CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Damien Ehrhardt : Dans quelle mesure la musique est-elle, selon vous, un moyen de communication ? Quel est le rôle joué par le musicien dans cette transmission ?

2Pierre Baillot : Bien qu’elle demeure subjective et immatérielle, la musique est pour moi un moyen de communication extrêmement puissant et immédiat. Tout d’abord, cette communication et cette osmose sont bien sûr nécessairement créées/communiquées entre les musiciens eux-mêmes, avant d’être communiquées vers le public. J’ai été très vite attiré par les musiques improvisées que nous retrouvons dans beaucoup de styles musicaux et dans la plupart des cultures et des endroits du monde. L’Inde, l’Afrique, le Brésil, l’Orient ont, par exemple, comme vous le savez, de grandes traditions d’improvisation. En tant que musicien multi-instrumentiste, je pense que l’improvisation a cette force incroyable et ce pouvoir magique de créer et de communiquer en temps réel et sans aucune préparation, parfois même sans que les musiciens ne se connaissent eux-mêmes. Par le jeu des interactions entre musiciens, de certains codes universels, la musique, notamment improvisée, devient à la fois complicité, création et moyen de communication, elle permet une connexion spirituelle immédiate entre musiciens, même s’ils ne se connaissent pas et proviennent de deux endroits du monde et de deux cultures très éloignés. C’est toute la magie de ce langage universel !

3Improvisée ou écrite, la musique a ce pouvoir inouï de créer un système de communication organisé ou s’organisant en temps réel, dans lequel chaque musicien s’exprime, non pas à tour de rôle et de façon unidirectionnelle, mais ensemble, en ayant pour unique finalité de sublimer la beauté d’une œuvre et de la transmettre au public. Dans le cas de l’improvisation, chaque musicien aura pour mission d’être au service de la musique, de mettre en valeur le soliste, afin de créer en temps réel une forme de communication multidirectionnelle, d’abord entre musiciens eux-mêmes, et ensuite des musiciens vers le public. C’est à cet égard un moyen de communication extrêmement particulier et évolué.

4La musique permet bien évidemment, et c’est sa finalité première, de créer un lien d’énergie d’abord entre nous, les musiciens, et ensuite en direction de chaque spectateur qui, à son tour, nous renvoie à nous musiciens sa propre énergie qui nous pousse à aller plus loin. Il se crée donc une forme de « larsen » d’énergie positive qui se développe entre les musiciens eux-mêmes et le public.

5Damien Ehrhardt : Que pensez-vous de la mondialisation musicale actuelle ? Relève-t-elle plutôt de la globalisation économique ou de l’autre mondialisation, celle de la diversité culturelle ? Existe-t-il aujourd’hui des musiques mondiales ?

6Pierre Baillot : Il est vrai qu’avec, d’une part, la mondialisation et, d’autre part, les progrès technologiques, l’accès plus aisé au matériel d’enregistrement, la composition sur ordinateur, etc., nous assistons à une relative uniformisation de certains styles de musique et surtout des musiques urbaines comme le hip-hop, le R&B, etc. Les productions se ressemblent de New York à Londres ou à Lagos, tentant d’utiliser les mêmes recettes, les mêmes techniques de production et des sons similaires. Le hip-hop est un parfait exemple de phénomène mondial. Par ailleurs, on peut considérer que la musique omniprésente dans les smartphones, les lieux publics, etc. est davantage consommée comme un bien quelconque que réellement écoutée, surtout si cette écoute reste passive et sans véritable discernement.

7En revanche, si nous passons outre cette forme de consommation passive et si nous faisons preuve de curiosité, Internet – à travers les sites de streaming, YouTube, Wikipedia, etc. – nous offre un accès immédiat à une source intarissable d’œuvres de tous styles musicaux, de documents sonores provenant de tous les endroits du monde. Internet nous permet de remonter dans le temps, de consulter des archives, nous donne également accès à des œuvres inédites, des séances de studio non éditées…

8Internet, notamment à travers les sites de streaming et YouTube (dont les modèles économiques actuels sont controversés et peuvent être longuement discutés), permet également une diffusion de la musique qui traverse les frontières, les tranches d’âge, les catégories socioculturelles. La même œuvre est désormais accessible partout dans le monde par n’importe quel utilisateur dès sa première diffusion.

