la discipline d’entraînements intensifs au sourire, les idoles sont avant tout évaluées sur la qualité de leurs expressions faciales. Elles doivent arborer le sourire dit « suprême » (saikô), celui qui vient « du fond du cœur » (kokoro no soko). Elles doivent irradier afin que le public, par contagion, « palpite d’amour » (kokoro ni tokimeki). « Idole, c’est un endroit où je peux voir mes fans de près, avec des sourires sur le visage, et où c’est moi qui suis la cause de ces sourires », raconte SHIRAI Kotono. Membre du groupe SKE48, SHIRAI, alias Kocchan, s’est fait une spécialité des mimiques « adorables » (kawaii) qui sont les plus en vogue sur le « marché du sourire » : plus une idole semble ingénue, plus elle suscite la ferveur des fans. Comparant son sourire à l’astre solaire, ceux qui s’entichent d’une idole ne manquent jamais de souligner qu’à sa vue leurs soucis s’envolent, leur poitrine se gonfle, leur visage s’illumine. Le travail d’une idole est de « rayonner » (kagayaku), confirme l’anthropologue AOYAGI Hiroshi (2005), afin que ses fans, par effet miroir, aient un « sourire éblouissant » (egao mabushii).

6La dernière règle porte le nom d’« interdit sur l’amour » (ren’ai kinshi). L’idole fait serment par contrat de rester célibataire (Galbraith et Karlin, 2012). Renonçant à toute vie privée, l’idole doit s’investir dans une relation amoureuse avec son public et nourrir le rêve d’une relation intime avec chacun-e des fans. Interrogé par AOYAGI Hiroshi, l’un d’entre eux explique : « L’idole est là pour tous, donc pour personne. Chaque fan peut l’aimer, aucun ne peut la posséder. En restant pure, elle garantit qu’elle reste droite, qu’elle ne nous trahira pas. Sortir avec l’un d’entre nous, c’est sacrifier les autres. » Les idoles qui « trahissent » sont dégradées ou licenciées. Il leur faut présenter des excuses publiques. En 2013, une des membres du groupe AKB48, MINAMI Minegishi (20 ans à l’époque) se rase le crâne puis pleure dans une vidéo qui fait le tour du monde. Elle avait été surprise sortant au petit matin de l’appartement d’un garçon de son âge. Les fautives doivent expier. Certaines sont mises à l’amende. En 2015, une société de production exige d’une idole qu’elle paye 9,9 millions de yens (plus de 77 000 euros) pour être « sortie avec une personne de sexe opposé ». En janvier 2016, la cour déclare qu’une telle plainte est inconstitutionnelle, puisqu’elle porte atteinte au « droit de poursuivre le bonheur ». Mais dans les faits, l’interdit demeure.

Payer pour la comédie d’une relation romantique codifiée

7Loin d’être anecdotique, l’existence de ces trois règles constitue le ressort même du système pop-idole, en ce qu’il subordonne le travail artistique à un « travail émotionnel » (Hochschild, 1983) d’une nature très particulière. Dans ce système qui contraint des centaines de jeunes filles à liquider leurs sentiments (c’est-à-dire à les sacrifier en échange d’un salaire), ce n’est pas pour la musique que les fans payent : c’est pour que leurs idoles affichent le masque de l’amour le plus sincère. Leur nom même a valeur programmatique : en japonais, « idole » (aidôru) est homophone de « poupées d’amour » (ai doru). Ces marionnettes de chair ont pour fonction principale de performer les gestes et les attitudes stylisées d’une liaison imaginaire, au sein d’un appareil qui exerce un contrôle quasi absolu sur leur vie privée. Il peut sembler contradictoire que ces idoles soient à la fois assignées au statut de vierges perpétuelles et sommées de satisfaire les besoins sentimentaux des hommes qui les adulent. Mais, ainsi qu’elles l’expliquent elles-mêmes, leur travail c’est « se consacrer entièrement » (Yano, 1997) à ceux qui les soutiennent, dans un rapport de dépendance réciproque implémenté en rituel.

