CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Né à New York dans une famille de juifs polonais, Immanuel Wallerstein a effectué toutes ses études à l’université de Columbia : licence (1951), maîtrise (1954) et doctorat en philosophie (1959). Il est maître de conférences jusqu’en 1971, année où il devient professeur à l’université McGill à Montréal, puis en 1976 à l’université de Binghamton (SUNY) dans l’État de New York, où il dirige le Centre Fernand Braudel pour l’étude de l’économie, des systèmes historiques et des civilisations. Il commence sa carrière de chercheur en étudiant l’Afrique coloniale et postcoloniale, celle des indépendances, sur laquelle il publie ses premiers ouvrages, mêlant déjà l’histoire, la géographie, l’économie, l’anthropologie, les sciences politiques, etc. Cette approche interdisciplinaire caractérise son œuvre, imposante et importante. Imposante, car faite de très nombreux ouvrages sérieusement documentés qui renouvellent fortement les théories tant historiques qu’économiques sur le développement du capitalisme. Importante, pour la simple raison que ses ouvrages ne visent pas seulement à s’opposer à l’académisme universitaire, mais à rendre intelligible le monde afin de contribuer à sa transformation. En cela, ses livres et plus encore ses conférences et interventions dans la presse et depuis octobre 1998 sur son blog (<www.iwallerstein.com>) participent à la formation des militants altermondialistes et aux débats d’idées, sans qui, à ses yeux, aucune avancée démocratique n’est envisageable.

Le capitalisme historique

2J’ai rencontré Immanuel Wallerstein à Paris en 1980 afin de lui proposer d’écrire un ouvrage pour la collection « Actuels » que je venais de créer aux éditions Le Sycomore. Il s’était lancé dans la rédaction d’une immense fresque historique sur le « système-monde », dont seul le premier volume était paru en anglais, The Modern World-System, que je venais de lire. Il souhaitait trouver un éditeur français qui l’accompagnerait au fil du temps. Je me souviens qu’après déjeuner, nous nous promenions le long de la Seine non loin du Quartier Latin, et je lui dis que puisque le livre était en cours d’élaboration et que les tomes se succéderaient sur plusieurs années, il pourrait dès maintenant rédiger un bref ouvrage indiquant ce à quoi il voulait aboutir. Pensant que la notion de « capitalisme » n’était guère théorisée, du moins en France, où même le « Que sais-je ? » éponyme de François Perroux n’était plus disponible, j’essayais de le convaincre de s’atteler à cette tâche. Sur ce, nous nous séparâmes. En 1983, je reçus Historical capitalism avec cette dédicace tracée en français avec un Bic : « À Thierry Paquot qui a été à l’origine de cet (dixit) œuvre (voir p. 7), Immanuel Wallertsein ». Fébrilement je me reportais à la page indiquée et lus : « This Book had its immediate origin in two successive requests. In the autum of 1980, Thierry Paquot invited me to write a short book for a serie he was editing in Paris. He suggested as my topic “Capitalism”. I replied that I was, in principe, willing to do it, but that I wished my topic to be “Historical Capitalism”. » J’étais alors le directeur littéraire des éditions La Découverte et je proposais aux directeurs de la nouvelle collection « Repères » de publier ce livre. Ils acceptèrent et comme il tenait en 108 pages, j’y ajoutais une « Bibliographie sélective et commentée » sur le capitalisme. La traduction fut effectuée par un ami, Philippe Steiner, avec un ami à lui, Christian Tutin : le livre trouva son public dès sa parution en 1985, au point qu’en 1990, plus de 10 000 exemplaires avaient été vendus. Pour populariser ses thèses, je réalisais un entretien que Le Monde publia le 5 juillet 1985. À ma question, « Qu’est-ce que le “capitalisme historique” ? », il répond : « Je parle du capitalisme historique plutôt que du capitalisme tout court parce que, trop souvent, on définit le capitalisme d’une manière abstraite et on juge la réalité d’après cette définition. Pour moi, il n’y a eu historiquement qu’un seul système capitaliste et donc le capitalisme est ce qui existe dans ce système. » Il poursuit que le salariat ne consiste pas en la seule manière d’employer des travailleurs et que le capitalisme, dès son apparition au xve siècle, est mondial – d’où sa notion de « système-monde ». Il réclame pour son développement, tant commercial que productif, un territoire plus vaste que là où il s’est d’abord manifesté. En cela, il adhère à l’étude de la civilisation matérielle inaugurée par Fernand Braudel qui réactive la notion d’« économie-monde » qu’il emprunte à Werner Sombart, économiste et sociologue allemand, un des premiers analystes du capitalisme. Le « système-monde » constitue un « monde », qui peut ne concerner qu’une partie du globe, sans être en relation avec d’autres systèmes-mondes. Il comprend une ou plusieurs économies-mondes, dont l’une peut être « capitaliste » et devenir hégémonique au sein du système-monde en question, en réduisant, par exemple, les influences des « empires-mondes » (l’empire romain ou la Chine des Han), en les déstructurant et en se les subordonnant (l’empire ottoman, par exemple). Wallerstein se fait également braudélien en se référant aux « temps sociaux différenciés » que Braudel ne cesse de combiner. « Cycles » et « tendances » n’ont pas les mêmes rythmes et ne signifient pas la même chose, de même que la notion de « crise », mise à toutes les sauces.

