1Damien Ehrhardt : Dans quelle mesure la musique est-elle un moyen de communication ?
2Philippe Schoeller : La musique naît quand l’équivocité est préservée. Sa polysémie est le vecteur de son essence. Dans un premier temps, je m’en tiens ici à l’expérience sensible de ce que l’on nomme « concert », cette expérience où le corps est partagé par l’écoute commune, chacun respirant le même air dans un espace commun. La musique est un art vivant, une « scène » vivante. Dès lors, l’espace et la durée intime partagés créent un système de circulation, d’échanges, de proximité des corps comme des esprits. On pourrait à cet égard parler de communication. Pourtant, à l’inverse du langage articulé, le champ vibratoire ritualisé où se déploie le médium – les ondes sonores, les énergies acoustiques/visuelles diffuses – ouvre ces corps et ces esprits à une information où le sens échappe à l’univocité du langage et son système de traduction d’une langue à l’autre, le pour y définir un faisceau singulier de « significations ». Chacun entend et vit la musique dans ce contexte de rituel, de partage, comme il le souhaite. C’est donc par le processus équivoque de l’écoute, libre de tout logos, que le signifiant propre à l’acte de communication opère en musique. Le sens, ce vecteur du lien permettant de communiquer au cœur d’un système vivant régi par le bien-entendu, en quelque sorte s’efface, et est remplacé par la signification dans le processus-musique. Nulle traduction d’une langue à l’autre en musique, juste un référent culturel acquis, préformé, auquel l’auditeur s’auto-réduit à une soumission plus ou moins consciente de ses habitudes de perception, cela même qu’il a nommé « musique » jusqu’au moment où il en fait l’expérience et qu’il continue à nommer ainsi par la suite. De fait, nulle écoute d’une musique, identifiée en tant que telle, ne peut se soustraire à la mémoire des expériences antérieures qui ont fait musique dans son esprit et son corps. L’écoute d’une musique fait communiquer les feuillages bruissants du présent aux racines des saisons passées de l’écoute.
3Maintenant, si l’on déplace ce système d’écoute séculaire dans le champ actuel de l’appropriation d’une information sonore à laquelle on accède par une machine, un audiogramme, quel qu’il soit (CD, smartphone, radio hertzienne, radio Web, écrans, haut-parleurs, etc.), alors il faut bien comprendre que les processus organiques de ce que l’on nommait jusqu’à présent « écouter » ont subi une mutation profonde sur tout l’ensemble des principes de communication musicale. Dès lors s’est opérée, depuis deux siècles environ, une redéfinition assez radicale des modes d’appropriation de l’information sensible. Il serait facile de parler de consommation des artefacts de l’écoute, mais je préfère laisser ouverte la question pour essayer de comprendre en quoi cette mutation de l’écoute, indissociable des mutations de l’écriture (écriture au sens le plus large, i.e. mémorisation de l’information et lecture différée), ouvre des perspectives nouvelles à ce que l’on nomme « musique ».
4Damien Ehrhardt : Que pensez-vous de la mondialisation musicale ? Relève-t-elle plutôt de la globalisation économique ou de l’autre mondialisation, celle de la diversité culturelle ?
5Philippe Schoeller : Les audiogrammes, depuis 1860 environ, ont totalement changé notre rapport à l’écoute, donc notre rapport à la musique. Pendant des siècles, la musique se transmettait de deux façons : soit de manière organique, selon la science de l’écoute et du jeu musical à travers le couple maître-disciple dans la musique savante de tradition orale (écriture incorporée) ; soit par la réification/matérialisation visible, selon la science de l’écoute et du jeu musical se propageant par le biais de la notation codifiée dans la musique savante de tradition scripturale (écriture visible).
