CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Issur Danielovitch Demsky, immigré juif de première génération d’origine russe, est né à Amsterdam dans l’État de New York le 9 décembre 1916 de parents illettrés – son père, fripier-ferrailleur de son état, était plus souvent au bistrot qu’à la maison et sa mère, femme au foyer, occupée avec six filles et ce garçon. Kirk Douglas, star internationale, acteur, réalisateur, producteur [1], est mort plus de cent ans après en Californie à Beverly Hills le 5 février 2020. Petit [2], blond, musculeux (il avait commencé à gagner de l’argent, en partie pour payer ses études, comme catcheur), le regard perçant et le sourire carnassier, il avait un drôle de visage : rectangulaire et plat sur le haut, triangulaire sur le bas, avec un menton proéminent en forme de bulbe d’étrave défoncé par une profonde fossette. Toute sa vie, la réputation de SOB (son of a bitch), de salopard, lui a collé à la peau en raison d’une part des rôles de méchants qu’il affectionnait (il disait préférer nettement jouer les méchants que les gentils) et d’autre part de sa réputation d’acteur difficile sur les tournages, par son souci de l’authenticité et son refus de se laisser marcher sur les pieds ou de se taire, quand les choix du metteur en scène ne lui semblaient pas être les bons. Car ce méritocrate, de conviction démocrate (contrairement à son ami Burt Lancaster ou à son partenaire régulier John Wayne, républicains convaincus), profondément religieux mais sans intransigeance, profondément américain, à se faire à ses frais ambassadeur itinérant de son pays sous quelque administration que ce soit, avait la dent dure avec tout le monde, y compris lui-même. Que ce soit l’antisémitisme du bas en haut de la société américaine, la frilosité des studios hollywoodiens, la trahison de l’homme de confiance qui le met sur la paille, les fans qui le confondent avec un autre, les hommes sans talent, les femmes sans parole, les tenanciers de restaurant qui cherchent à lui faire régler des additions insensées, rien n’échappe à sa vigilance, sans oublier ses propres faiblesses (pour le sexe, notamment) ou sa naïveté. De sorte que son autobiographie (The Ragman’s son, New York, Pocket Books, 1989 [3]) commencée un peu avant ses 50 ans et publiée peu après ses 70 ans (il avait encore plus de 30 ans à vivre) offre le portrait claudicant d’un self made man fier de lui, sa réussite, ses quatre fils, d’un patron exigeant qui ne laisse rien passer et d’un enfant pauvre qui reste toute sa vie en manque de chaleur, de reconnaissance et d’affection à la moindre désillusion ou contrariété. Comme s’il devait sans cesse ferrailler contre les malentendus le concernant (soit on le prend pour un quidam, soit on cherche à l’exploiter), les chausse-trappes, l’indifférence ou le manque de professionnalisme. Il dit n’être en paix qu’au matin, dans sa cuisine, à boire le café inaugural, dans le souvenir des rares tête à tête avec sa mère en son royaume, une fois que tout le reste de la famille était parti. C’est sans doute pour tout cela qu’on le juge « difficile ». Mais c’est aussi sans doute pour cela qu’il s’engage pour un meilleur traitement des personnes âgées dans les maisons de retraite, qu’il crée sa propre fondation pour l’enfance déshéritée et qu’il lègue toute sa fortune à des œuvres caritatives.

2Quant à sa filmographie (en tant qu’acteur), qui s’étend de 1946, The Strange Love of Martha Ivers (Lewis Milestone, avec Barbara Stanwyck) à 2008, Empire State Building Murders (pour la télévision, William Karel), elle est trop vaste et trop diverse pour en rendre valablement compte ici. On peut y relever d’une part une mise en valeur de ses restes de catcheur sur le mode Mr Torso (Champion, Mark Robson 1949, Spartacus, Stanley Kubrick 1960, The Vikings, Richard Fleischer 1958, et nombre de westerns), mais aussi d’autre part une excellence dans les rôles de sadique froid ou de cynique grinçant (Out of the Past, Jacques Tourneur 1947, Ace in the Hole, Billy Wilder 1951, The Bad and the Beautiful, Vincente Minnelli 1962, A Letter to Three Wives, Joseph L. Mankiewicz 1949) où fait merveille le contraste entre son très large sourire et un regard métallique de requin, rôles où la violence est davantage suggérée que montrée. Dans ce registre, il avait pour cousins Dan Duryea et Richard Widmark.

3Son film préféré était Lonely are the brave (David Miller 1962), et il raconte avoir eu du mal à s’extraire de son incarnation de Van Gogh dans Lust for Life (Vincente Minnelli 1956), les deux personnages ayant en commun une solitude et une inadéquation au monde tel qu’il est douloureuses, ce qui était probablement un des traits de caractère de la personne et de son indépendance aisément ombrageuse et revendicative. Cette indépendance revendiquée est aussi à l’origine de Bryna Productions, sa maison de production portant le nom de sa mère, qui dès 1955 prend en charge tout ou partie des films auxquels il tient, notamment en collaboration avec Stanley Kubrick pour Paths of Glory (1955) et Spartacus (1962). Il produit aussi des pièces de théâtre car son rêve a toujours été d’être l’aigle de Broadway ; mais il ne réussira jamais, à son grand regret, à mettre en image le roman de Ken Kesey, One flew over cuckoo’s nest. Il dut en laisser la production à son fils Michael et le rôle principal à Jack Nicholson.

4Kirk Douglas n’est pas une image paradoxale de Hollywood, mais bien une bonne image du paradoxe hollywoodien, qui fonctionne à la fois sur le système des studios et sur le talent des indépendants [4], le premier fournissant aux seconds les moyens, notamment techniques, les seconds alimentant le premier de leurs prises de risques et de leur excellence esthétique. Le jongleur Kirk Douglas a marché sur cette corde raide toute sa vie, non sans talent.

Notes

  • [1]
    Certains ajoutent : écrivain, parce qu’il a écrit ses mémoires et trois romans.
  • [2]
    Il dut, au cours de sa carrière, avoir souvent recours à des semelles compensées pour ne pas paraître trop petit aux côtés de ses partenaires.
  • [3]
    Le Fils du chiffonnier, Paris, ArchiPoches 2013.
  • [4]
    Voir Thomas Schatz, The Genius of the System. Hollywood Filmmaking in the studio era, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.
Marc Vernet
Marc Vernet est professeur émérite en études cinématographiques de l’université de Montpellier 3. Son dernier ouvrage, Ainsi naquit Hollywood, est paru chez Armand Colin en 2018.
Université Paul Valéry
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0313
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