Fernand Braudel

3Braudel (1902-1985), on s’en souvient distingue au moins « trois paliers » dans l’histoire : « En surface, une histoire événementielle s’inscrit dans le temps court : c’est une micro-histoire. À mi-pente, une histoire conjoncturelle suit un rythme plus large et plus lent. On l’a surtout étudiée jusqu’ici sur le plan de la vie matérielle, des cycles ou inter-cycles économiques. […] au-delà de ce “récitatif” de la conjoncture, l’histoire structurale ou de longue durée, met en cause des siècles entiers ; elle est à la limite du mouvant et de l’immobile et, par ses valeurs longtemps fixes, elle fait figure d’invariant vis-à-vis des autres histoires, plus vives à s’écouler et à s’accomplir, et qui, en somme, gravitent autour d’elle [1]. » Ainsi le « capitalisme » est-il historique puisqu’il se modifie au fil des siècles en s’articulant différemment aux autres « économies-mondes » dont il change la configuration et vient en perturber les éléments constitutifs en jouant des interrelations entre « centre » et « périphérie ».

4Cette même année je demandais à Fernand Braudel une préface pour L’État de la France que j’avais conçu comme responsable de la collection « Les états du monde », mais compte tenu des délais il dut y renoncer. Je lui avais apporté un exemplaire du livre d’Immanuel Wallerstein et, le lui tendant, je lui dis : « C’est de votre disciple américain ». Après avoir vu le nom de l’auteur, il me rétorqua immédiatement : « Ce n’est pas mon disciple, c’est lui mon maître, je lui dois beaucoup ! » Ces anecdotes démontrent qu’une sommité – Fernand Braudel – reste humble et valorise un collègue plus jeune que lui et que ce dernier, dans l’édition américaine de son livre, mentionne l’éditeur débutant qui maladroitement lui avait commandé un livre… Quarante plus tard, ayant observé les mœurs du (non)-« milieu universitaire » français en tant qu’éditeur et professeur des universités, je peux témoigner que ces deux savants étaient des exceptions. Rares sont les collègues qui s’intéressent à ce que vous produisez au point de citer vos publications ! Lorsque j’imaginais Lire Braudel[2], il allait de soi qu’Immanuel Wallerstein y écrirait. Ce qu’il fit, se permettant un léger bémol : « La Méditerranée, l’œuvre majeure de Braudel, aborde les trois temporalités dans l’ordre suivant : structure, conjoncture, événement. Là réside, à mon avis, la seule faille sérieuse dans un livre dont le pouvoir de persuasion aurait été plus grand si Braudel avait commencé par les événements, pour ensuite, traiter de la structure, et terminer par la conjoncture. »