6Aujourd’hui, par la vitesse-lumière où transite l’information sensible et par la capacité extraordinaire de stocker cette information, la musique devient un « référentiel circulaire ». Je m’explique : avant la mutation de l’écriture, la musique, objet réel et matériel produit comme message, signe ou symbole, était définie par des territoires, par leurs frontières d’espace et temporelles. En 1810, Beethoven ne pouvait pas instantanément écouter, lire, répéter à loisir l’expérience sensible d’une musique de percussions jouée à quelques milliers de kilomètres de Vienne, au Sénégal, comme il ne pouvait accéder si facilement à la partition de Guillaume de Machaut, cette Messe Notre-Dame écrite vers 1360.
7En à peine deux siècles, nous sommes passés d’un monde de frontières, de limites, de territoires précis à un monde quasi illimité d’accès à l’information musicale, caractérisé par l’instantanéité, l’effacement des limites, la dématérialisation de l’information, l’expérience de l’écoute supra-individualisée via l’appropriation et la possibilité de consommation – sans frein aucun – du message-audiogramme. La bibliothèque instantanée et omnipotente est là, miracle de la technologie, permettant de trouver l’information quasi inexistante : voici la mutation, unique dans l’histoire des civilisations.
8Damien Ehrhardt : Que penser des pratiques culturelles face à ces nouveaux défis de l’information et de la communication ?
9Philippe Schoeller : Je ne sais que penser du devenir de la musique dans un dispositif qui subit une telle mutation. Je dirais que nous vivons dorénavant le rêve de tout homme : voler instantanément ailleurs, voyager, vivre la variété sans fin du réel. Car toute musique a cette capacité de faire naître le sentiment intime du voyageur, voyage trans-latitude dans l’espace ou dans le temps. Et si nous retrouvions par chance les enregistrements qui auraient pu être réalisés de la musique qui se jouait et se partageait sous le règne du Pharaon Ahmôsis 1er, vers 1550 avant J.-C. au cœur de la xviiie dynastie à Thèbes, en Égypte, ne serait-elle pas alors la musique du futur ? L’industrie, les machines, ont « téléscopé » radicalement les pratiques culturelles.
10Damien Ehrhardt : Quel est l’impact des cultures extra-européennes sur votre œuvre ou votre expérience musicale ?
11Philippe Schoeller : Essentiel. L’observation et la méditation face à un champ de fleurs sauvages sur les flancs d’un pré de montagne dans le Queyras en plein été vaut tous les conservatoires du monde. Les cultures extra-européennes « re-naturalisent », en procédant par extension et organicité, les territoires de l’écoute, car l’écoute est un « écosystème ». C’est la variété des formes et des expériences du sensible, du vibré, du pulsé, du chanté comme du joué qui bâtit la terre où l’imagination créatrice peut croître et créer. Toute musique qui ouvre un développement de l’éveil sensible, donc de l’éveil mental puis de l’éveil spirituel, en tant qu’art, est polythéiste, c’est-à-dire qu’elle construit une harmonie de l’homme au monde sous l’ordre de la différence, donc de la génération du créé. Elle pose de façon violemment joyeuse l’énigme de la forme, de la naissance des choses. En effet, à la différence des disciplines de la raison, telles les mathématiques et les sciences en général, ou de la philosophie, voire de la théologie, la science de la musique n’est pas seulement un savoir-faire du goût, mais bien une science ontologiquement indispensable au bien-vivre. Elle n’est pas seulement un agrément de jolis sons, d’agréables rythmes. Elle est un outil de connaissance où s’équilibre toute la complexité d’un être de langage, sans la contrainte de l’univoque. Sans parler du respect du corps humain : toute musique élaborée durant des siècles de polissage transgénérationnel, de techniques les plus complexes et raffinées possibles, ouvre à une échelle sans mesure de sapiences emplies de lumière, de subtilité, d’extrême raffinement, et cela en accord avec la nécessité qu’a le cerveau humain de se nourrir et se développer grâce à ce que les neurosciences nomment aujourd’hui les « énergies fines ». C’est pour cette raison que l’homme parle 6 000 langues, par exemple.