8Offrant leurs émotions comme une contribution au bien public (et, accessoirement, comme une ressource pour accroître les profits de leur maison de production), les idoles s’interdisent d’aimer quiconque en particulier afin de pouvoir dispenser « la fleur du sourire » à des admirateurs qui, en échange, font tout ce qu’ils peuvent pour soutenir la carrière de leur favorite. L’interaction idole-fan repose sur cette forme d’échange qui consiste pour l’une à enfiler la personnalité formatée d’une petite copine virtuelle, pour l’autre à venir l’acclamer aux concerts, à la suivre sur Twitter, à voter pour qu’elle puisse monter en grade, etc. Au sein de clubs dont l’apparition date des années 1960, les fans publient des fanzines appelés minikomi ou alimentent des blogs remplis de débats passionnés sur les qualités comparées des idoles : sont-elles aptes à reproduire les stéréotypes ? Sont-elles convaincantes dans leur rôle de jeunes filles « pures, honnêtes et mignonnes » (kiyoku, tadashiku, utsukushii) ? Ils évaluent leurs prestations en termes de compétences : les idoles « pros » doivent faire illusion. Gare à celle qui décevrait les attentes.

9Quelles attentes ? À cette question, les fans répondent de façon unanime : ils veulent du « lien » (kizuna), c’est-à-dire l’impression que l’idole s’est éprise d’eux personnellement. Pour cette raison, les chansons d’idole sont presque toujours écrites à la première personne : « Je te donnerai la chose la plus importante pour une fille, je te donnerai ce qu’elle chérit dans son petit cœur ». En 1974, YAMAGUCHI Momoe devient la première des grandes idoles avec ce style de communication directe, visant à créer le mirage d’une déclaration. En 1981, TAHARA Toshihiko chante : « Je veux ton cœur timide ». En 1985, les onze membres du Onyanko Club entonnent : « Non je t’en prie, ne m’enlève pas mon uniforme ». En 1990, le groupe Coco accuse : « Tu es méchant (mais mon cœur crie que je t’aime) ». En 2003, les Morning Musume quémandent : « Embrasse-moi fort ». Rien de très original bien sûr : la plupart des chansons d’amour en Occident s’adressent à l’auditeur comme s’il était l’objet du message. Au Japon, cependant, la chanson ne constitue qu’une infime partie du dispositif. Bien d’autres moyens sont mis en œuvre pour créer du lien et, cela, à un niveau sans équivalent sur la scène pop-rock américaine ou européenne.

Le travail des idoles : « toucher » les fans

10Les pratiques destinées à construire l’apparence d’une relation intime avec l’idole sont extrêmement diverses au Japon. Les fans peuvent par exemple se rendre à des « cérémonies de poignées de main » (akushu-kai) pour serrer les mains de leurs favorites, ce qui équivaut symboliquement à les embrasser. Ils peuvent aussi leur parler et jouer avec elles lors de « rencontres conviviales » (fan no tsudoi) ou bien faire des selfies à deux lors de séances photo (satsueikai) durant lesquelles les fans et leur idole forment des cœurs en joignant leurs doigts. Il existe par ailleurs la possibilité d’entretenir une correspondance avec son idole ou de voir les vidéos qu’elle tourne, en guise de journal intime, sur les coulisses de sa vie professionnelle [5]. Des lignes spéciales fournissent aux fans le plaisir d’entendre les messages préenregistrés des idoles, conçus pour simuler un appel téléphonique privé. Certaines idoles offrent parfois même aux fans des petits plats cuisinés par elles. La plupart de ces pratiques se répandent dans les années 2000 sous l’influence d’AKB48 – le seul groupe féminin au monde à avoir vendu plus de trente millions de singles.

11AKB forty-eight (abréviation d’« Akihabara48 ») est lancé sous la forme conceptuelle d’un groupe d’« idoles que vous pouvez facilement rencontrer ». Alors que les idoles, jusqu’ici, limitaient leurs apparitions publiques aux concerts et aux émissions télévisuelles, les membres d’AKB48 se produisent chaque jour (par rotation d’équipes) au huitième étage de l’immeuble Don Quijote d’Akihabara, dans une petite salle de deux cent cinquante places. La distance d’à peine deux mètres entre les sièges de devant et la scène crée l’illusion que les spectateurs sont « avec les idoles » qui n’hésitent d’ailleurs pas à descendre de scène, après le live, pour frapper la paume des mains des spectateurs. Ces prestations sont appelées « high touch ». Il est possible de les « toucher » ce qui explique l’extraordinaire succès de la formule : le groupe se ramifie rapidement en divisions basées dans d’autres villes japonaises, puis dans d’autres pays, donnant naissance aux groupes SKE48 (Nagoya), NMB48 (Osaka), HKT48 (Fukuoka), JKT48 (Jakarta), SNH48 (Shanghai) ou encore MNL48 (Manille), sans oublier les déclinaisons en groupes dits « adultes » (pour les amateurs d’idoles dans la trentaine) ou « rivaux » (Nogizaka46), régis par les mêmes principes. Tous ces groupes sont conçus pour vendre le rêve d’une relation intime.