Théoricien des systèmes-mondes

5C’est, bien sûr, son histoire du Système du monde depuis le xve siècle à nos jours qui le rend célèbre dans le monde entier et lui assure la notoriété. Serge Latouche, pas encore « objecteur de croissance » mais déjà critique de l’économicisme, rend compte des deux premiers volumes dans la revue Tiers-Monde en 1986. S’il est impressionné par la masse de documents utilisés par l’auteur, il regrette « le culte inaltérable à la raison économique » que celui-ci pratique tout au long de son œuvre. Pour son critique, l’auteur fait de « l’économie une instance transhistorique, elle est les primum mobile de l’histoire universelle » et « les phénomènes ne sont que la forme extérieure de la nécessité économique [3] ». Wallerstein raconte l’histoire économique sans être ni un historien ni un économiste, ce qui lui permet de questionner méthodologiquement ces deux disciplines de manière féconde. Et Serge Latouche de citer la « controverse fort érudite sur la “dépression duxviie siècle” » ou la dénonciation du « mythe tenace de la révolution industrielle ». Néanmoins, il regrette l’absence d’un véritable « recul philosophique » sur les problèmes centraux qui marquent la différence entre la France et l’Angleterre à cette période-clé qu’est le xviiie siècle où l’examen des positions de Montesquieu, Constant, Tocqueville eut été précieuse. De même, il est déçu qu’un tel esprit accorde une telle place « aux thèses simplificatrices des tiers-mondistes » – il est vrai qu’il cosignera plusieurs ouvrages avec Samir Amin (1931-2018), André Gunder Frank (1929-2005) et Arghiri Emmanuel (1911-2001)…

Race, nation, classe

6Un autre livre connaît une très large audience, c’est Race Nation Classe, les identités ambiguës qui rassemble des textes d’Immanuel Wallerstein et d’Étienne Balibar [4]. Celui-ci dans la préface, rappelle qu’il a rencontré l’auteur de The Modern World-System en 1981 et qu’ensemble ils organisent un séminaire à la Maison des sciences de l’homme à Paris sur trois années (1985, 1986, 1987) où ils traitent successivement des thèmes suivants : « Racisme et ethnicité », « Nation et natonalisme » et « Les Classes ». À défaut d’utiliser la notion de « système-monde », Étienne Balibar explique qu’il ne se contente pas de celle de « mode de production », trop unilatérale et rigide, et lui préfère la formule plus riche de « formations sociales ». De même que pour lui, « la classe ouvrière » était divisée et que son hétérogénéité était constitutive. Il avoue ne pas être gêné par « l’économisme » que certains reprochent à Immanuel Wallerstein, le comprenant comme résultat des « processus de formation d’États, les politiques d’hégémonie et d’alliances de classes ». Par contre, il relève au moins trois désaccords, plus ou moins notables : le fait que les dominés intègrent eux-mêmes l’idéologie dominante ; que la bourgeoisie ne constitue pas une « classe mondiale » malgré le système-monde car elle agit encore localement et « au lieu de nous représenter la division du travail capitaliste comme ce qui fonde, ou institue, les sociétés humaines en “collectivités” relativement stables, ne devrions-nous pas la penser comme ce qui les détruit ? Ou plutôt comme ce qui les détruirait, en donnant à leurs inégalités internes la forme d’antagonismes inconciliables, si d’autres pratiques sociales, tout aussi matérielles, mais irréductibles au comportement de l’homo oeconomicus, par exemple, les pratiques de la communication linguistique et de la sexualité, ou de la technique et de la connaissance, n’imposaient des limites à l’impérialisme du rapport de production et ne la transformaient de l’intérieur ? » Dans la postface, Immanuel Wallerstein ne répond pas point par point à Étienne Balibar mais indique, à propos des trois thèmes retenus, que « toute description historique de leur structure et de leur développement à travers les siècles est nécessairement une idéologie du présent. » Il maintient sa position quant à l’universalisme, qui pour lui est « une croyance faite pour cimenter les rangs des cadres ». De même qu’il confirme que la bourgeoisie est mondiale et précise que les « grands capitalistes n’ont jamais hésité à faire sortir leurs capitaux de leurs pays en perte de vitesse. » Il accepte, en partie seulement, son penchant « économiciste » et explique : « Quand donc nous analysons le rôle des classes, des nations, des races au sein d’une économie-monde capitaliste, en considérant d’ailleurs le rôle des concepts autant que celui des réalités, nous parlons délibérément des ambiguïtés qui y sont intrinsèques, ce qui veut dire structurelles. Évidemment, il existe toutes sortes de résistances. Mais il faut d’abord souligner les mécanismes, les contraintes, les limites. De l’autre côté, viendra le moment de la “fin du système”, de ce long moment dans lequel, à mon avis, nous nous trouvons déjà, et alors il faut réfléchir sur les sauts possibles, les utopies devenues au moins concevables ». Cet ouvrage théorique à deux voix s’avère particulièrement stimulant tant les auteurs n’hésitent pas à secouer les certitudes et à interroger leur référence commune, le marxisme.