12Un autre point. « Cela est vrai, c’est une preuve. Cela est faux, c’est inexact » : voilà la perception légitime des sciences. Alors qu’en musique advient le plus souvent cette sorte de singularité subjective qui nous fait dire : « J’aime. Je n’aime pas ». Pourquoi cette discrépance entre le goût et le savoir ? La musique, son action, sa pratique comme son écoute, aurait peut-être tout à gagner si elle commençait à retrouver sa place, centrale dans l’éducation, à la fois comme science, histoire, connaissance de ses expressions infiniment multiples, pour alors ouvrir une ère du gai savoir. L’âme de tout auditeur fait un calcul secret à son insu, comme le disait Leibniz de la musique.
13Damien Ehrhardt : Que pensez-vous de la réception mondiale de la musique « contemporaine » ?
14Philippe Schoeller : Je compose, dirais-je, humblement. Il m’est difficile de m’arrêter sur mon action créatrice pour jouer mon propre musicologue. Je suis contemporain puisque je vis aujourd’hui. Ce terme de « musique contemporaine » est absurde, inepte, anachronique. Pourquoi ? Parce que la musique en 2020 est devenue en grande partie un marché planétaire d’audiogrammes dématérialisés consommables dans ce que Marcel Duchamp appelait des « machines célibataires ». Personnellement, je trouve cela remarquable, surnaturel et aussi assez drôle quand je compare la joie sans nom, le plaisir, l’énergie que peut offrir l’expérience sensible d’un concert partagé dans une salle de musique vivante, en temps réel, comparée à l’écoute, ainsi nommée, d’un audiogramme figé pour l’éternité, musique réécoutable un milliard de fois sans le moindre atome de variation : « zéro défaut » dit-on en économie industrielle ? En effet, la musique de tradition occidentale écrite a ouvert un champ d’écoute proposant nombre de voyages dans des territoires de la perception extrêmement ouverts. L’espace musical, sous nos latitudes occidentales, sociétés industrielles dont les soubassements philosophiques pourraient être nommés matérialistes, oui, l’espace « musical » s’est ouvert à beaucoup de dimensions de « l’espace sonore ». De même que les peintres impressionnistes sont sortis de l’atelier, les compositeurs occidentaux sont sortis de leurs frontières européennes. La perception, de fait, depuis deux siècles environ aurait-elle été bousculée dans ses habitudes ?
15Musique contemporaine ? Non.
16Musique abstraite ? Non.
17Musique nouvelle ? Non plus, certainement pas.
18Simplement ouverture à la vastitude de perfection de l’oreille humaine : écouter, ce miracle de percevoir l’infinie variété du monde, et dès lors renouveler ses habitudes. Or, face à l’inconnu, deux réactions s’expriment fort fréquemment : l’attraction (ou l’amour), la répulsion (ou la fuite). Pourtant, l’histoire des civilisations nous enseigne que l’invention n’a pas d’âge. L’imagination humaine et la quête de spiritualité, autrement dit l’amour de la dimension magique qui sied dans la condition humaine face à la nature, cet amour-là est vital, infiniment important dans l’expérience du vivre sur cette planète. Sans art, un homme meurt. Un zéro défaut du vivant n’existe nulle part. L’activité d’une action poétique trans-science peut alors préserver la complexité non numéraire de ce que l’on nomme un « corps vivant ». L’utopie de l’homme-machine infini semble bien une gigantesque pulsion de mort, de réduction à l’unité glaciale : le vivant numérique. En ce sens, poursuivre la conquête des territoires de l’imagination pour les partager est un acte éminemment politique : un humanisme et un naturalisme. Pourquoi ? Tout simplement culturellement responsable car, tout sauf amnésique de l’histoire des hommes, cet acte, soucieux de ses cultures traversées préserve les acquis de l’histoire. Et un acte naturaliste en ce sens qu’il intègre les infinitudes de formes du vivant qu’il a traversées avant d’advenir à