12« Je suis quelqu’un qui veut établir un lien très fort avec mes fans, raconte YAMAUCHI Suzuran (du groupe SKE48). Parce qu’ils m’aiment, je dois prendre soin d’eux. C’est mon travail en tant qu’idole. » Dans ce système qui subordonne la musique à l’entretien du « lien », tous les moyens sont bons, y compris harponner les fans lors des séances de poignée de main. Au sein du groupe SKE48, c’est une idole nommée SUDA Akari, longtemps reléguée au dernier rang de la formation, qui s’est fait une spécialité de cette technique. Au début des années 2010, faisant fi des règles qui imposent une certaine retenue aux idoles, Akari saisit la main des fans avec une ferveur appuyée, yeux dans les yeux [6], en mimant la joie des retrouvailles. Stratégie payante. Sa popularité prend des proportions telles qu’Akari devient chef d’équipe puis numéro 2 dans le classement de popularité des idoles. Pourquoi ? Parce qu’elle tient des registres sur ses fans, notant tout ce qui les concerne afin de réserver à chacun un accueil sur mesure.

13Habituellement, les cérémonies de poignée de main (akushu-kai) durent sept secondes. Sept secondes au cours desquelles, après avoir fait la queue pendant au moins deux heures, le fan peut parler à sa favorite tout en nouant ses mains aux siennes. Un surveillant, chronomètre en main, met fin d’un geste à la rencontre. Le surveillant est nommé « éplucheur » (hagashi), par allusion au fait qu’il détache littéralement les peaux. Bien qu’elles soient brèves, ces interactions constituent l’essentiel du travail de l’idole car elles nourrissent les fantasmes romantiques des fans, avides d’un « contact » direct. Les akushu-kai attirent en moyenne cent mille personnes par jour, qui se répartissent entre une quarantaine d’idoles. Chaque idole serre entre quatre cents et cinq cent cinquante mains par jour. Comme un ticket donne droit à sept secondes, la plupart des fans en achètent quatre pour obtenir des secondes supplémentaires. Certains se procurent jusqu’à trente à cinquante tickets afin d’avoir une conversation avec celle qu’ils nomment leur « préférée » (oshimen), pour ne pas dire leur bien-aimée.

14Nommée skinship – jeu de mots sur l’anglais kinship (lien de sang) et skin (peau) –, l’adoration épidermique des idoles représente une manne telle que les maisons de production vendent maintenant les tickets d’akushu-kai en bonus avec les CD, afin d’augmenter les ventes. En 2016, le procédé provoque l’ire d’un distributeur, Disc Union, qui lance dans ses magasins une campagne de protestation : « La musique n’est-elle que le contenu en bonus qui va avec les poignées de main ? Non, la musique n’existe pas pour permettre de serrer une main. Elle existe pour faire trembler le cœur. » Ce à quoi Tower Records réplique : « Oui, la musique est le contenu en bonus qui va avec les poignées de main. Qu’y a-t-il de mal à cela ? Après tout, serrer une main aussi fait trembler le cœur. » Révélatrice des tensions qui traversent l’industrie musicale au Japon, cette dispute met en évidence l’importance extrême accordée à ce qui fait « trembler le cœur ». Que ce soit la musique ou pas importe finalement peu – pourvu que le fan ait l’ivresse.

La fabrique des filles artificielles

15Il s’agit de lui faire croire que l’idole l’aime. Qu’elle est à portée de main. Que rien ne la distingue, au fond, d’une camarade de classe ou de la voisine d’à côté. Afin de nourrir ce rêve, le système pop-idole encourage les jeunes filles à se fondre dans la masse. Vêtues à l’identique, programmées pour bouger en coordination, formatées sur le modèle de la petite amie, les idoles offrent la sage image d’adolescentes n’ayant ni talent, ni personnalité, ni rien qui les distingue vraiment les unes des autres. Elles sont interchangeables et parfaitement artificielles. Leur existence réelle compte d’ailleurs pour si peu qu’en 2011 une idole japonaise fictive nommée EGUCHI Aimi est annoncée comme nouvelle membre du groupe AKB48… Créée numériquement à partir des visages de sept chanteuses du groupe (qui lui offrent qui sa bouche, qui son menton), Aimi est inventée pour les besoins d’une publicité télévisée pour des friandises. Beaucoup de fans tombent amoureux d’elle, jusqu’à ce que Glico (la marque de confiserie) dévoile le pot aux roses. Elle n’était pas de chair et d’os. Impossible de lui serrer la main.