Impenser les sciences sociales

7Se démarquer du marxisme dogmatique va de soi, à cette époque, mais encore faut-il se positionner eu égard aux marxismes qui prolifèrent, et ce depuis la mort de l’auteur du Capital qui avouait n’avoir jamais été marxiste… La voie empruntée par Immanuel Wallerstein pour aborder la pensée de Marx et de ses épigones est celle de la naissance des sciences humaines et sociales au tournant des xviiie/xixe siècles et de leurs consolidations respectives, rivalités et complémentarités tout au long du xxe siècle. Du reste, les sciences humaines et sociales ne sont pas indifférentes aux évolutions économiques des systèmes-mondes, elles sont même tributaires d’une certaine maturation des idées qui les constitue, d’où la nécessité pour Immanuel Wallerstein d’« impenser les sciences sociales » et non pas de les penser ! Le recueil d’articles qu’il titre ainsi, et qui s’échelonnent de 1982 à 1991, est regroupé en six parties : la Révolution française qui « n’a pas énormément changé la France », mais « énormément changé le système-monde » ; l’analyse du développement, avec un article phare « À quoi sert le concept de révolution industrielle ? » ; les concepts de temps et d’espace appliqués à des réalités comme l’Inde ou l’Afrique ; un « retour chez Marx » ; et un autre « chez Braudel » ; avant, enfin, de revenir sur l’analyse des systèmes-mondes. Nous sommes en 1991, soit un an avant le Sommet de la Terre de Rio et près de vingt ans après celui de Stockholm et la publication du rapport du Club de Rome, et Immanuel Wallerstein n’aborde aucunement les questions environnementales, énergétiques, climatiques que d’autres historiens de l’économie – je songe à Paul Bairoch – mentionnent sans encore leur attribuer la place qui leur revient. Cinq ans plus tard, Immanuel Wallerstein, qui a présidé la commission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales, publie le rapport Ouvrir les sciences sociales[5]. La conclusion mérite d’être citée, du moins cet extrait : « Nous souhaitions dans ce travail montrer trois choses. La première est la façon dont les sciences sociales ont été historiquement élaborées en tant que forme du savoir, et les raisons de leur division en un ensemble spécifique de disciplines relativement standardisées en un processus qui se déroula de la fin du xviiie siècle et 1945. La seconde chose a trait aux voies par lesquelles les développements du monde dans la période qui a suivi 1945 ont fait surgir des questions sur cette division intellectuelle du travail et, de ce fait, ont réouvert les problèmes de la structuration organisationnelle qui avait été mise en place dans la période précédente. La troisième chose concerne l’élucidation de séries de questions intellectuelles de base, au sujet desquelles il y a eu des débats récents importants, et la suggestion d’une position que nous jugeons optimale pour aller de l’avant. » C’est certainement au cours de ces échanges avec des scientifiques de différents continents qu’Immanuel Wallerstein imagine la « géoculture », pendant à la « géopolitique », qui « désigne des normes et des pratiques discursives largement reconnues comme légitimes au sein d’un système-monde » et l’« unidisciplinarité » qu’il n’identifie pas ni à la « multi » et ni à la « transdisciplinarité ». Pour lui, « l’unidisciplinarité renvoie quant à elle à l’idée qu’il n’existe pas aujourd’hui du moins en sciences sociales, de raison intellectuelle suffisante pour faire une distinction quelconque entre les disciplines et que toute recherche devrait être considérée comme relevant d’une seule discipline, parfois appelée les sciences sociales historiques [6]. » Autant dire, celle qu’il souhaite édifier… À côté de cette réflexion sur les sciences humaines et sociales, nourries d’économie et d’histoire, Immanuel Wallerstein veut intervenir dans le débat politique de ce qu’il appelle l’après-libéralisme, persuadé que nous sortons lentement mais sûrement et convulsivement du système-monde capitaliste, sans trop savoir pour quel(s) autre(s) système(s)-monde(s) ?