la conscience et de développer une activité « animale ». Oui, une activité sans finalité, gratuite, qui ne sert à rien : écouter des sons sans sens, observer des couleurs et des formes sans utilité pratique, danser dans l’espace sans produire d’objets, sans sens pratique. Mais pourtant, une activité qui s’avère sans prix. Et cependant, les œuvres d’art représentent des milliards de valeurs marchandes en 2020. L’œuvre d’art est-elle une valeur d’usage surnaturel ? « Un arbre sans racine meurt » : ainsi, sans doute, la nouvelle donne de l’activité d’art dans un monde globalisé, un accès à une mémoire infinie pour glorifier le vivant comme énigme infinie. Sinon, quitte pour une civilisation zéro défaut, dans la perfection glacée pour l’éternité, centralisée et biocentrique, alors que l’univers recèle des milliards de galaxies où habitent des milliards de formes de vie. Voilà ce que j’aimerais vous dire : le message de la musique depuis deux siècles en Occident, la venue de la fin du dernier dogme, de la dernière illusion, la fin du dernier centre qui toujours a fait naître violence et destruction entre les peuples ; croire que l’homme existe seul dans l’univers, qu’il est l’unique forme vivante, pensante, respirante et rêvante, cette vision de l’homme biocentré dans la nature, il me semble qu’il n’y a pas plus explicite que l’art pour en prouver exactement tout le contraire. Après la fin du géocentrisme, de l’héliocentrisme et du galactocentrisme, nous approchons de la fin du biocentrisme – et donc le début d’une conscience ouverte à ce que l’on nomme encore « la Vie » bien plus large et diffuse. C’est d’ailleurs pour cela que l’œuvre d’un artiste est plus grande que sa vie.
19Damien Ehrhardt : Quel est le lien entre musique et nature ? La musique comme reflet de l’harmonie du monde apparaît-elle comme une utopie toujours actuelle ?
20Philippe Schoeller : Je vous dirais que, pour moi, Nature et Infinitude sont synonymes. L’art sans utopie ne peut exister, puisque l’activité artistique a pour moteur de dévoiler ce qui est hors espace de la Raison, hors logos. Ce qui est plus large, plus vaste et aussi plus flou que la raison. Ce dévoilement inscrit son contenu de vérité tout autant qu’il traduit tel un sismographe, par l’œuvre d’art, l’échelle de la conscience de l’homme à un moment donné de l’histoire. Sinon nous serions insensibles, en 2020, aux fresques de Lascaux ou de Chauvet, comme aux combinaisons de vibrations imaginées par W. A. Mozart en 1790. Sauf qu’à la différence d’une religion à laquelle on souscrit, l’artiste, par son travail, par son œuvre, cherche à toujours offrir la vastitude de son rapport extraordinaire au créé, au vivant, au monde dans sa totalité d’énigme. Son langage est hors langage, car il passe par l’expérience initiatique du sensible. J’insiste : la signification au lieu du sens, cela l’expérience du sensible, l’art. Dès lors, je vous dirais que toute musique exprime, de façon liminale ou subliminale, une relation précise de l’homme qui la fait, l’écoute, la compose, avec la « nature ». Ce n’est pas seulement son sentiment, son impression personnelle, subjective que cet homme éprouve face à la nature. Une finitude de l’individu ? Non, mais bien une question plus simple, plus essentielle : la différence d’échelle entre un individu et une espèce. L’artiste, au sens le plus général, sans connotation ultra romantique ni glorification excessive de l’ego, pose un pari sur sa vie elle-même, sa vie telle une grandeur sans fin, non numéraire, une ligne de vie où se déploie l’activité artistique comme un axiome d’espace à ouvrir. Et offrir alors : « l’offrande musicale », oui ! Pour témoigner de ce que l’on ne peut nommer qu’au travers de l’expérience du sensible, étant donné que le mot, le sens, n’y suffit pas. L’œuvre d’art est plus grande que celui qui l’a produite. Encore une fois, oui ! Andiamo !