16On pourrait croire le système pop-idole incompatible avec la fiction, dans la mesure où ce système fait prévaloir le contact de peau à peau. De façon révélatrice, l’industrie japonaise des animes et des jeux vidéo produit cependant elle aussi des groupes d’idoles, qui fonctionnent aussi bien, sinon mieux, que les groupes réels, suscitant la ferveur de foules en quête d’une relation intime. Sous la forme de dessins animés projetés dans des salles géantes ou de spectacles holographiques, les concerts de groupes fictifs (tels que With, SoLaMi Smile ou X.I.P.) font salle comble. En 2016, le film King of Prism, qui met en scène des idoles mâles, génère 500 millions de yens de revenu. En 2017, la franchise du groupe Uta no prince sama (« Les princes de la chanson ») dépasse les 1,6 milliard de yens de vente et se classe parmi les treize plus gros succès de l’année. En 2018, la franchise IDOL Master arrive en tête de classement avec 7,4 milliards de yens de chiffre d’affaires. Les groupes fictifs produisent chaque année des dizaines de singles classés dans les charts et certains proposent même des séances d’akushu-kai en réalité virtuelle. Mais comment se connecter à une créature imaginaire ? Là se trouve peut-être la réponse à l’énigme du système pop-idole : ce système qui, en apparence, produit des idoles accessibles ne fait jamais, en réalité, que confronter les fans à l’échec de toute relation.

17Qu’elles soient de chair ou de synthèse, les idoles restent un rêve. Il est possible de les aimer, mais d’un amour condamné d’avance. L’attachement qu’elles inspirent porte d’ailleurs le nom d’akogare, mélange de désir et de nostalgie, sentiment déchirant de vouloir l’impossible. Détail révélateur : les idoles les plus populaires sont nommées kami7, par allusion aux sept divinités (kami) du bonheur et les fans désignent leur favorite sous le nom de kami-oshi. L’idole est sacrée. L’idole n’existera jamais que dans l’élan qui pousse des millions de personnes à la vénérer. À la différence des stars, qui sont des machines à produire de la rébellion, du neuf et du sensationnel, les idoles japonaises détournent subtilement le dispositif de la production musicale de masse made in America pour en faire l’outil d’un projet tout différent. À travers elles, la foule ne rêve pas de se distinguer, mais de faire corps. Elle ne rêve pas de réussite, mais d’amour. Il s’agit pour l’individu moyen d’accepter son sort : à quoi bon vouloir se singulariser ? Sept secondes suffisent à rendre heureux.

18Les productions culturelles pop-rock peuvent sembler, au Japon, conformes à leurs modèles d’inspiration, et cela d’autant plus que la plupart des tubes nippons sont truffés d’emprunts à l’anglais : « baby kiss me, yeah yeah yeah ». Mais les mots sont des faux-semblants. Avec le souci apparent de véhiculer une révolte, les scènes pop-rock en Occident s’appuient d’une part sur le culte de la personnalité (qu’elle soit vraie ou construite), d’autre part sur le renouvellement constant de modes musicales (elles-mêmes déclinées en un pullulement de sous-tendances) afin que le consommateur ait l’illusion de se distinguer des autres en faisant le choix d’un son forcément « novateur », « transgressif » ou « anticonformiste ». Le système pop-idole, au contraire, produit des êtres passe-partout, des vedettes substituables les unes aux autres et des tubes consensuels, en vue de nourrir non pas la fiction du choix individuel (qui domine la plupart des sociétés contemporaines modernes), mais le fantasme d’un amour ordinaire, entre un individu lambda et une fille en apparence normale. Que la fille en question soit une divinité pare certainement le fantasme d’une aura prestigieuse : on se sent moins « perdant » quand on se voue à une idole.

