1Damien Ehrhardt : La mondialisation musicale actuelle relève-t-elle plutôt de la globalisation économique ou de l’autre mondialisation, celle de la diversité culturelle ?
2Jérémie Fontaine : Les deux phénomènes s’imbriquent paradoxalement. On entend partout les mêmes « tubes » incontournables (ou leurs copies conformes) comme on retrouve partout les mêmes enseignes de la grande distribution. Les majors de l’industrie investissent massivement dans la musique mainstream, délaissant le reste de la production aux indépendants. Cette musique uniforme exerce un pouvoir de séduction irrésistible car elle permet de s’évader de sa localité, de son « folklore », en donnant l’illusion d’appartenir à une communauté globale et connectée. Mais la dématérialisation de la musique a aussi permis à de nouveaux joueurs comme Spotify ou YouTube de s’imposer autrement, en proposant une offre de musique infinie et gratuite, moyennant quelques intrusions publicitaires. On n’a jamais eu accès à une telle diversité dans toute l’histoire de la musique ! Et l’offre est exponentielle. Des outils de création de plus en plus accessibles permettent aux musiciens de s’autoproduire et de diffuser leur musique directement sur Internet. Des réseaux de solidarité émergent spontanément, où la popularité des uns bénéficie à la carrière des autres via de simples échanges de posts sur Instagram ou Facebook. C’est une véritable révolution, à condition de dépasser la condition de consommateur passif et de devenir acteur de sa propre culture.
3Damien Ehrhardt : Vous organisez depuis douze ans des rencontres avec des artistes francophones. La francophonie est-elle à même d’endiguer une globalisation musicale trop uniforme ?
4Jérémie Fontaine : Je trouve le terme de francophonie équivoque aujourd’hui. Parle-t-on de l’institution ? Je lui préfère, avec Dominique Wolton, celui de Francosphère qui désigne précisément ce que la mondialisation a modifié dans l’espace francophone. La langue française est présente sur les cinq continents avec presque 300 millions de locuteurs, majoritairement africains. Je dirai qu’Internet a ouvert des voies de communication et d’échanges avec des millions de francophones contraints à l’immobilité et à l’isolement géographiques. Comme le prédisait Léopold Sedar Senghor dans les années 1960, « la Francité s’étend à une sorte de Noosphère autour du monde ». Grâce à Internet, de jeunes artistes africains inspirent et collaborent avec d’autres artistes, par-delà les frontières. Ces artistes sont emblématiques de cette Francosphère qui tisse de nouveaux liens et de nouveaux imaginaires, par affinités de goût et de langue. On assiste à l’émergence d’un véritable laboratoire de métissages culturels, dont la musique est à l’avant-garde. C’est dans le but de promouvoir ce laboratoire que j’organise des rencontres de musiciens francophones, malgré les difficultés inhérentes à l’obtention de visas. Prendre conscience de ce qui se joue là en musique permettrait de sortir de nos débats étriqués sur la notion d’identité française pour s’ouvrir à la notion, bien plus contemporaine et féconde, d’identité culturelle francophone.
5Damien Ehrhardt : Dans quelle mesure peut-on combiner la musique destinée au plus grand nombre à une rencontre interculturelle dans ce qu’elle a de plus lumineux ?
6Jérémie Fontaine : Comme le dit le philosophe Felwine Sarr, « la rencontre musicale est l’illustration la plus lumineuse de la rencontre : chacun y apporte son univers, chargé d’historicité et d’imaginaires propres, et concourt avec les autres musiciens à un même objectif : la quête de synchronie, de beauté et d’harmonie ». J’ai développé le projet de concerts Mix ta Race pour ajouter une dimension interculturelle à la rencontre musicale. Nous proposons à des artistes français et étrangers de toutes origines de collaborer et de créer une œuvre commune, pour le plus grand nombre. Mix ta Race est une célébration militante de la diversité culturelle, un antidote contre l’uniformisation et le repli identitaire, notre contribution au réenchantement du monde.
7Damien Ehrhardt : Le terme « race » n’est pas sans poser problème, notamment en France. L’employez-vous ici par provocation ou également dans son acception anglophone dont les cultural et postcolonial studies continuent à se nourrir ?
