1Historiquement, depuis l’industrialisation des musiques enregistrées et leur vente sous forme de supports reproductibles il y a plus d’un siècle, l’économie de la musique était divisée en deux types d’activités devenus quasi hermétiques à la fin du xxe siècle. Il s’agissait d’une part de la musique enregistrée, capitalistique et profitable, diffusée régulièrement par les médias, et d’autre part de la musique live, constituée de spectacles interprétés en direct dans un espace situé et un temps limité [2], en déclin dans l’environnement marchand car son modèle économique était considéré comme problématique. Dans son étude des industries culturelles, Hirsch (1972) considère ainsi le live comme une activité non profitable et seulement pertinente dans une optique amateur et bénévole. Quant à Baumol et Bowen (1966), ils constatent la trop faible productivité de la musique live et la diagnostiquaient comme une activité déficitaire ne pouvant perdurer que grâce à un apport extérieur (le plus souvent des subventions publiques lorsque les concerts sont au programme des politiques culturelles). Finalement, étant donné son absence d’intérêt économique, la musique live comme activité semblait perdurer comme moyen de promotion des musiques enregistrées, via la transmission d’aide de l’industrie du disque vers l’univers du live (par exemple pour permettre aux artistes en concert d’être payés alors même que la date était vendue à la salle ou à l’organisateur de festival moins chère que le prix du marché). Une autre stratégie fut le développement de la forme festival, en particulier à compter des années 1980 pour les musiques actuelles. Le festival permettait en effet aux collectivités locales de mettre en avant leur territoire (dans une logique touristique). L’objectif était ainsi de gagner en retombées économiques et en valorisation du territoire ce qui pouvait être perdu en recettes artistiques ou techniques. Le festival entrait alors en adéquation avec les caractéristiques spécifiques de la forme concert, et sa logique était artistiquement complémentaire, mais économiquement indépendante de celle des industries culturelles. En 2017, selon le CNV, les festivals représentent ainsi 25 % des entrées et 21 % des recettes de billetterie de l’ensemble du spectacle vivant de variétés.
2Mais la montée du numérique bouleverse complètement ces équilibres. D’abord dans le rapport entre « musiques enregistrées » et « musique live ». En effet, les années 2000 sont celles de la crise, de la chute des ventes de musiques enregistrées, avec un chiffre d’affaires divisé par plus de trois en dix ans [3]. Il faudra attendre 2016 pour que les ventes cessent de décroître, avec la montée du streaming, une nouvelle manière d’écouter la musique, par abonnement. Or une des conséquences de cette crise, c’est une montée en gamme de la musique en concert, qui devient, pour une part croissante des artistes, leur principale source de revenus. L’augmentation du chiffre d’affaires de la musique live s’explique par un effectif de concerts plus important, mais aussi par une inflation des jauges (Guibert et Eynaud, 2013) et une augmentation du prix des billets de concert, en particulier pour les têtes d’affiche. La fin de la première décennie 2000 est ainsi celle des « modèles 360o » qui déplacent la valeur des enregistrements de l’artiste vers l’artiste en tant que tel. La musique enregistrée, comme la musique live ou l’utilisation de l’image de l’artiste (dans la publicité ou dans la mode) deviennent des moyens complémentaires pour « créer de la valeur ». Dans ce nouveau scénario, les mondes des industries culturelles et du spectacle vivant se rapprochent de manière inédite (Guibert et Sagot-Duvauroux, 2013). Dans les années récentes, la transformation des festivals apparaît comme un avatar de ces mutations (Holt, 2010). Ainsi, des festivals gérés par des multinationales privées, qui comprennent des « têtes d’affiche » exclusives et qui se déroulent sur plusieurs jours dans le cadre de très grandes jauges (plusieurs dizaines de milliers de spectateurs) apparaissent, en France, en Europe, un peu partout dans le monde. Ils sont notamment fréquentés par des groupes ou artistes qui se reforment spécialement pour l’occasion ou qui proposent des formules de répertoires originales (par exemple la reprise intégrale sur scène d’un de leurs albums les plus célèbres).