L’utopistique

8Pour cela il invente un terme, l’« utopistique », et écrit : « L’utopistique se voudrait plutôt une évaluation sérieuse des alternatives historiques, l’exercice de notre jugement quant à la rationalité matérielle des systèmes historiques alternatifs possibles. » Dans ce court ouvrage, un rien jargonneux, Immanuel Wallerstein essaie d’expliquer en quoi le système-monde actuel entre en période de transition, que les privilégiés qui le dirige ne sont pas prêts à passer la main et que les dominés ne sont pas unis autour d’un projet partagé pour entamer une « guerre » de succession. Il écrit : « La période finale, la transition, est particulièrement imprévisible, mais en même temps extraordinairement perméable aux entrants individuels et de groupe, selon un phénomène que j’ai décrit plus haut comme augmentation du facteur libre arbitre. Si nous désirons nous emparer de notre chance, ce qui me semble, quant à moi, relever de notre plus strict devoir moral et politique, nous nous devons tout d’abord de bien reconnaître cette chance pour ce qu’elle est, et ce en quoi précisément elle consiste. Cela requiert la construction d’un cadre conceptuel afin que nous puissions comprendre l’exacte nature de notre crise structurelle, donc les choix historiques qui s’offrent à nous pour le xxie siècle. Une fois que nous aurons bien compris les choix, nous devrons être prêts à nous engager à fond dans la lutte, tout en sachant que nous n’avons aucune garantie de remporter la victoire [7]. » La transition dont il s’agit n’a rien à voir avec la transition des écologistes et c’est bien sûr regrettable. Immanuel Wallerstein croit en un schéma théorique : on analyse la situation le plus rationnellement possible, on élabore un cadre conceptuel de substitution et on lutte pour le faire admettre. Aucun changement historique n’a jamais confirmé un tel scénario. Qui avait annoncé le « printemps arabe » ? Qui savait que les Gilets Jaunes allaient se réunir chaque semaine sur les ronds-points ? Qui aurait pu imaginer qu’en 2019 les centres commerciaux comme les gratte-ciel se sont multipliés dans le monde, alors même que leur dénonciation d’un point de vue environnemental était acquise [8] ? Oui, les « puissants » ne l’ont jamais été autant et rien n’indique qu’ils perdent du terrain, bien au contraire. Quant aux mouvements revendicatifs et contestataires, ils s’effectuent localement sans répercussion planétaire. Or le système-monde est mondial. C’est pourquoi, peut-être, la lutte écologique contre le réchauffement et le dérèglement climatique est annonciatrice d’une remise en cause des structures du système-monde, sachant qu’elle peut embrayer avec les autres combats contre les inégalités économiques, pour l’amélioration des conditions de vie et le féminisme. Immanuel Wallerstein nous encourage à saisir les temporalités braudéliennes à l’œuvre dans le système-monde actuel et à imaginer des possibles qui profiteraient du jeu entre elles pour en enrayer le mécanisme et accélérer et amplifier ses dysfonctionnements. Avec l’anthropocène et les scénarios de l’effondrement, il nous faut poursuivre le travail engagé par Immanuel Wallerstein et impenser les alternatives que le système-monde en crise laissent se déployer.