9Damien Ehrhardt : Vous pratiquez plusieurs instruments et des musiques de différentes régions du monde. De quelle manière votre circulation planétaire (d’un lieu à l’autre, d’une musique à l’autre) a-t-elle marqué votre vision de l’art ?

10Pierre Baillot : J’ai eu la chance de voyager pour différents motifs dans des régions à forte identité musicale, comme l’Afrique sub-saharienne, le Maghreb, le Moyen-Orient, l’Inde ou l’océan Indien. Chaque voyage était pour moi une source de curiosité musicale et d’inspiration. J’ai commencé à rapporter certains instruments de mes voyages comme le oud, le balafon, les flûtes indiennes, etc. Étant en grande partie basée sur l’improvisation, ma musique s’est donc métissée naturellement, le point de départ étant le jazz. J’aime aussi sortir certains instruments de leur contexte, comme jouer du oud sur des standards de jazz ou sur de la musique brésilienne, jouer des flûtes ban-suri sur de la chanson… Ces instruments à forte identité ont la faculté de vous transporter dès les premières notes, et c’est précisément pourquoi je trouve intéressant de les sortir de leur tradition et de leur contexte habituel, tout en essayant de respecter leur spécificité et leur identité.

11Damien Ehrhardt : La musique comme reflet de l’harmonie du monde vous apparaît-elle une utopie toujours actuelle ?

12Pierre Baillot : Je suis intimement persuadé que la musique est une magnifique représentation d’un monde en harmonie et qu’elle a ce pouvoir extraordinaire de rapprochement entre les hommes. En passant outre toutes les barrières de langues, de différences culturelles et sociales, elle arrive à instaurer une forme de langage universel immédiatement accessible par tous. Il est intéressant de voir que plus je me rendais compte de la réalité et de la dureté des conflits en Orient, et notamment en Syrie et au Yémen où j’ai eu la chance d’aller, plus l’envie me venait de créer une musique qui rapproche l’Orient et l’Occident, comme pour porter un message de paix, d’harmonie et de montrer à travers une musique multiculturelle que cette alchimie, cette fusion traverse aisément les frontières et que nos origines sont finalement communes. Nous constatons par exemple que de nombreuses traditions musicales sont fondées sur les gammes pentatoniques, nous observons de fortes similitudes entre certains ragas indiens et certaines gammes orientales, entre la tradition rythmique africaine et celle de Bahia au Brésil…

13Afin d’illustrer ce propos, je vous invite à visionner le film de mon ami Frank Cassenti Changer le monde, qui est issu d’une création donnée au festival de jazz de Porquerolles en 2018. La création de concert, totalement improvisée et totalement acoustique, réunissait le violoncelliste Vincent Ségal, le joueur de gembri et chanteur marocain Majid Bekkas, le percussionniste américain Hamid Drake, la flûtiste américaine Nicole Mitchell et le joueur de ngoni et chanteur malien Makan Badjé Tounkara.

14Le film est encore en cours de montage et sortira très prochainement. On trouvera ici un aperçu du concert : <www.france.tv/spectacles-et-culture/hip-hop-jazz/972257-changer-le-monde-au-festival-jazz-a-porquerolles-2018.html>.

Pierre Baillot
Pierre Baillot se produit en tant que saxophoniste avec différentes formations allant du jazz à la funk et aux musiques brésiliennes. Il se passionne alors pour les musiques du monde, notamment l’Afrique, l’Inde et le Moyen-Orient. Il joue du oud, des flûtes Bansuri et Nay et du Duduk. Il créé Maido Project en 2006, collectif de musiques du monde (Inde, Afrique, Orient) avec une chanteuse indienne, un pianiste malgache et un percussionniste brésilien (<www.maidoproject.com). Principales collaborations : le guitariste brésilien Toninho Ramos, les chanteuses et pianistes Yasmin Shah et Clara Ponty, les différentes formations du percussionniste Edmundo Carneiro, le chanteur Didier Sustrac, etc. En partenariat avec RFI depuis 2009, Pierre réalise également des albums de musiques d’illustration et des commandes de composition (Projets Égypte, Argentine, Balkans, Blues, Climatic, Olympics, etc.).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0043
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