3La montée du numérique a un autre effet, beaucoup plus direct, sur la musique live et son économie. On sait que la « plateformisation » de l’économie, la consommation sur Internet via l’achat de bien et de services (Bullich et Clavier, 2018), amène l’usager à laisser des traces de ses achats et comportements, éléments qui sont repris et exploités via des techniques marketing. Or jusqu’à la fin de la première décennie 2000, moment où la vente numérique de billets de spectacle devient légale, l’acquisition par le spectateur du droit d’entrée à un spectacle se faisait de manière anonyme, au guichet de la salle accueillante ou dans une grande surface culturelle. Mais aujourd’hui, plus de la moitié des billets de concert sont achetés sur Internet. Les techniques de « gestion de relation client » (appelées CRM, du vocable anglais Customer Relationship Management) se développent. Elles permettent de rassembler des informations sur les consommateurs afin d’effectuer de la personnalisation de masse des ventes. La construction de bases de données constituées d’informations collectées auxquelles peuvent être associées d’autres informations statistiques disponibles ont aussi pour but de faire des prévisions via des logiciels de data mining (fouilles de données). Ces faits génèrent aujourd’hui des conséquences qui n’étaient pas prévues, la première étant une prise d’importance inédite de la billetterie en termes stratégiques et la concentration des entreprises de billetterie, trois d’entre elles contrôlant plus de 80 % du marché (France Billet, Ticketmaster, See Tickets) et le rachat de ces entreprises par d’autres œuvrant dans le spectacle ou la culture (la Fnac pour France Billet, Live Nation pour Ticketmaster, Universal pour Digitick). La numérisation de la billetterie a naturellement tendance à mondialiser les festivals puisque la difficulté géographique d’acquisition de billet disparaît. Mais elle a tendance aussi à transformer le festival en produit culturel standardisé avec services annexes en option et propositions « premium » (billets coupe-file, avantages divers). Le paiement cashless, souvent associé à la vente de billets dans les festivals, permet de retracer précisément le comportement du festivalier en termes d’actes d’achat et de montants dépensés. On se dirige actuellement, via le yield management, vers des perspectives de modifications du prix du billet en fonction de la demande (comme par exemple dans le transport aéronautique).
4Si la billetterie rend transparente la vente de billets de concert, la captation vidéo et son rapport à Internet transforme l’ontologie même de la musique live en festival dont les singularités (unité de lieu, unité de temps [« le direct »]) disparaissent – ou sont, pour le moins, transformées. La généralisation des smartphones durant l’expérience festivalière établit un lien nouveau entre le festivalier et le monde extérieur. Le smartphone permet par exemple de partager le déroulé des concerts des artistes programmés ou encore de discuter en direct via les applications de réseaux sociaux. Du point de vue de la production, suite à des accords financiers avec les producteurs de spectacles, des entreprises de captation filment les concerts avec plusieurs caméras simultanément (y compris parfois des drones), qui sont le plus souvent retransmis en direct et alimentent des écrans géants (Leveratto et al., 2014). Ils sont aussi retransmis sur des chaînes de télévision ou des sites internet, transformés alors en produit des industries culturelles dont la logique est similaire à celle des musiques enregistrées dans le cadre d’une économie de l’attention. Cependant, les bulles spéculatives lors de la mise en vente des billets d’un nombre croissant de festivals et la dense activité du second marché jusqu’au déroulement effectif des spectacles montrent que le mystère de l’attachement à la musique live et la haute valeur symbolique associée au fait d’avoir vécu un concert « en y étant » n’ont pas révélé toutes leurs significations. C’est ce que tendent à montrer les nombreux débats autour du potentiel économique du livestream qui se sont tenus lors de la période de confinement liée à la pandémie de la Covid-19 ces derniers mois.
Notes
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Ces réflexions et premiers résultats émanent d’un projet de recherche sur le tournant numérique de la musique live dont le premier volet (2019) a été dirigé par Gérôme Guibert (Irmeccen) et Catherine Rudent (Cerlis), avec la collaboration de Michaël Spanu, dans le cadre du Labex ICCA (Industries culturelles et création artistique).
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[2]
Le hic et nunc de Walter Benjamin (1939)
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[3]
Pour la France, le chiffre d’affaires des ventes (selon le Syndicat national de l’édition phonographique) passe ainsi de 1,4 milliard d’euros en 2001 à moins de 500 millions d’euros en 2015 (Guibert et al., 2016).