Notes

  • [1]
    Cf. « Histoire et sociologie », par Fernand Braudel, chapitre IV de l’Introduction du Traité de sociologie publié sous la direction de Georges Gurvitch, 2 vol, Paris, Presses universitaires de France, 1958-1960, repris dans Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, et coll. « Champs », Paris, 1985, p. 112.
  • [2]
    Cf. Lire Braudel, Paris, La Découverte, 1998, avec les contributions de Maurice Aymard, Alain Caillé, François Dosse, François Fourquet, Yves Lacoste, Michel Morineau, Philippe Steiner et Immanuel Wallerstein. Celui-ci écrit « L’homme de la conjoncture », p. 7-24, où je relève : « L’école des Annales se fait l’avocate de la totalité contre “la pensée segmentaire”, des fondements économiques et sociaux contre “l’événementiel”, de “l’homme global” contre l’“homme fractionné”. Contre la “pensée universalisante”, elle concentre son feu sur la variante idiographique, très répandue en France. Elle favorise l’étude de l’histoire quantitative au détriment de la narration chronologique, la fusion de l’histoire et des “sciences sociales” contre la croyance à l’unicité historique, “l’histoire structurelle” contre “l’histoire historisante”. Si l’école des Annales passe moins de temps à attaquer la variante nomothétique de la “pensée universalisante”, elle ne la considère pas moins illégitime que l’autre, ce qui appert des diverses critiques faites par Braudel à Lévi-Strauss. »
  • [3]
    Cf. « Déterminisme économique et pensée anti-systémique : le paradoxe de Wallerstein », par Serge Latouche, revue Tiers-Monde, tome 27, no 105, 1986, p. 228-232.
  • [4]
    Cf. Race Nation Classe, les identités ambiguës, par Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Paris, La Découverte, 1988. La préface d’Étienne Balibar couvre les pages 7 à 24 et la postace d’Immanuel Wallerstein les pages 303 à 308.
  • [5]
    Ouvrir les sciences sociales est un rapport qui rend compte des travaux d’une Commission fondée en 1993, à l’initiative de la Fondation Gulbenkian de Lisbonne et qui s’est réunie trois fois. Elle a réuni : Immanuel Wallerstein, Calestous Juma, Evelyn Fox Keller, Jürgen Kocka, Dominique Lecourt, Valentin Y. Mudimbe, Kinhide Mushakoji, Ilya Prigogine, Peter J. Taylor et Michel-Rolph Trouillot. Je le publie chez Descartes & Cie que je viens de co-fonder et demande à un jeune politiste, Jean-Michel Blanquer, de le traduire, ignorant, tout comme lui, qu’il deviendra ministre de l’Éducation nationale.
  • [6]
    Cf. Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, par Immanuel Wallerstein, traduit de l’américain par Camille Horsey avec la collaboration de François Gèze, Paris, La Découverte, 2006, respectivement p. 150 et p. 160.
  • [7]
    Cf. L’Utopistique ou les choix politiques du xxie siècle, par Immanuel Wallerstein, traduit de l’américain par Patrick Hutchinson, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2000, p. 136-137.
  • [8]
    Cf. Désastres urbains. Les villes meurent aussi, par Thierry Paquot, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, La Découverte, 2019.

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Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, est l’auteur de nombreux ouvrages sur les utopies, l’écologie et l’urbanisation, dont : Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains (CNRS éditions, 2017), Désastres urbains. Les villes meurent aussi (La Découverte, édition revue et augmentée, 2019), Mesure et démesure des villes (CNRS éditions, 2020) et Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter (Terre urbaine, 2020).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/08/2020
https://doi.org/10.3917/herm.086.0303
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