Notes

  • [1]
    Selon les derniers chiffres disponibles (RIAJ yearbook 2019), sur les cinq singles ayant dépassé le million de ventes, tous sont produits par des groupes de pop-idoles.
  • [2]
    Pour tenter de décrypter le phénomène, je m’appuie ici sur une recherche postdoctorale menée dans le cadre d’une bourse de terrain JSPS en 2018-2019 et actuellement poursuivie au sein du projet EMTECH (Emotional Machines : The Technological Transformation of Intimacy in Japan) soutenu par le Conseil européen de la recherche dans le programme-cadre pour la recherche et l’innovation Horizon 2020 (convention no 714666).
  • [3]
    Au Japon, la chanson « La plus belle pour aller danser » est connue sous le titre Aidoru o sagase (« Cherchez l’idole », par allusion au film qui assure son succès).
  • [4]
    Pour résumer de façon rudimentaire : la production s’industrialise et la réception s’individualise.
  • [5]
    Certaines vidéos, thématiques, s’intitulent « Show me your panties » (<bit.ly/2sPMyXJ>) ou « Personal camera » (<bit.ly/2s14VIU>).
  • [6]
    L’échange de regards directs prolongés est si rare au Japon que, sur les sites de petites rencontres, certaines personnes inscrivent « Ai kontakuto suki ! » (J’aime le eye contact) pour indiquer qu’elles désirent une relation d’intimité. SUDA Akari ne se contente pas de faire du eye contact : elle écarquille ses yeux comme si la vision du fan la subjuguait, ce qui – au passage – lui permet d’avoir des kurikuri-kawaii-pocchiri-me, les « yeux grands et ronds », jugés comme très beaux (Roynette, 2020).
Français

L’industrie musicale au Japon – la deuxième au monde – repose sur la production d’idoles (aidoru), c’est-à-dire de jeunes filles soumises à trois règles singulières : 1/ Ne pas avoir de talent 2/ Sourire 3/ Ne pas avoir de petit copain. L’idole doit nourrir le rêve d’une relation intime avec chacun des fans. Bien que l’industrie de la pop music au Japon soit née dans les années 1960 sur le modèle américain, elle s’en est donc démarqué de façon singulière en offrant à consommer des jeunes filles comme marchandises émotionnelles, reléguant la musique au rang secondaire, derrière des sessions dites de « serrage de main » (akushu-kai), permettant aux fans de toucher leur bien-aimée. En étudiant ces « jeux d’idolâtrie » – y compris dans leur version pour femmes, en jeu vidéo et en version 3D – j’espère apporter sur la notion même de musique un éclairage original : dans le cas du Japon, la production musicale de masse vise moins à produire des stars qu’une illusion de petit-e ami-e. Quelles fonctions sociales se voit-elle attribuer ? Ces fonctions sont-elles identiques selon que les idoles sont vraies ou fictives ?

  • Japon
  • idole
  • boys/girls band
  • jeux vidéo
  • pop
  • fan
  • AKB48

Références bibliographiques

  • En ligneAoyagi, H., Islands of Eight Million Smiles : Idol Performance and Symbolic Production in Contemporary Japan, Cambridge, Harvard University Asia Center, 2005.
  • Galbraith, P. et Karlin, J., Idols and Celebrity in Japanese Media Culture, Londres, Palgrave Macmillan, 2012.
  • Hochschild, A. R., Le Prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2017 (1983).
  • Mathias, B., « La “culture jeune”, objet d’histoire ? », Siècles, no 24, 2006, p. 89-98.
  • Roynette, R., Vivre au Japon (titre provisoire), illustré par Julie Blanchin-Fujita, Paris, Hikari, 2020 [à paraître].
  • En ligneYano, C., « Charisma’s Realm : Fandom in Japan », Ethnology, vol. 36, no 4, 1997, p. 335-349.
Agnès Giard
Agnès Giard, anthropologue rattachée à l’université de Paris Nanterre (laboratoire Sophiapol), chercheuse postdoctorale à Freie Universität Berlin (groupe de recherche européen EMTECH) est l’auteure d’Un désir d’humain (Belles Lettres, 2016), distingué par le prix ICAS-GIS Asie comme un des « cinq meilleurs ouvrages » publiés en français dans le domaine des études asiatiques en 2017. Ses recherches portent sur l’industrie des simulacres affectifs – poupées de silicone et de silicium – dans le contexte du dépeuplement du Japon.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0065
Pour citer cet article
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