8Jérémie Fontaine : J’emploie le terme « race » dans le contexte spécifique de la musique et de l’expression « Mix ta Race » qui prend tout son sens en français. On pense une fraction de seconde à une insulte, puis le mot « Mix » donne le ton et l’humour, avec sa subtilité et une forme assumée de provocation. Il est évident que le terme « race » résonne différemment aux États-Unis, au Mali et en France où nous l’avons supprimé de la Constitution. Comme l’a montré Pierre-André Taguieff, « notre imaginaire occidental est tiraillé entre l’idée de l’unité du genre humain et le constat de la diversité des humains. Mais au-delà des débats philosophiques et scientifiques que le terme suscite, comment lutter contre des “racismes sans races” ? »
9Je pense que la France et l’Europe sont des laboratoires de diversité et de métissage qui peinent encore à formuler un modèle, un horizon de coexistence face à la mondialisation. Les tensions existentielles entre local et global sont exacerbées par l’instrumentalisation des questions identitaires et migratoires, comme nous l’avons vu avec la montée des extrêmes, le Brexit ou la théorie du « Grand Remplacement ». Les luttes antiracistes sont en crise et ne parviennent plus à fédérer. En France, le mouvement SOS Racisme et son slogan « Touche pas à mon pote » sont aujourd’hui perçus comme ringards et paternalistes. Vanter la richesse de la diversité culturelle est devenu synonyme de bien-pensance et de politiquement correct (on parle même d’idéologie diversitaire). Et la nouvelle tendance antiraciste d’inspiration postcoloniale n’incite pas toujours à l’interculturel, voire s’en défie…
10Il me semble essentiel d’investir le champ des concepts et des imaginaires si nous voulons sortir de cette crise. Mix ta Race cherche ainsi à interpeller, en nous invitant à nous « mixer » avec l’Autre plutôt qu’à s’en méfier, l’ignorer ou se contenter de le tolérer. Les concerts Mix ta Race en sont l’illustration et quand les artistes et le public « kiffent leur race », on comprend sans ambiguïté qu’il ne s’agit pas là d’une question de « race ». Nous réaffirmons ainsi, avec force et humour, que la diversité et le dialogue des cultures sont des ressources nécessaires dont il s’agit de prendre soin, pour les générations futures.
11Damien Ehrhardt : D’où l’importance de la rencontre interculturelle. Quelle est la plus-value d’une rencontre en live, du geste commun voire de la communion qu’elle éveille, par rapport à une écoute différée ?
12Jérémie Fontaine : La musique live est une expérience dont le public fait intégralement partie. Je ne parle pas de la diffusion live à laquelle on assiste devant un écran. Je parle de ce moment de communion où les artistes jouent face au public, en fonction du public. Dans le cadre de Mix ta Race, dont le sous-titre est « On est ensemble ! », je dirai que c’est le live qui fait l’essentiel de l’expérience. La sensation non seulement de vivre ensemble mais de faire-ensemble, d’interagir chacun à sa manière et de faire cause commune. D’ailleurs si Mix ta Race est une invitation à la rencontre musicale, elle se traduit par la rencontre de publics variés qui s’en font le cœur et l’écho, comme en témoigne le nombre d’amitiés et d’unions nées au cours de ces rencontres ! Une plus-value certaine vis-à-vis de toute forme d’écoute distanciée ou différée…
13Damien Ehrhardt : Que pensez-vous du rôle du musicien engagé ? Est-il plus intense que celui d’autres artistes ou intellectuels ? Comment son action pourrait-elle être démultipliée grâce à une création partagée avec d’autres acteurs ?
14Jérémie Fontaine : La création musicale est souvent spontanée, en réaction directe aux événements dont leurs auteurs sont témoins. C’est la symbiose de la mélodie et du texte qui rend la musique si virale, si propre à son appropriation par les foules, comme dans les printemps arabes qui ont vu tant de chansons et d’artistes devenir des figures emblématiques des révolutions. Là où le cinéma, le documentaire et la littérature nécessitent souvent un temps de gestation et de recul, la musique participe de manière immédiate aux mouvements des sociétés avec lesquelles elle résonne, les encourageant même, comme autant d’armes miraculeuses au service des peuples.
15À la différence des intellectuels ou des cinéastes, les chanteurs mettent également leur corps et leurs émotions en jeu, ils sont sans filtres et sans filets devant leur public, incarnant leur texte au point de devenir iconiques. Certains choisissent, en effet, de partager leur engagement avec d’autres acteurs et de démultiplier leur action. On assiste ainsi à l’émergence de nouvelles formes de mobilisation mêlant concerts, conférences, tables rondes, expositions et projections de films. C’est dans cet esprit que je développe aujourd’hui le projet de festival Yes Oui Mix, afin de rassembler des artistes, philosophes et chercheurs engagés autour du thème de coexistence. Avec pour ambition de décloisonner les problématiques antiracistes et écologiques et d’offrir une expérience de création partagée qui soit dédiée à la diversité et au dialogue des cultures, humaines et non humaines. Comme le dit l’anthropologue Arturo Escobar (Sentir-penser avec la Terre, Paris, Seuil, 2018), « la partition nature / culture qui fonde l’ontologie moderne occidentale n’est pas la seule façon d’être au monde, encore moins la forme ultime de la civilisation […] Le projet émancipateur ne saurait se limiter à “changer le monde”. Il s’agit aujourd’hui de changer de monde ».